Au XXe siècle : une nouvelle esthétique
Edgar Tijtgat : le texte et l'image dans un même jet
Felix Lorioux : le regard de l'enfance
Une nouvelle esthétique contemporaine : une réalité effrayante
La tentation de l'abstraction : le livre, support de l'oralité ?
Le conte détourné ou continué : les joueurs d'images
   

Ayant conscience de faire œuvre d'esthétisme, les illustrateurs de la fin du XIXe et du début du XXe siècles vont entrer en résonance avec les grands courants artistiques du moment : impressionnistes, préraphaélites, nabis etc. Dans le sillage d'illustrateurs anglais comme Walter Crane, les Français se lancent dans l'aventure du livre d'artiste au tirage limité à quelques centaines d'exemplaires. Une nouvelle relation texte/image s'instaure, l'image ne se contentant plus de "figurer" le texte mais s'en détachant pour inaugurer une nouvelle recherche de sens. On retrouve ici le thème des "broderies" chères à Perrault ou à Mme d'Aulnoy.
Après la première guerre mondiale, l'édition est contrainte de renouveler forme et contenu pour faire face à la concurrence de la presse illustrée, dans un contexte de recomposition sociale et de démocratisation de la culture ; c'est ainsi qu'Hachette, après la "Bibliothèque rose" du milieu du XIXe siècle, invente la "Bibliothèque verte" et que Nathan fonde la collection "Contes et Légendes de tous pays".
Cette explosion de l'édition se déroule parallèlement à de nombreux perfectionnements techniques qui vont favoriser les tirages et en améliorer la qualité :
composeuses-fondeuses qui réinventent la composition
impression sur rotative qui améliore la vitesse d'exécution
travail à la chaîne pour le pliage, l'emboîtage et le brochage qui abaisse le prix de revient
mécanisation des techniques de reproduction des images par la photogravure, l'héliogravure ou le tirage sur offset.
Cependant, en réaction à l'industrialisation, certains illustrateurs reviennent à des techniques purement artisanales de composition manuelle, coloriage au pochoir ou gravure sur bois.

 

Edgar Tijtgat : le texte et l'image dans un même jet
  

 

C'est le cas d'Edgar Tijtgat, à la fois peintre, imagier, typographe et conteur qui illustre ici Le Petit Chaperon rouge en 1921, en gravant lui-même directement dans le buis des images simples et colorées de façon grossière. Mais c'est précisément ce trait un peu grossier qui retrouve incontestablement la candeur, la fraîcheur et la naïveté de l'enfance. Le texte est imprimé grâce à des caractères mobiles taillés dans le même bois de buis que la gravure.
Trois éditions successives voient le jour en 1917-1918 et une quatrième sort de la presse de l'imagier à Bruxelles en 1921. L'illustrateur montre ici la rencontre du petit Chaperon rouge et du loup, dans un bois dont on ne voit que les troncs verts (couleur complémentaire du rouge). Un petit chaperon moderne, aux bonnes joues rouges (rosies par l'émoi ?) avec jupe courte et socquettes, semble inviter le loup à partager sa galette. A leurs pieds, le sol est jonché de points rouges (feuilles ou fleurs) comme autant de tâches de sang dont il est très souvent question dans le conte populaire. Ces points rouges rappellent le pelage du loup, qu'on attendrait gris ou noir mais qui ici répète la même couleur que le vêtement de l'enfant. La posture du loup, qui se relève sur ses deux pattes de derrière comme s'il faisait le beau ne fait que renforcer l'impression d'étrangeté et de candeur de la scène qui n'a plus rien de terrifiant.

Pistes pédagogiques :
Montrer à travers cette illustration du Petit Chaperon rouge en quoi l'art d'Edgar Tijtgat épouse le monde du conte merveilleux. Montrer comment l'artiste en utilisant une technique ancienne et traditionnelle parvient à rendre l'émotion de la rencontre entre le loup et l'héroïne. 
Comment l'animal est-il représenté ? Chercher d'autres images de la rencontre afin de les comparer à celle de Tijtgat.
Comparer le texte, gravé dans le buis, et l'image : celle-ci est-elle un accompagnement ou une réinterprétation du conte ?

