1850 : le négatif sur verre au collodion
par Sylvie Aubenas

Autoportrait, Gustave Le Gray  

La chronologie des expériences de Le Gray ne peut être reconstituée avant le 1er juin 1850, date de sa première publication, le Traité pratique de photographie sur papier et sur verre. Les instructions qu'il y donne témoignent déjà d'une grande aisance dans les manipulations. Elles sont essentiellement pratiques, nourries de son expérience personnelle. Mais le praticien chevronné est aussi devenu dès ce moment un expérimentateur, un inventeur. Sa première modeste brochure fournit, en appendice, les résultats déjà obtenus par lui en substituant du collodion à l'albumine pour faire adhérer les sels d'argent à la plaque de verre. Cette petite page, où sont sommairement cités (quoique sans les proportions) tous les agents auxquels il recourt et les effets qu'il en tire, sera réduite à une simple allusion dans la seconde version du traité, en juillet 1851 ; n'ayant pas repris, perfectionné et exploité son procédé entre-temps, Le Gray, avec son ingénuité habituelle, ne paraît pas encore s'inquiéter des concurrents qui sont en train de le doubler et se flatte au contraire des succès qu'il estime avoir favorisés : "Le collodion que j'ai indiqué dans ma précédente brochure donne, appliqué sur le verre, de très bons résultats, et plus de rapidité que l'albumine. Les Anglais ont mis en pratique ce procédé, et réussissent parfaitement dans son emploi". Mais la polémique éclate dès cette année, déclenchée par la publication détaillée du procédé au collodion de Frederick Scott Archer, où le rôle pionnier de Le Gray est passé sous silence. Elle va durer quelques années et faire couler une certaine quantité d'encre, au même titre que bien d'autres escarmouches de la rivalité politique, scientifique et commerciale qui oppose Français et Anglais. Les circonstances sont bien connues des historiens, qui n'ont pu que prendre acte du fait qu'Archer avait, le premier, fourni aux photographes des instructions complètes et efficaces. Comme bien souvent en pareil cas, on peut juger que les inventeurs avaient tous deux contribué de bonne foi à l'élaboration du procédé, et qu'ils eurent plutôt à souffrir d'une rivalité aux enjeux plus larges, attisée par leur entourage. Aucun n'en tira profit : Archer ne déposa pas de brevet (ce qui contribua à la diffusion du procédé) et mourut presque oublié. La lettre de sa veuve, qui défend par d'éloquents témoignages le souvenir d'un homme intègre injustement offensé, fait pendant au plaidoyer de Maufras pour l'inventeur martyr Le Gray, fort du verdict de "princes de la science" tels qu'Arago et le chimiste Gerhardt.
Faut-il ajouter les deux hommes à la liste des victimes de la concomitance inévitable des inventions, à ces couples maudits que forment Niépce et Daguerre ou Charles Cros et Louis Ducos du Hauron ? Retenons seulement que Le Gray s'est trouvé mêlé de très près à l'une des inventions majeures de l'histoire de la photographie. Il a eu surtout le tort de ne pas mesurer d'emblée la portée de son intuition. Il est retourné avec acharnement au négatif papier, plus commode d'emploi et qui, surtout, "moins rapide que le collodion sur verre, donne en revanche des effets plus artistiques". Cette seule raison suffit à justifier son credo sans cesse répété à cette époque : le verre est une "fausse route", et "l'avenir de la photographie est tout entier dans le papier".