L'argent
  Le cœur ardent de Paris bat au rythme du jeu de l'argent
 
Le rythme du jeu de l'argent
L'enfer de la misère
Paris impérial, un vaste champ de débauche
  Aristide Saccard observe la Bourse.

Un instant, il resta frémissant, au bord du trottoir. C'était l'heure active où la vie de Paris semble affluer sur cette place centrale, entre la rue Montmartre et la rue Richelieu, les deux artères engorgées qui charrient la foule. Des quatre carrefours, ouverts aux quatre angles de la place, des flots ininterrompus de voitures coulaient, sillonnant la pavé, au milieu des remous d'une cohue de piétons. Sans arrêt, les deux files de fiacres de la station, le long des grilles se rompaient et se reformaient ; tandis que, sur la rue Vivienne, les victorias des remisiers s'allongeaient en un rang pressé, qui dominaient les cochers, guides en main, prêts à fouetter au premier ordre. Envahis, les marches et le péristyle étaient noirs d'un fourmillement de redingotes ; et, de la coulisse, installée déjà sous l'horloge et fonctionnant, montait la clameur de l'offre et de la demande, ce bruit de marée de l'agio, victorieux du grondement de la ville. Des passants tournaient la tête, dans le désir et la crainte de ce qui se faisait là, ce mystère des opérations financières où peu de cervelles françaises pénètrent, ces ruines, ces fortunes brusques, qu'on ne s'expliquait pas, parmi cette gesticulation et ces cris de barbares. Et lui, au bord du ruisseau, assourdi par les voix lointaines, coudoyé par la bousculade des gens pressés, il rêvait une fois de plus à la royauté de l'or, dans ce quartier e toutes les fièvres, où la Bourse, d'une heure à trois, bat comme un cœur énorme, au milieu.

Émile Zola, L'argent, p.45-46, Éd. Fasquelle


L'enfer de la misère
La Cité de Naples, un quartier misérable de Paris. Mme Caroline, ami de Saccard, s'y rend, afin de rencontrer le fils illégitime de ce dernier, Victor.
  

C'était, à l'entrée, comme un chemin de campagne, défoncé, obstrué de boue et de détritus, s'enfonçant au milieu d'un terrain vague ; et l'on ne distinguait qu'après un coup d'œil attentif les misérables constructions, faites de terre, de vieilles planches et de vieux zinc, pareilles à des tas de démolitions, rangés autour de la cour intérieure. Sur la rue, une maison à un étage, bâtie en moellons celle-là, mais d'une décrépitude et d'une crasse repoussantes, semblait commander l'entrée, ainsi qu'une geôle. (…)
Le cœur serré, Mme Caroline examinait la cour, un terrain ravagé, creusé de fondrières, que les ordures accumulées transformaient en un cloaque. On jetait tout là, il n'y avait ni fosse ni puisard, c'était un fumier sans cesse accru, empoisonnant l'air ; et heureusement qu'il faisait froid, car la peste s'en dégageait, sous les grands soleils. D'un pied inquiet, elle cherchait à éviter les débris de légumes et les os, en promenant ses regards aux deux bords, sur les habitations, des sortes de tanières sans nom, des rez-de-chaussée effondrés à demi, masures en ruines consolidées avec les matériaux les plus hétéroclites. Plusieurs étaient simplement couvertes de papier goudronné. Beaucoup n'avaient pas de porte, laissaient entrevoir des trous noirs de cave, d'où sortait une haleine nauséabonde de misère. Des familles de huit à dix personnes s'entassaient dans ces charniers, sans même avoir un lit souvent, les hommes, les femmes, les enfants en tas, se pourrissant les uns les autres, comme des fruits gâtés, livrés dès la petite enfance à l'instinctive luxure par la plus monstrueuse des promiscuités. Aussi des bandes de mioches, hâves, chétifs, mangés de la scrofule et de la syphilis héréditaires, emplissaient-elles sans cesse la cour, pauvres êtres poussés sur ce fumier ainsi que des champignons véreux, dans le hasard d'une étreinte, sans qu'on sût au juste quel pouvait être le père. Lorsqu'une épidémie de fièvre typhoïde ou de variole soufflait, elle balayait d'un coup au cimetière la moitié de la cité.

Émile Zola, L'argent, p.184, 186-187, Éd. Fasquelle


Paris impérial, un vaste champ de débauche
Saccard a fondé la Banque Universelle. C'est un très grand succès. "L'argent liquide qui coule, qui pénètre partout…" C'est le temps également de l'exposition universelle de 1867. D'un coté l'argent qui coule à flots, de l'autre le monde afflue à Paris.

Et cette exaltation des titres de l'Universelle, cette ascension qui les emportait comme sous un vent religieux, semblait se faire aux musiques de plus en plus hautes qui montaient des Tuileries et du Champ-de-Mars, des continuelles fêtes dont l'Exposition affolait Paris. Les drapeaux claquaient plus sonores dans l'air lourd des chaudes journées, il n'y avait pas de soir où la ville en feu n'étincelât sous les étoiles, ainsi qu'un colossal palais au fond duquel la débauche veillait jusqu'à l'aube. La joie avait gagné de maison en maison, les rues étaient en ivresse, un nuage de vapeurs fauves, la fumée des festins, la sueur des accouplements, s'en allait à l'horizon, roulait au-dessus des toits la nuit des Sodome, des Babylone et des Ninive. Depuis mai, les empereurs et les rois étaient venus en pèlerinage des quatre coins du monde, des cortèges qui ne cessaient point, près d'une centaine de souverains et de souveraines, de princes et de princesses. Paris était repu de majestés et d'altesses. (…) Continuellement, des salves de réjouissance tonnaient aux Invalides, tandis que la foule s'écrasait à l'Exposition, faisait un succès populaire aux canons de Krupp, énormes et sombres, que l'Allemagne avait exposés. Presque chaque semaine, l'Opéra allumait ses lustres pour quelque gala officiel. On s'étouffait dans les petits théâtres et dans les restaurants, les trottoirs n'étaient plus assez larges pour le torrent débordé de la prostitution. Et ce fut Napoléon III qui voulut distribuer lui-même les récompenses aux soixante mille exposants, dans une cérémonie qui dépassa en magnificence toutes les autres, une gloire brûlant au front de Paris, le resplendissement du règne, où l'empereur apparut, parlant avec le calme et la force et promettant la paix. Le jour même, on apprenait aux tuileries l'effroyable catastrophe du Mexique, l'exécution de Maximilien, le sang et l'or français versés en pure perte ; et l'on cachait la nouvelle, pour ne pas attrister les fêtes. Un premier coup de glas, dans cette fin de jour superbe, éblouissante de soleil.

Émile Zola, L'argent, p.303, 304, Éd. Fasquelle