 

Felix Lorioux (1872-1964) : le regard de l'enfance
   

 

D'abord graphiste de publicité (pour le compte d'André Citroën), Félix Lorioux rencontre Walt Disney et collabore à La Semaine de Suzette. Il réalise ses premiers albums pour enfants en 1919 avec les Contes de Perrault qu'il met en images sous la forme de petits albums de douze pages, "pour les petits qui commencent à lire", dans lesquels le texte est réduit à de simples légendes en bas de planche. Ceux-ci sont réédités en deux grands albums cartonnés dans lequel le texte des contes est repris intégralement à l'intention des "petits qui savent lire".
Rivalisant sur le plan spatial avec le texte, voire en l'oblitérant complètement, ces illustrations en pleine page proposent une lecture dédramatisée du conte. Remarquable coloriste, Lorioux joue avec les couleurs et on peut y voir l'influence de l'Art nouveau et de sa tradition japonisante: les tons rouge et orangé dominent en larges à-plats, la faune espiègle, la flore luxuriante, rivalisent avec un petit chaperon déluré, aux bonnes joues rouges de paysanne, gambadant gaiement sous les yeux légèrement larmoyants d'un bon loup à l'aspect humain (celui d'un gentleman farmer ?). Les personnages paraissent sortir tout droit d'une représentation théâtrale et sont littéralement "croqués" par le dessinateur qui montre ici son goût pour la parodie. La couverture opère comme une prolepse (figure de rhétorique par laquelle on prévient une objection en la réfutant par avance) : le loup dévore de ses grands yeux jaunes un Petit Chaperon déluré et sifflotant portant à sa Mère-Grand une galette du même beau jaune doré que les yeux du loup. Finalement peut-être est-ce la galette que le loup convoite ? Les scènes choquantes ou à métaphores sexuelles directes ne sont pas représentées (le partage du lit et les dévorations), le début du conte étant privilégié et le drame cède alors au comique pour un album à destination des enfants.

Pistes pédagogiques :
Quels éléments de l'illustration de Lorioux permettent de parler de "version optimiste" du conte ?
Caractériser chacun des personnages présentés sur la couverture : taille, aspect général, éléments du costume. Pourquoi peut-on parler d'un loup à "caractère humain" ? Est-ce conforme à la version de Perrault ?
En étudiant le jeu des regards, quels peuvent être les liens entre les deux personnages principaux du récit ?
Le décor : le décrire et montrer ce qu'il évoque (saison, temporalité). A quel moment de la journée nous trouvons-nous ?

 

Une nouvelle esthétique contemporaine : une réalité effrayante
   

 

L'effort des artistes contemporains va porter sur leur volonté de transposer le conte de Perrault dans la réalité quotidienne.
C'est le cas de Sarah Moon, photographe de mode, qui réalise en 1983 pour le compte des éditions Grasset-Jeunesse, dans la collection "Monsieur Chat" une terrifiante interprétation du Petit Chaperon rouge égaré, ainsi que le lecteur, dans une jungle urbaine nocturne, moderne transposition de la forêt des contes, lieu de toutes les initiations.
En alternant les pages de texte et de grandes photos en noir et blanc, Sarah Moon nous plonge dans une ambiance lourde, pleine de connotations sexuelles, grâce au clair-obscur et aux fantastiques ombres chinoises, comme ici pour le loup : celui-ci se précipite sur le petite fille en illustrant la dernière phrase du conte, placée en dessous de l'image, telle une légende : "Et en disant ces mots, le méchant loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et l'avala".

Quelques modifications mineures du texte actualisent le récit : le terme de "Mère-Grand", déjà tombé en désuétude au temps de Perrault, est ainsi remplacé par celui de "grand-mère". Et surtout à la suite de cette image, une dernière prise de vue montre un lit froissé qui évoque de façon très crue des ébats amoureux.
Le Chaperon qui ne peut être rouge du fait du choix de la photographie en noir et blanc disparaît dans les derniers clichés, happé par l'ombre noire du loup et la blancheur crue des draps brodés du lit de la grand-mère, blancheur mise à mal par le creux laissé par les corps du loup et de l'enfant. C'est une vision particulièrement dure du conte de Perrault qui nous est offerte ici, sans morale puisque celle-ci est absente du recueil.

