Étude biographique
par Léon Maufras

Portrait de Gustave Le Gray, Henri Le Secq  

Le Monte-Cristo, journal hebdomadaire de romans, d'histoire, de voyages et de poésie, publié et rédigé par Alexandre Dumas, seul, 5 janvier 1860 [daté par erreur de 1859]. Ce numéro, orné en tête du portrait de Dumas gravé d'après Le Gray, s'ouvre par deux textes consacrés au photographe : une "causerie" d'Alexandre Dumas, et l'"étude biographique" de Léon Maufras, pseudo-nécrologie que nous reproduisons ci-dessous.
Nous corrigeons dans le texte les nombreux noms de personne estropiés par Maufras dans la mesure où ils ont pu être identifiés.

Un charmant esprit, Arsène Houssaye, a écrit l'Histoire d'un XLIe fauteuil à l'Académie française, qu'il a fait occuper, jusqu'à nos jours, par toute une pléiade d'hommes illustres, dont le talent ou le génie a excité l'admiration de l'époque dans laquelle ils ont vécu tour à tour.
Ce livre avait certes son utilité, au point de vue critique, en même temps qu'il nous a donné une page spirituelle de plus ; mais à côté de ces grands noms, que la postérité a consacrés et faits immortels en dehors des quarante de l'Institut, il en est d'autres, plus humbles, non moins grands, dont la situation est plus palpitante d'intérêt : ce sont ceux que les contemporains dédaignent, qu'en d'autres temps on envoyait parfois à Bicêtre, qui sont les parias de leur siècle en même temps qu'ils en sont les apôtres et les bienfaiteurs ; qui meurent toujours pauvres et presque toujours persécutés, qui ont donné, dans le silence de l'étude, au milieu des étreintes de la misère, les plus belles années de leur vie et dont l'humanité reconnaissante oublie souvent jusqu'au nom.
Je veux parler des inventeurs.
Quoi de plus émouvant, sous une plume éloquente et généreuse, que le tableau de ces luttes obscures entre le besoin et les nécessités de l'œuvre que leur génie élabore ? Quoi de plus triste que l'ingratitude qui accueille le fruit des labeurs et des veilles de toute leur existence, quand il n'est pas suivi ou précédé d'une désolante incrédulité qui le tue brusquement ou, hypocrite, le pille pour le faire renaître de ses propres cendres ?
Pourtant souvent des voix puissantes dans les lettres, poètes ou moralistes d'un ordre élevé, Alfred de Vigny ou Balzac, ont plaidé en France les droits des produits intellectuels ; mais vainement, hélas ! Les poètes ne voient-ils pas chaque jour des œuvres qui n'ont rien produit du vivant de leur auteur, tomber presque aussitôt après leur mort dans le domaine public ? Ils n'ont même pas la faculté de laisser aux leurs le privilège exclusif de leur âme. Leur nom appartient au monde comme tout ce qui est sorti de leur cerveau : ils sont les seuls auxquels la société prend tout et ne rend rien.
Les inventeurs, plus malheureux encore, ne peuvent point se réfugier dans le brevet, qui est un refuge dérisoire et impuissant, puisque la loi, qui semble leur donner une sécurité, est plutôt financière que protectrice.
Souvent, les uns et les autres meurent en emportant, comme Gilbert, de magnifiques pages, ou, ainsi qu'Archimède, quelque grand secret. Pourquoi ?
Parce que la société est, à leur égard, une marâtre indigne, dont le sein n'est pas bienfaisant pour eux, qui, au lieu de les défendre, les abandonne à leurs propres forces. Elle garantit bien le champ du cultivateur, mais elle n'a rien à faire avec la propriété du poète ou de l'inventeur. L'un et l'autre succombent alors ; accablés et vaincus, ils la maudissent en murmurant souvent trop tard l'Eurêka de Balthazar Claës ; ou si, plus heureux, ils ont doté le monde de leur œuvre, ils la lui laissent, impuissants à la sauver des coups de main d'effrontés spoliateurs.
À l'appui de ces tristes vérités malheureusement incontestables, je pourrais vous citer ici mille exemples des plus saisissants et vous faire successivement l'histoire de la vapeur, de l'électricité, etc. ; mais, si je vous ai parlé de ces pauvres glorieux, c'est que ma pensée s'est égarée, attendu qu'en commençant elle avait uniquement l'intention de vous entretenir d'un photographe célèbre dont le nom vous est connu, Dieu merci ! mais assurément, dont les œuvres les plus sérieuses ont échappé à votre attention. Lui aussi est un inventeur, c'est ce qui vous explique mes réflexions avant de commencer sa biographie, que je vais faire, si vous le permettez, comme s'il était mort, ce qui donnera plus d'indépendance et de liberté à ma plume.

