Conserver ses manuscrits

Un tournant irréversible s’est amorcé et c’est bien là la grande nouveauté de la seconde moitié du XVIIIe siècle : la conservation ou tout au moins le stockage de leurs archives par nombre d’écrivains sensibilisés à leurs droits et à la postérité de leur œuvre. Montesquieu, dont la bibliothèque est restée intacte au château de La Brède jusqu’en 1939, Rousseau, copiste dans l’âme et scrupuleux à l’excès dans la mise à l’abri des différents états de ses manuscrits, Beaumarchais, homme d’affaires avisé, Laclos, Bernardin de Saint-Pierre, Sébastien Mercier, Sade même, pour la partie de ses papiers qui a échappé aux destructions et autodafés, ont laissé des archives importantes. Ils n’ont pas été préservés des contraintes de la censure, leur écriture est parfois née de cette survie à la merci du régime mais les avant-textes de leurs œuvres, publiés, inédits ou inachevés, ressortent en général de la critique génétique contemporaine, sans interpolation de copies anonymes et d’éditions tronquées.
À cette génération appartiennent les manuscrits mythiques de notre époque : l’état intermédiaire de L’Esprit des Lois, où l’écriture de Montesquieu devenu presque aveugle alterne avec celle de ses copistes et qui sera publié intégralement dans la nouvelle édition des Œuvres complètes ; la copie autographe des Dialogues de Jean-Jacques Rousseau, ce "dépôt remis à la Providence" qu’il tenta de placer dans le chœur de Notre-Dame ; le manuscrit tourmenté des Liaisons dangereuses de Laclos et surtout le rouleau de douze mètres dix de long – succession de petits feuillets collés de douze centimètres chacun, sur lesquels Sade recopia d’une écriture microscopique les Cent Vingt Journées de Sodome – retrouvé sans doute entre deux pierres de sa cellule à la Bastille, publié d’abord en France d’après une traduction allemande, en 1904, propriété un temps du vicomte Charles de Noailles, qui le fit éditer en 1935 par Maurice Heine.