Enseignement et théorie
par Sylvie Aubenas

 

Au début des années 1850, Le Gray fait déjà figure de maître. Dès son arrivée à Paris, il accueille de premiers élèves. Il aménage en 1849 un grand atelier près de la barrière de Clichy, dans une maison peuplée d'artistes. Il poursuit là ses recherches et reçoit des élèves toujours plus nombreux, formant une génération qui donnera à la photographie son âge d'or. Les futurs professionnels, comme Félix Nadar ou son frère Adrien, y côtoient savants et écrivains, aristocrates et banquiers.
L'art photographique obtient chaque jour d'autant plus de sympathie qu'il se perfectionne d'une façon inattendue, et Le Gray, cédant à de nombreuses sollicitations, œuvre son laboratoire au public et admet des élèves dans ses ateliers.
Cette haute école, qui est une des mieux fréquentées de Paris, rayonne d'un éclat dont on a encore le souvenir.
Parallèlement, Le Gray est au cœur des questions techniques et des débats théoriques qui animent les débuts de la photographie.

 

Premiers élèves


Portrait de Maxime Du Camp

Dès 1849, lorsqu'il s'installe rue de Richelieu, Le Gray accueille ses premiers élèves, et non des moindres, Léon de Laborde et Maxime Du Camp qui partit pour son voyage en Orient, "après avoir pris quelques leçons de photographie chez M. Gustave Le Gray" : c'est l'amorce d'une activité qui va bientôt devenir essentielle pour Le Gray. Dès l'été 1849, avant même qu'il ait rédigé aucun de ses manuels ni mis au point aucune des substantielles améliorations qu'il apportera aux procédés photographiques, cet enseignement est le signe de la maîtrise technique qu'on commence à lui reconnaître dans la photographie sur papier.

 

La barrière de Clichy : une "haute école" de photographie


L'atelier de la barrière de Clichy  : vue d'ensemble de la maison
Autoportrait avec son frère Onésipe
Portrait de Félix Avril
Portrait d'Odet de Montault appuyé au mur de l'atelier de la barrière de Clichy
Portrait de la vicomtesse de Montbreton
Portrait de groupe : Philippe de Chennevières, Jules Buisson, Gustave Le Vavasseur et Anatole de Boulet

L'installation à la barrière de Clichy sera décisive dans l'évolution de la carrière de Le Gray. Ce n'est pas seulement une nouvelle adresse, c'est aussi le lieu où Le Gray va réorganiser sa vie en fonction d'une nouvelle orientation donnée à son métier d'artiste, de photographe, de professeur et de chercheur.
La maison était une ample et lumineuse bâtisse, isolée de toutes parts, aménagée dès l'origine en ateliers pour artistes. La façade regardant au nord, vers l'enceinte, s'ouvrait au rez-de-chaussée et à l'étage par de vastes verrières. La couverture était en terrasse, ce qui permit peut-être à Le Gray d'en aménager une partie pour ses besoins, l'éclairage le plus abondant étant alors indispensable à un photographe pour effectuer des tirages sous châssis. L'arrière était occupé par des logements.
La première édition de son manuel (juin 1850), qui s'ouvrait sur cette proclamation : "L'avenir de la photographie est tout entier dans le papier", se terminait par une annonce : "Tous les jours je mets ces procédés en pratique dans mon grand atelier de photographie, chemin de ronde de la barrière de Clichy; j'engage donc les personnes qui pourraient être arrêtées par quelques difficultés à m'y venir visiter, je me ferai un plaisir de leur donner les renseignements qui pourraient leur manquer, et de leur faire voir mes collections d'épreuves faites par ces procédés."
  
Après les premiers élèves de la rue de Richelieu, en tout cas, des novices plus nombreux étaient donc fermement attendus chez Le Gray. Ces élèves ne brillèrent pas que par le nombre, mais aussi par la naissance, la fortune et surtout le talent (parfois les trois) : beaucoup d'entre eux étaient destinés à laisser des noms illustres dans l'histoire de la photographie. L'atmosphère de ce creuset social et artistique où ils se retrouvèrent évoquait un atelier des Beaux-Arts plutôt qu'un salon.
Les cours du maître étaient bien payés, même s'il ne refusait pas d'accorder à certains un "prix d'ami". On conçoit que seuls de riches amateurs ou de futurs photographes professionnels résignés à un investissement important aient fréquenté les lieux.
Parmi les premiers arrivés, on compte Henri Le Secq, Charles Nègre, Mestral, Édouard Bocher (beau-frère de Léon de Laborde), Firmin Eugène Le Dien (ami de Charles Bocher, le frère d'Édouard), Eugène Piot, Victor Place, Olympe Aguado, Édouard et Benjamin Delessert, le marquis de Béranger, le vicomte Vigier, John B. Greene, Félix Avril, Emmanuel Peccarère, le comte d'Haussonville, Sauveur, Girard, Jules Clément, notaire honoraire, et, en voisin, Boissard de Boisdenier.
Ensuite, selon une chronologie qu'il est souvent difficile de préciser : le vicomte Odet de Montault et sa belle-mère la vicomtesse de Montbreton, Tranchant, Léon Méhédin, le graveur Adolphe Bilordeaux, le peintre Lodoïsch Crette Romet, le mystérieux Anglais W. H. G., un Rothschild, La Beaume, le duc de Montesquiou, le comte Branitski, la comtesse d'Essertein, Mlle Dosne, Badeigts de Laborde, Dumas de Lavince, Félix Nadar, son frère Adrien Tournachon, Mayal, Gueybbard, Mugnier, Courtais, Delatre, Henri de La Blanchère, Édouard de Latreille, Léon Delaporte, Eugène Colliau et Alexandre Janneau.
Si l'on a pu répertorier nommément une petite cinquantaine d'élèves, on est obligé d'en supposer d'autres encore : l'enseignement fut probablement la principale source de revenus du photographe durant quelques années, à une époque où beaucoup voulaient se lancer dans la photographie sur papier et où manquaient les ateliers déjà installés qui auraient été en mesure, comme Bertsch et Arnaud par exemple, de former des professionnels. La pléiade d'artistes initiée par Le Gray allait apporter une contribution décisive au vigoureux essor de la profession à Paris vers 1852-1855.
Un des apports majeurs de Le Gray à la photographie, outre son œuvre propre, est d'avoir formé une génération de photographes de talent. La plupart de ces photographes sont bien connus déjà des spécialistes, certains même du grand public. D'autres comme Eugène Le Dien sont inconnus. L'œuvre de ce jeune magistrat, brillant élève de Le Gray, a jusqu'ici été ignorée, mal attribuée voire attribuée à Le Gray lui-même.