Gustave Le Gray, Autoportrait  

Jean-Baptiste-Gustave Le Gray naquit le 20 septembre 1820, dans la petite ville de Villiers-le-Bel, presque sous les grands arbres d'Écouen. Il était le fruit unique et tardif d'une union sans nuage, au sein de laquelle cette double condition fut pour lui la cause d'une tendresse sans égale et d'autant plus vive qu'elle était sans partage.
Il se fit remarquer de bonne heure par un goût passionné pour le dessin et un penchant surnaturel vers les sujets sérieux que traitaient les livres de science, et dont on pouvait croire la portée au-dessus de son âge.
Son père, propriétaire aisé, le destinait au notariat ; aussi, dès qu'il eut achevé ses études, il le fit entrer comme clerc chez le tabellion de la ville ; mais le jeune Le Gray n'avait aucune vocation pour le Code civil, et le papier timbré le vit plus souvent occupé d'un coup de crayon que du contrat qui lui était destiné. Cette tendance vers la peinture était impérieuse ; comme tous les vieillards, le père de Le Gray restait sourd aux aspirations de son fils, qui avait en vain, plus d'une fois, sollicité la faculté de suivre cette carrière.
Il voulait être artiste, parce que cette condition lui révélait tout un monde, chaos dans sa pensée, mais qu'il entrevoyait déjà à travers son ardent amour de la forme et sa grande admiration des chefs-d'œuvre qu'il pouvait visiter chaque fois qu'il venait à Paris.
Cette résistance de son père, bien qu'il ne fût point imbu de la plupart des préjugés qui sont encore aujourd'hui très répandus dans la province, prenait néanmoins sa source dans la fausse idée que se font les habitants des campagnes pour tout ce qui s'occupe des lettres ou des arts. Ce culte leur semble dérisoire, et ils vouent aux gémonies quiconque est assez osé pour entrer dans cette voie, et suivre, pour ainsi dire, la route que lui montre le doigt du Seigneur, sans réfléchir que les nations ne sont souvent grandes dans l'histoire que parce que les artistes burinent leur gloire ou la chantent dans des pages qui vivent et demeurent éternelles ; quand on retrouve à peine, à travers les siècles, les restes de ces mêmes nations dans leur poussière, et que si, par hasard, les auteurs d'un livre ou d'une statue sont anonymes, comme ceux de la Vénus de Milo ou de l'Imitation de Jésus-Christ, la postérité pleure leur nom inconnu en le cherchant toujours.

