L’histoire, le hasard objectif et l’instant décisif

On nous a demandé de parler ici de photojournalisme, qui prétend raconter "l’histoire en train de se faire", et en particulier de l’apport à cette noble tradition d’un grand photographe, qui s’est trouvé mêlé à des tournants historiques non moins grands. Il est difficile de le faire sans aborder directement la question de l’Histoire, c’est-à-dire non pas la succession de ce qu’il est convenu d’appeler des "événements", mais du rapport de vérité qui existe ou non entre une image choisie et publiée, et l’occasion historique qui l’a engendrée. C’est d’autant plus difficile que lorsqu’on prononce devant ce grand homme les mots "histoire", "témoignage" ou même "documentaire", il n’a de cesse de rétorquer : "hasard objectif ".
On sait que Cartier-Bresson a assisté à la fois aux derniers jours du Kuomintang et aux premiers mois du régime maoïste, qu’il a été le dernier à photographier Gandhi vivant, qu’il a été le premier photographe occidental à être admis en URSS après la mort de Staline, pour ne citer que ces épisodes. C’était un voyageur, "un aventurier" selon son expression, il a commencé à voyager à l’âge de vingt-deux ans, il s’est beaucoup déplacé, a pris partout son temps. Plus tard il y a eu les commandes de Life et des clients de Magnum. Concédons une part de bonne fortune, et une autre de guidage (car Magnum et Life lui expédiaient de temps à autre des télégrammes) au fait qu’il se soit trouvé en Allemagne en 1945, en Inde en 1947-48, en Chine en 1948-49, en URSS en 1954. Mais comment admettre qu’il ne soit redevable qu’au "hasard objectif" et à "l’instant décisif" de la justesse historique des photos célèbres qu’il en a rapportées ? Cette femme dénonçant une indicatrice de la Gestapo qui cherche à se dissimuler parmi les déportés du camp de Dessau, cette main du Mahatma photographié de dos, ces Chinois se pressant comme des sardines pour échanger leurs billets de banque contre de l’or, ces ouvriers travaillant à la construction de l’hôtel Metropol prenant leur pause dans leur cantine en dansant et en riant, toutes ces photographies qui font date ne seraient donc que les fruits, en somme, d’un concours de circonstances, sans que leur auteur y soit pour rien ?
Bien évidemment non. Laissons de côté l’aspect des itinéraires. Après tout, quand on est quelqu’un, fût-ce de peu, il faut bien qu’on se trouve quelque part à un moment donné. Mais une fois qu’on y est, que faire ? En ce qui concerne Cartier-Bresson, s’il est bien une chose qu’il s’interdit de faire, alors que tout l’y incite et que tous le pressent, c’est de se poser en témoin de l’Histoire. Ce qui l’intéresse, c’est, comme on l’a évoqué plus haut, de connaître. Ce à quoi il s’emploie, c’est à regarder. Si, le cas échéant, le hasard objectif, mais le hasard objectif conçu dans cet état d’esprit, c’est-à-dire dépourvu d’intention, l’a bien servi, alors seulement il déclenche, il "tire". Notons qu’il a pu rester des mois ou des années, et peu importait en quelle compagnie, sans tirer, sans rien prendre. Pour le reste, s’il est inexact de dire que la qualité des photos "historiques" d’Henri Cartier-Bresson est entièrement due au hasard, il faut le croire - et pourquoi ne le croirait-on pas ? - quand il jure qu’il s’est surtout attaché à observer, à regarder, et à ne déclencher que si et quand il sentait que c’était le bon moment, l’instant décisif.