Pistes pédagogiques :
En quoi la scène de la dévoration est-elle ici particulièrement inquiétante ?
Montrer en quoi l'utilisation de l'ombre portée sur le mur ne peut que renforcer l'angoisse de la scène. Quels éléments du décor sont particulièrement effrayants ? De quelle manière la photographe rend-elle l'antinomie intérieur/extérieur ? En quoi le cadrage de la scène accroît l'impression générale d'instabilité ?
Quel est le rôle des citations-légendes ?

  

La tentation de l'abstraction : le livre, support de l'oralité ?
   
Dès les années trente, un renouveau se fait sentir concernant l'intérêt porté à l'enfant par des pédagogues ou des chercheurs tels Decroly, Freinet ou Montessori. L'enfant devient un sujet de la relation pédagogique et son image, dans les livres qui lui sont destinés, se transforme.
L'oralité acquiert une nouvelle importance comme le montre la vogue des multiples spectacles à son intention ("L'heure du conte"). Les Albums du père Castor participent pleinement de cette nouvelle pédagogie : fondés par Paul Faucher chez Flammarion en 1931, ils sont d'abord dévolus à des jeux ou des activités de découpage (Je découpe, Je fais des masques) et le conte y occupe une grande place (Baba Yaga, la sorcière des contes russes populaires sort en 1932).
  


   
 

Autre version contemporaine particulièrement intéressante : celle que Warja Lavater donne en 1965 aux éditions Maeght. Il s'agit ici d'un livre d'artiste, un véritable livre-objet, premier d'une série d'adaptations des Contes de Perrault ou de Grimm qui comprend Blanche-Neige, Cendrillon, Le Petit Poucet et La Belle au bois dormant.
L'éditeur n'est pas spécialisé dans les livres de jeunesse et il s'agit d'une véritable expérience pédagogique, puisque l'ouvrage ne comporte aucun texte, hormis la légende. Les personnages sont symbolisés par des points de couleur, dans un processus qui tend à l'abstraction : le petit Chaperon rouge est représenté par un rond rouge, sa mère par un rond jaune, le loup par un rond noir, qui grossit au fur et à mesure que la petite fille se rapproche et la grand-mère par un rond bleu qui devient la planète terre matricielle lorsque celle-ci est absorbée par le loup, et enfin le chasseur est vu à travers un rond brun. La forêt se démultiplie en de nombreux points de couleur verte et la maison est représentée sous la forme d'un rectangle brun. Enfin le lit devient une berceau marron.
Cette démarche s'apparente sans conteste à l'œuvre de Léo Lionni dans Petit Bleu et Petit Jaune. Le livre se compose d'une seule page de 4 m 74 à déplier en accordéon, ce qui permet à la fois d'appréhender toute l'intrigue d'un seul coup d'œil ou de la déplier pas à pas au gré de son inspiration.
L'enfant peut ainsi de lui même se raconter sa propre histoire en partant de l'image qui sert alors de support à l'oralité et on assiste à un véritable renversement de l'image par rapport au texte : celui-ci est absent du livre et l'illustration fonctionne selon un code spécifique qui lui est propre. Il ne s'agit plus d' "illustrer le texte" mais de le recréer à partir de l'image soit en l'exploitant intégralement, en déployant le livre sur son horizontalité, à la manière des rouleaux de papyrus égyptiens, soit en progressant pas à pas, "page après page" en respectant le déroulement (au sens premier) du récit.

Pistes pédagogiques :
En évitant de montrer la légende, inviter les élèves à entrer dans le récit, soit pas à pas en déroulant le livre progressivement, pour ménager le suspens, soit tout d'un coup en le dépliant sur l'ensemble de sa surface. Réfléchir au sens du substantif "un dépliant".
Peut-on parler d'"illustration" en ce qui concerne cet ouvrage ? Sinon pourquoi ? trouver un autre terme plus significatif.
Que penser du choix des couleurs opéré par l'illustrateur ?
Découper le récit en séquences narratives : combien en trouve-t-on ? Quelles sont-elles ?
Qu'évoque l'image de la grand-mère dans le ventre du loup ? Pourquoi le peintre l'a-t-il représentée de cette manière ?
Quelle est l'image centrale ? pourquoi est-elle placée à cet endroit ?
Peut-on distinguer une phase ascendante et une phase descendante  ?
Comment l'illustrateur représente-t-il la situation initiale du conte et la situation finale ?