Portrait de Michel Carré  

Le Gray l'emporta néanmoins sur l'esprit de son père, qui ne céda qu'en grondant, et, un peu comme Balzac, vint à Paris et entra dans les ateliers de Paul Delaroche, l'un des grands peintres de l'époque. Il eut là pour compagnons d'atelier Gérôme, Ivon, Barre, Alfred Arago, Michel Carré, etc. ; et bientôt après, pour amis et émules dans un genre différent, Alex. Dumas fils, Millet, Henri Murger, Frédéric Brisson, Victor Séjour, etc. ; toute cette grande famille enfin de jeunes et vigoureux talents, race forte et puissante, qui fit de cette époque un pendant presque digne d'un autre temps, également fertile en beaux et magnifiques chefs-d'œuvre, qui restent encore comme les modèles du genre, et qui malgré tout renversèrent ou plutôt firent disparaître les ornières classiques dans lesquelles la littérature et l'art se battaient vainement les flancs depuis plus de deux siècles.
Son esprit, toujours rêveur et distrait, obstiné dans la recherche d'une pensée ou d'une ligne, se forma au contact de ce cénacle ; mais sa nature, riche de toutes les perfections du cœur, ne fit qu'y trouver une occasion de se développer, pour le profit de l'amitié, au culte de laquelle il ne faillit pas une seule fois durant tout le cours de sa vie.
Bientôt sa pensée changea de direction, et un matin, sans autre bagage qu'un bâton et un sac, il prit, en passant par la Suisse, la route de Rome, cette patrie des arts, pour aller demander aux toiles des grands maîtres leurs secrets, en même temps que pour visiter les traces du berceau de la civilisation. Il parcourut toute l'Italie, semant, çà et là, de petites aquarelles, et des pastiches anciens que de riches voyageurs achetaient déjà très cher et qui lui suffisaient pour ses frais de pérégrinations.
Les bibliothèques de Milan et de Rome l'avaient souvent pour visiteur, et ce fut peut-être là, qu'en lisant quelques pages de Léonard de Vinci, sur les essais de l'image à la chambre noire, il prit la résolution d'étudier la nouvelle découverte de Daguerre, qui alors était presque encore à l'état d'embryon ; toujours est-il que c'est à partir de ce moment qu'il adjoignit à ses travaux, comme distraction d'abord, mais bientôt comme une étude nouvelle qui devait le séduire de plus en plus, l'application du principe de Daguerre.
Tout un monde nouveau lui était tout à coup apparu dans cette invention ; il y voyait déjà une révolution dans les arts. Il n'en fallait pas davantage pour que son esprit s'y jetât tout entier, et son amour du merveilleux et de l'inconnu se trouva subitement transporté dans l'élément qui lui convenait le plus. Il n'eut dès lors qu'une ambition, unir la science à l'art ; mais pour cela, il était nécessaire de fouiller la chimie, d'interroger tous les métaux, nobles ou vils, tous les végétaux, grands ou petits. Ce double programme ne l'effraya point, et sans cesser de copier Michel-Ange ou Raphaël, il donnait une partie de ses nuits à des alambics et à des cornues de toute sorte.
Durant quatre années, il vécut à Rome de la vie d'un bénédictin du Moyen Âge, demandant à des combinaisons de toute espèce un agent pour le substituer au mercure, dont l'emploi ne laissait pas que d'être dangereux, mais dont on ne pouvait se passer pour fixer l'image obtenue sur la plaque métallique, et aussi pour supprimer cette plaque et la remplacer par une planche, qui pourrait conserver l'image et servir à sa reproduction souvent répétée.
Il fut, dans cet état, bien souvent pris pour un de ces pauvres fous du quinzième siècle, adeptes de la science hermétique, qui, pendant longtemps usèrent leurs forces dans les laboratoires à des tentatives insensées de transmutation de métaux. Ainsi plus tard Van Dick, lui aussi, demandait-il l'or à des alambics menteurs. Mais il n'en continua pas moins, avec la patience de l'homme fort et l'avidité du savant, ces laborieuses recherches qui devaient le conduire bientôt à révéler une découverte importante dans cette branche de l'art, et lui faire faire un pas de géant.