Arrêtons-nous un peu, toujours en respect des rapports entre image et histoire, sur cette expression : l’instant décisif. Elle a beaucoup prêté à confusion, a été aussi bien magnifiée que piétinée, et dans les deux cas à cause, me semble-t-il, d’une même interprétation erronée. Je ne sais pas comment l’entendait le cardinal de Retz, mais je ne pense pas que dans l’affaire qui nous occupe, il faille comprendre "instant objectivement décisif  ", c’est-à-dire, en somme, décisif pour l’Histoire. Si ce fameux instant était décisif pour l’Histoire, alors il disqualifierait tous les instants qui le précèdent et le suivent en tant que faux historiques, ou à tout le moins comme des erreurs d’appréciation temporelle conduisant à une falsification volontaire ou involontaire de l’Histoire. D’où cette mêlée d’apologies et de mépris. D’une part - mais c’est le même concert -, les adorateurs, qui se piquent généralement d’avoir l’œil et le bon, imaginent qu’avant et après il n’y avait que néant ; comme ils ne traitent pas souvent les planches-contact, ils chantent la photo unique, irremplaçable. De leur côté, les détracteurs sont des amateurs ou des professionnels qui n’auraient pas ou n’ont pas déclenché au même moment que le Maître, et pleurent sur ses affirmations qui, avérées, conduiraient leurs tirages tout droit à la poubelle.
Mais non… Beaucoup des Chinois, des Mexicains, des Indiens, des Américains ou des Européens photographiés par le Maître auraient pu l’être à un autre moment sans que la photo soit gâtée. Simplement, ça aurait donné une autre photo, une photo différente. Le caractère impératif de la décision de l’instant n’est ni objectif, ni universel. Le Maître a certainement la modestie de penser que d’autres images, prises à d’autres moments, rendent également très bien compte, du point de vue historique ou documentaire, d’événements auxquels il a lui-même assisté. Ce caractère impératif est une affaire personnelle, qui ne concerne que Cartier-Bresson lui-même : c’est de sa décision subjective, assumée comme telle, qu’il s’agit, et non d’une suspension magique de l’histoire concentrée dans une bulle d’instant unique dont lui seul aurait la maîtrise. Non, il décide d’appuyer sur le déclencheur quand il ressent que c’est bon pour lui, et non parce que c’est décisif pour les autres, et non en regard de l’histoire, et non parce qu’un peu avant ou un peu après, ça n’aurait pas été du tout la même histoire. Ça aurait sans doute été la même histoire, mais pas une photo de Cartier-Bresson.
Au fond, ces trois principes tôt établis chez cet homme, et qui jamais n’ont varié, appellent seulement à une conduite photographique très simple, tout à fait raisonnable et, si on aime la photographie, très difficilement contestable :
« 1. N’intervenez sous aucun prétexte. 2. Fuyez le cliché comme la peste ».
À ce propos, voici ce qu’écrivait Sartre en 1954 dans sa préface à D’une Chine à l’autre : « Il y a des photographes qui poussent à la guerre parce qu’ils font de la littérature. Ils cherchent un Chinois qui a l’air plus chinois que les autres ; ils finissent par le trouver. Ils lui font prendre une attitude typiquement chinoise et l’entourent de chinoiseries. Qu’ont-ils fixé sur la pellicule ? Un Chinois ? Non pas : l’Idée chinoise.
» Les photos de Cartier-Bresson ne bavardent jamais. Elles ne sont pas des idées : elles nous en donnent. Sans le faire exprès. Ses Chinois déconcertent ; la plupart d’entre eux n’ont jamais l’air assez chinois. Homme d’esprit, le touriste se demande comment ils font pour se reconnaître entre eux. Moi, après avoir feuilleté l’album, je me demande plutôt comment nous ferions pour les confondre, pour les ranger tous sous une même rubrique. L’Idée chinoise s’éloigne et pâlit : ce n’est plus qu’une appellation commode. Restent les hommes qui se ressemblent en tant qu’hommes. Des présences vivantes et charnelles qui n’ont pas encore reçu leurs appellations contrôlées. Il faut savoir gré à Cartier-Bresson de son nominalisme. »
Plus loin le philosophe conclut : « Foules d’Asie. Il faut savoir gré à Cartier-Bresson de ne pas s’être mis en tête de nous rendre leur grouillement. Car elles ne grouillent pas, ou si peu : elles s’organisent. » On ne saurait mieux décrire comme ce qu’a principalement en tête Henri Cartier-Bresson, ce sont ses yeux. Ni mieux expliquer que les photographes qui ont ou se mettent autre chose en tête, peu importe quoi, photographieront alors, principalement, ce "quelque chose" qu’ils se sont mis, et certainement pas cet Autre qu’ils se croiront en train d’observer pour le révéler au monde.