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C'était, à l'entrée, comme un chemin de campagne,
défoncé, obstrué de boue et de détritus, s'enfonçant
au milieu d'un terrain vague ; et l'on ne distinguait qu'après
un coup d'il attentif les misérables constructions, faites
de terre, de vieilles planches et de vieux zinc, pareilles à des
tas de démolitions, rangés autour de la cour intérieure.
Sur la rue, une maison à un étage, bâtie en moellons
celle-là, mais d'une décrépitude et d'une crasse
repoussantes, semblait commander l'entrée, ainsi qu'une geôle.
(
)
Le cur serré, Mme Caroline examinait la cour, un terrain
ravagé, creusé de fondrières, que les ordures accumulées
transformaient en un cloaque. On jetait tout là, il n'y avait ni
fosse ni puisard, c'était un fumier sans cesse accru, empoisonnant
l'air ; et heureusement qu'il faisait froid, car la peste s'en dégageait,
sous les grands soleils. D'un pied inquiet, elle cherchait à éviter
les débris de légumes et les os, en promenant ses regards
aux deux bords, sur les habitations, des sortes de tanières sans
nom, des rez-de-chaussée effondrés à demi, masures
en ruines consolidées avec les matériaux les plus hétéroclites.
Plusieurs étaient simplement couvertes de papier goudronné.
Beaucoup n'avaient pas de porte, laissaient entrevoir des trous noirs
de cave, d'où sortait une haleine nauséabonde de misère.
Des familles de huit à dix personnes s'entassaient dans ces charniers,
sans même avoir un lit souvent, les hommes, les femmes, les enfants
en tas, se pourrissant les uns les autres, comme des fruits gâtés,
livrés dès la petite enfance à l'instinctive luxure
par la plus monstrueuse des promiscuités. Aussi des bandes de mioches,
hâves, chétifs, mangés de la scrofule et de la syphilis
héréditaires, emplissaient-elles sans cesse la cour, pauvres
êtres poussés sur ce fumier ainsi que des champignons véreux,
dans le hasard d'une étreinte, sans qu'on sût au juste quel
pouvait être le père. Lorsqu'une épidémie de
fièvre typhoïde ou de variole soufflait, elle balayait d'un
coup au cimetière la moitié de la cité.
Émile
Zola, L'argent, p.184, 186-187, Éd. Fasquelle
Paris impérial, un vaste champ de débauche
Saccard a fondé la Banque Universelle. C'est
un très grand succès. "L'argent liquide qui coule, qui
pénètre partout
" C'est le temps également
de l'exposition universelle de 1867. D'un coté l'argent qui coule
à flots, de l'autre le monde afflue à Paris.
Et cette exaltation des titres de l'Universelle, cette ascension qui
les emportait comme sous un vent religieux, semblait se faire aux musiques
de plus en plus hautes qui montaient des Tuileries et du Champ-de-Mars,
des continuelles fêtes dont l'Exposition affolait Paris. Les drapeaux
claquaient plus sonores dans l'air lourd des chaudes journées,
il n'y avait pas de soir où la ville en feu n'étincelât
sous les étoiles, ainsi qu'un colossal palais au fond duquel la
débauche veillait jusqu'à l'aube. La joie avait gagné
de maison en maison, les rues étaient en ivresse, un nuage de vapeurs
fauves, la fumée des festins, la sueur des accouplements, s'en
allait à l'horizon, roulait au-dessus des toits la nuit des Sodome,
des Babylone et des Ninive. Depuis mai, les empereurs et les rois étaient
venus en pèlerinage des quatre coins du monde, des cortèges
qui ne cessaient point, près d'une centaine de souverains et de
souveraines, de princes et de princesses. Paris était repu de majestés
et d'altesses. (
) Continuellement, des salves de réjouissance
tonnaient aux Invalides, tandis que la foule s'écrasait à
l'Exposition, faisait un succès populaire aux canons de Krupp,
énormes et sombres, que l'Allemagne avait exposés. Presque
chaque semaine, l'Opéra allumait ses lustres pour quelque gala
officiel. On s'étouffait dans les petits théâtres
et dans les restaurants, les trottoirs n'étaient plus assez larges
pour le torrent débordé de la prostitution. Et ce fut Napoléon
III qui voulut distribuer lui-même les récompenses aux soixante
mille exposants, dans une cérémonie qui dépassa en
magnificence toutes les autres, une gloire brûlant au front de Paris,
le resplendissement du règne, où l'empereur apparut, parlant
avec le calme et la force et promettant la paix. Le jour même, on
apprenait aux tuileries l'effroyable catastrophe du Mexique, l'exécution
de Maximilien, le sang et l'or français versés en pure perte
; et l'on cachait la nouvelle, pour ne pas attrister les fêtes.
Un premier coup de glas, dans cette fin de jour superbe, éblouissante
de soleil.
Émile
Zola, L'argent, p.303, 304, Éd. Fasquelle
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