Gustave Le Gray, Autoportrait  

Mais pendant qu'il suivait avidement sur ses fourneaux les combinaisons chimiques qui devaient amener la réalisation de son œuvre, et qui, cent fois renouvelées et cent fois en pure perte, n'atteignaient pas le résultat attendu, d'autres esprits, en France et en Angleterre, avaient aussi pris l'invention au berceau et cherchaient à la débarrasser de ses lisières. Il en est des idées comme des grands événements : leur venue s'annonce toujours par une préoccupation insolite des esprits, qui voltige dans l'air comme un courant invisible, et devient ainsi le précurseur de ce qui doit arriver.
L'art photographique, qui est sans contredit une des plus merveilleuses découvertes de ce siècle, si fécond d'ailleurs en inventions, ne pouvait manquer de s'attirer tout ce qui pense et étudie, et de produire ce commencement d'ébullition morale dont je parlais tout à l'heure. Niépce de Châlons et Daguerre en avaient posé les premiers jalons, celui-ci en engendrant l'héliographie, celui-là en apportant des procédés plus prompts dans la reproduction de l'image.
La difficulté de l'accélération de la venue du modèle était l'écueil qu'il fallait vaincre dans les procédés mis à découvert par les deux expérimentateurs, et bien que ce ne soit point ici la place d'un historique de la photographie, il semble presque indispensable d'entrer dans quelques détails pour l'intelligence de cette étude, et surtout pour mieux apprécier la part éclatante qui en revient à celui qui nous occupe.
M. Niépce avait eu l'ingénieuse idée d'appliquer, à l'aide d'un tampon, soit sur une glace, soit sur une plaque métallique, une couche de bitume de Judée qu'il avait préalablement fait dissoudre dans l'huile de lavande, et, après l'avoir soumise à une chaleur tempérée pour unir cette couche, il pouvait présenter sa glace ou sa plaque ainsi préparée à l'action du foyer de la chambre noire, mais il fallait un temps considérable d'exposition pour que l'empreinte se produisît.
Talbot, de son côté, avait également trouvé divers procédés pour obtenir l'image sur papier, et cherchait activement, dans de nombreux travaux, des moyens plus efficaces et surtout plus prompts que ceux déjà connus.
On peut dire néanmoins que le tâtonnement était général, lorsque Le Gray apparut à Paris, porteur de son bagage scientifique, en 1847. Il revenait de Rome, marié et père d'une petite fille. Il établit son laboratoire loin du centre de la Babylone moderne, près de ce qu'on appelait autrefois les Batignolles, c'est-à-dire en 1848, il y a juste quarante ans. Sa première découverte date presque de cette époque.
Les papiers indiqués par Talbot étaient difficilement employés, en raison de leur préparation et de leur qualité. Ce dernier les soumettait au tampon, opération dont les inégalités soulevaient le plus souvent un insuccès radical, mais qui ne se trahissait qu'en développant l'image obtenue.
Le Gray obvia à cet inconvénient, en faisant subir au papier un bain entier dans la gélatine et en le passant à la colle de poisson. Une fois cet encollage ainsi préparé, il s'en servait et obtenait des négatifs infiniment supérieurs, et substituait en même temps l'hyposulfite de soude au bromure de potassium, employé par Talbot comme agent fixateur négatif. Cette première invention, quoique d'abord peu remarquée, mais indiquée dès le lendemain de son succès, suffit néanmoins pour attirer l'attention sur lui, et le fit entrer tout d'abord et de plain-pied dans le concours européen des chercheurs, tout en le posant en maître.
L'art photographique obtenait chaque jour d'autant plus de sympathie qu'il se perfectionnait d'une façon inattendue, et Le Gray, cédant à de nombreuses sollicitations, ouvrit son laboratoire au public et admit des élèves dans ses ateliers. Cette haute école, qui fut une des mieux fréquentées de Paris, rayonna d'un éclat dont on a encore le souvenir.