  

Le conte détourné ou continué : les joueurs d'images
   
Comme tout genre fortement codé, le conte de fée est vite parodié, dans les contes licencieux ou les satires politiques.
Dès la fin du XIXe siècle, des auteurs s'amusent à travestir les contes de fées : c'est le cas de Timothée Trimm (pseudonyme de Léon Lespès, journaliste au Petit Journal) qui invente une "Belle au bois veillant" ou un "Petit Chaperon rouge après sa mort".
Au XXe siècle ces jeux d'adultes sont poursuivis par Pierre Gripari dans Les Contes de la rue Broca qui contiennent un pastiche des Fées de Perrault : La Fée du robinet. Destinés à un public d'adultes, ces contes vont être transmis aux enfants par l'intermédiaire des bibliothécaires de quartier. D'autres auteurs reprennent le genre , mais à destination d'un public enfantin : c'est le cas d'Yvan Pommaux, adepte d'une ligne claire, ronde et épurée, qui réinterprète les contes de fées à la lumière du roman noir américain dans trois albums quasiment sans texte : John Chatterton détective (1993), variation sur le thème du Petit Chaperon rouge, Lilas, d'après Blanche-Neige, et enfin Le Grand Sommeil, d'après La Belle au Bois dormant. Parmi ces "joueurs d'images", il faut faire une place à part à Jean Claverie qui réinterprète de façon tout à fait originale le texte de Perrault aux éditions Albin Michel-Jeunesse.
   


   
 

Dans cette version revue et corrigée par Claverie, le loup est devenu un sympathique garagiste qui est propriétaire d'une "casse automobile", M. Wolf. La forêt a été mangée par la ville (comme dans la version photographique de Sarah Moon) mais une ville accueillante et fort peu angoissante. Le petit Chaperon rouge porte un blouson de cuir et un blue-jean et tente de réconforter un loup qui se cache le museau en remontant pudiquement les draps sur lui (renversement par rapport à la version de Gustave Doré).
Au lieu du traditionnel bonnet de nuit, il porte un Walkman sur les oreilles (comme s'il refusait d'écouter ce que lui dit la petite fille et de grandes lunettes à l'américaine qui évoquent celles arborées par la femme du général Tapioca dans Tintin et les Picaros, autre célèbre parodie. Le dentier dans son verre est une métaphore de la perte de pouvoir du loup qui a déposé ses dents comme on dépose les armes (même s'il s'agit en réalité de la prothèse de la grand-mère). Cette impuissance du loup est soulignée par le texte : "le loup essayait désespérément depuis qu'il était couché de se souvenir de la formule de la grand-mère".
Le loup parvient malgré tout à manger la petite fille et sa grand-mère, mais, victime d'une indigestion, il les régurgite pour se reconvertir en livreur de pizzas, que vend la mère du petit Chaperon rouge, Gina. Parodie pleine d'humour et de tendresse, avec de nombreux détails contemporains qui évoquent les célèbres illustrations antérieures, ce conte est replacé dans l'enfance et dans le présent mais un présent intemporel. La technique d'illustration au fusain et au crayon renforce la douceur du trait et des coloris. Seul le rouge émerge des teintes grises et bleutées comme pour opposer la vivacité et la gaieté de l'enfance à la froideur du monde des adultes.

Pistes pédagogiques :
Etudier l'aspect des personnages mis en scène par Claverie. L'héroïne : comment est-elle habillée ? Quel rôle jouent ses vêtements par rapport au récit ? Le loup : Comment s'y prend-il pour imiter la grand-mère ? Y réussit-il ? Quel est le but recherché par l'illustrateur ? Que porte-t-il aux pieds ? Pourquoi ?
Quel est le rôle du dentier sur la table de nuit ? A qui est-il censé appartenir ? Par quoi le Petit Chaperon rouge est-il effrayé ?
Qu'apporte-t-il à manger à sa grand-mère ? Pourquoi ?
Observer les couleurs et la technique employées par l'artiste : quelles couleurs dominent et s'opposent ? Que peut-on en déduire sur le rôle de la couleur dans l'illustration du conte. Cette version du conte est-elle destinée à faire peur ? Trouver tous les éléments qui démontrent le contraire.