 

L'auteur de manuels


 

Par son activité d'enseignement, sa part dans les discussions de la Société héliographique relayées par La Lumière et le dépôt de plis cachetés à l'Académie des sciences en 1851, Le Gray est aussi au centre des discussions techniques qui passionnent alors savants et amateurs. Entre le printemps 1850 et 1854 – entre la fondation de la Société héliographique et celle de la Société française de photographie –, il publie coup sur coup quatre traités techniques, documents essentiels pour l'histoire des procédés photographiques, qui permettent de suivre le développement de ses travaux, en particulier de ses deux inventions majeures, le négatif sur papier ciré sec et le négatif sur verre au collodion. La brochure de quarante-trois pages de juin 1850 est devenue en mai 1854 un traité de trois cent quatre-vingt-sept pages, et des traductions en anglais ont suivi de près, en Angleterre et aux États-Unis.
Parmi les divers aspects de la chimie photographique, Le Gray y étudie en détail le tirage des épreuves positives et la variété des tonalités qu'on peut leur donner. Au-delà, les traités contiennent les seuls propos de Le Gray sur les rapports entre la photographie et l'art (si l'on excepte quelques déclarations dans La Lumière). Dans l'édition de 1850, un mince préambule indique de façon encore vague ses intentions :
"L'application large que j'ai été à même de faire depuis plusieurs années des procédés photographiques comme moyen de reproduction scrupuleuse de la nature sous tous ses aspects : paysages, monuments, portraits et reproductions de tableaux et dessins, a fait ressortir à mes yeux leur immense importance pour l'art, et la nécessité d'une méthode sûre et sans restriction, qui en facilite l'emploi à l'artiste et à l'amateur."
Dans les éditions suivantes, il affirme plus explicitement l'ambition qu'il nourrit pour la photographie : "Son influence sur la peinture sera d'une portée immense ; car en même temps qu'elle éclaire le peintre sur les difficultés de son art, elle épure le goût du public, en l'habituant à voir la nature reproduite dans toute sa fidélité, et souvent avec des effets d'un goût et d'un sentiment exquis."

 

Le visionnaire


 

De ces déclarations se dégage une conception impérieuse du médium, dont la nature artistique est posée comme une évidence :
"Pour moi, j'émets le vœu que la photographie, au lieu de tomber dans le domaine de l'industrie, du commerce, rentre dans celui de l'art. C'est là sa seule, sa véritable place, et c'est dans cette voie que je chercherai toujours à la faire progresser. C'est aux hommes qui s'attachent à son progrès de se pénétrer de cette idée."
La réflexion de Le Gray sur l'avenir de la photographie le place en porte-à-faux aussi bien par rapport aux photographes commerciaux de son temps que vis à vis des théoriciens qui voient dans la photographie la servante de la science, une servante dont l'avenir réside dans sa simplicité, sa précision et son objectivité : pour ceux-ci, l'artiste est un intrus dans le domaine, et ils lui reprochent parfois brutalement l'amateurisme de ses recettes chimiques, qu'on ne saurait réussir, disent-ils, d'après les modes d'emploi qu'il a publiés. Savant aux yeux des artistes, Le Gray peut paraître trop artiste, dans un sens péjoratif, aux yeux des tenants de la pure science.
Pourtant il a modelé la conception partagée par les amateurs fortunés et cultivés qui fréquentèrent son atelier. La beauté et la richesse de la production française de ces années ne sont pas les fruits d'une conjonction fortuite ni d'une sensibilité qui aurait été "dans l'air". C'est proprement l'œuvre d'une école d'artistes, dont les exigences formelles et la maîtrise technique eurent leur source dans les convictions et le savoir-faire qu'avait élaborés et transmis Gustave Le Gray.

 
Ressources documentaires