Portrait d'Olympe Aguado
Portrait de Maxime Du Camp
 

Les plus aristocratiques mains de la capitale et de l'étranger vinrent, sans vergogne, s'y barbouiller d'azotate d'argent, parmi lesquelles il faut citer : MM. le comte Aguado, B. Delessert, le marquis de Béranger, de Rothschild, de La Beaume, le comte d'Haussonville, le duc de Montesquiou, le comte Branitski, la comtesse d'Essertein, Mlle Dosne, Badeigts de Laborde, Dumas de Lavince, etc., etc.
Les savants et les artistes y vinrent en foule aussi ; on y rencontrait MM. Max. Du Camp, Piot, Bilordeaux, Greene, victime de son ardeur en Égypte ; Le Dien, Nadar, Salzmann, Tournachon jeune, Avril, Bocher, Tranchant, Place, Mayall, de Londres ; Crette, depuis photographe du roi de Piémont ; Gueybbard, de New York ; Mugnier, du Caire ; Mme Le Breton, Courtais, mort à Bordeaux, brûlé par de l'éther ; le célèbre naturaliste Delatre, Méhédin, etc., etc.
Les anciens faisaient subir aux nouveaux ce qu'on appelle des charges dans toutes les écoles de ce genre ; tantôt c'était un commençant qui essayait de reproduire un meuble ou un tableau, et qui renouvelait ses tentatives dix fois de suite sans rien obtenir ; il finissait, comme le singe de la fable, par s'apercevoir qu'il avait oublié d'éclairer sa lanterne, c'est-à-dire qu'il avait omis d'ajouter l'objectif à sa chambre noire ; tantôt, c'était un autre auquel on faisait laver ses mains dans une solution de nitrate d'argent, ce qui leur donnait un ton noir peu séduisant qui ne se révélait que le lendemain aux yeux étonnés de la victime. Ces plaisanteries, inoffensives pour la plupart, se pratiquaient souvent sous l'œil du maître, qui était tellement absorbé par ses expériences qu'il y restait presque toujours étranger.
À ce public étudiant se joignait le public des portraits, et Le Gray fit ceux des plus célèbres personnages du temps. L'exposition de 1849 l'en récompensa en lui décernant une médaille de première classe, pour les spécimens qu'il y fit figurer.
Nous touchons presque au moment où sa seconde, mais grande découverte, allait victorieusement couronner ses efforts. De nombreux perfectionnements avaient été apportés à l'art par Claudet, qui avait trouvé le moyen de réduire à moins de temps la durée d'exposition dans la chambre obscure ; par Fizeau, qui avait découvert un procédé de fixation de beaucoup de mérite : par Blanquart-Évrard, qui avait ajouté des moyens simples et prompts à ceux déjà connus pour les photographies sur papier ; par Niépce de Saint-Victor enfin, qui, comme continuateur de son oncle, était aussi sur la brèche et avait remplacé son bitume de Judée par une couche d'albumine, dont l'emploi, il est vrai, donnait de meilleurs résultats que les précédents, mais dont l'application offrait des difficultés sérieuses, parce qu'il nécessitait un soin extrême en même temps qu'une grande habitude, et encore ne réussissait-on pas toujours.
Le Gray publia, en 1850, une brochure (Traité pratique de photographie sur papier et sur verre), qui eut les honneurs de la traduction en plusieurs langues, et dans laquelle on retrouve tous ces procédés minutieusement détaillés. Un appendice joint à cet ouvrage dénonça à la science la solution longtemps cherchée, longtemps attendue, et enfin trouvée.
Le Gray avait découvert l'agent qui est encore aujourd'hui universellement répandu dans les productions de l'art photographique. À la place du bitume de Judée, dont nous avons vu les graves inconvénients, et de l'albumine, dont les difficultés étaient nombreuses, il avait substitué le collodion, agent simple, facile, et dont les résultats ont dépassé toute espérance en restant merveilleux, puisqu'il obtenait des portraits à l'ombre en moins de deux secondes. Il indiquait dès ce moment l'ammoniaque comme accélérateur et le proto-sulfate de fer comme révélateur de l'image latente. C'est à cette précieuse découverte que nous devons ces magnifiques épreuves instantanées, dont l'effet est si saisissant et dont lui seul avait le secret. Le laborieux expérimentateur eut un véritable succès dans cette invention, tellement belle qu'elle est restée immuable jusqu'à nos jours.
Son désintéressement, en la jetant dans le domaine public le lendemain de son apparition, eût du le préserver des envieux, cette caste dévorante qui s'attache à tout ce qui fait un pas en avant, pour l'entraver ou le salir de sa bave ; mais il ne devait pas en être ainsi. La gloire de sa découverte avait peut-être besoin des coassements de cette dégoûtante lignée pour rayonner plus pure et plus éclatante. De précieux témoignages l'avaient encouragé dans ses travaux et devaient le sauver devant la postérité.
On répandit, plus d'un an après, que son procédé était connu en Angleterre un mois avant la publication de son livre, et on alla même jusqu'à citer l'auteur, qui avait nom Archer. Cette calomnie, à laquelle il dédaigna de répondre, fut réfutée pour lui par les princes de la science, et l'honneur de sa découverte, hautement revendiqué pour la France, entre autres, dans leurs œuvres, par Gerhardt, le continuateur de Berzelius, et par Arago lui-même. (V. Notes scientifiques, t. Ier, p. 516.) Ces puissantes voix, et même une lettre posthume d'Archer, publiée par sa veuve, qui décline la paternité qu'on lui avait donnée si gratuitement, firent taire toute espèce de doute, si tant est que le doute eût pu être permis en analysant l'assertion.
Le procédé au collodion resta donc acquis au nom de Le Gray, et l'Exposition de Londres de 1851 consacra, pour ainsi dire, la beauté de ses produits, en lui décernant une nouvelle médaille de 1er classe.

Portrait de Le Gray (en haut au centre) parmi les figures marquantes de la photographie  

Il publia presque en même temps un volume (Traité nouveau [sic] théorique et pratique des procédés et manipulations sur papier et sur verre) sur la photographie, qui est le résumé de toutes ses expérimentations, et qui renversa plus d'une donnée reconnue, consacrée en chimie. On peut dire que ce livre est le seul livre sérieux et raisonné qui ait été écrit sur cette matière, qui soit resté dans les sciences et qu'on peut consulter sûrement. Le style en est clair et coulant, l'amateur y trouve dans la première partie tout ce qui lui est nécessaire ; la seconde est consacrée tout entière à l'aridité de la science ; – ce qui faisait dire à un membre illustre de l'Académie que Le Gray avait édité un nouveau secret en publiant un livre où le langage de la chimie était aussi attrayant pour l'homme du monde que pour le savant.
Ce livre indiqua une troisième découverte de sa part, dont l'importance ne le cède en rien à ses devancières. Il avait remarqué, dans une excursion qu'il fit, combien étaient embarrassantes les préparations indiquées jusqu'alors, tant des négatifs sur verre, dont la fragilité et le poids surtout étaient un sujet de gêne pour un touriste, que des papiers qu'il fallait préparer au moment de l'action, ce qui nécessitait toujours un matériel impossible. Il essaya d'un moyen qui lui réussit complètement, et qui consistait à enduire une feuille de papier de cire vierge, en l'étendant avec un fer chaud, de manière à obtenir une transparence uniforme, puis il lui faisait subir une saturation d'iodure et la laissait sécher. Ce procédé, qu'on appelle papier ciré à sec, est encore aujourd'hui le seul qu'on puisse employer sous des latitudes très chaudes, en même temps qu'il est excessivement précieux dans les voyages.
Les interminables tentatives de tout genre auxquelles il s'était livré étaient loin de l'avoir enrichi ; mais la commandite avide de gain et d'exploitation vint le chercher pour le mettre plus en lumière, dans un centre où son nom et son talent reconnus devaient amener la fortune.
Paris n'était point arrivé à cette époque à l'apogée où il est parvenu aujourd'hui. Le commencement du règne de Napoléon III avait inauguré d'importants travaux. La rue de Rivoli, le bois de Boulogne, les boulevards de Sébastopol, de Malesherbes, de Marignan, de Turbigo et tous ceux qui suivirent, des rues et des ponts de tous noms, l'extension des limites de l'ancien Paris, par suite sa division en vingt arrondissements, la reconstruction de tous les théâtres disséminés actuellement dans la capitale, et agglomérés alors au boulevard du Temple, l'édification de l'Opéra au boulevard des Capucines, la création de la place Napoléon IV sur l'assise qu'occupait autrefois triangulairement le pâté de maisons donnant d'un côté rue de la Paix, d'un autre rue Neuve-Saint-Augustin, et faisant face au boulevard des Capucines, tous ces changements et tant d'autres encore n'existaient point au moment où Le Gray, aidé d'une commandite puissante, vint asseoir son établissement de photographie boulevard des Capucines, 35, au second étage, en face de cette rue Basse-du-Rempart qui a disparu depuis.

Atelier du 35, boulevard des Capucines, Félix Nadar
Brick [dit Brick au clair de lune]
Portrait de Napoléon III en buste
 

Là, au milieu de salons splendides, meublés dans le goût de la Renaissance, entouré d'un personnel nombreux, organisé et initié par lui, Le Gray multiplia ses productions, qui toutes furent frappées au coin du véritable artiste, et ses ateliers devinrent les galeries les plus célèbres de l'Europe par la variété des personnages qui s'y succédèrent.
La concurrence essaya, mais en vain, de lutter contre cette suprématie : elle ne fit que l'accroître par la comparaison, en tapissant tous les coins de rue d'images barbouillées, où le grotesque le disputait parfois au ridicule. Autant de placards de cette espèce, autant de succès pour Le Gray, dont le faire était unique.
À côté de ces portraits, où la lumière était si savamment étudiée, se groupaient des marines que personne en France n'a pu refaire après lui, des monuments de toute beauté et des paysages qui révélaient la nature si sympathique de leur auteur. L'Empereur Napoléon III lui confia divers travaux délicats et importants, entre autres la reproduction de toutes les évolutions militaires exécutées en sa présence dans les camps, et à l'heure où nous écrivons, le seul vrai portrait que nous ayons de ce souverain est de Le Gray.
Il fut un des fondateurs en même temps que l'un des membres les plus éminents de la Société française de photographie, qui a pris des proportions tellement considérables qu'elle distribue aujourd'hui de nombreux prix pour encourager les perfectionnements apportés à l'art.
Son dernier triomphe date de l'Exposition universelle de 1855, où il remporta de nouveau une première médaille.
Depuis lors jusqu'en 1880, à l'exception d'un fixage au chlorure de chaux et d'or qu'il indiqua, et qui est généralement pratiqué comme donnant les plus beaux tons noirs aux épreuves, tout en en ménageant la finesse, sa vie s'écoula entre les travaux exécutés dans ses ateliers et un ouvrage considérable sur la chimie dans ses rapports avec l'art photographique.
Chacun sait qu'il fut prématurément enlevé au commencement de l'année 1880. Sa mort fut un deuil public, mais particulièrement pour les sciences et les arts, dont il avait été l'un des pionniers le plus infatigable et le plus ardent ; ce deuil fut d'autant plus profond qu'il laissa un vide qui n'a pas été et ne sera jamais comblé.
Son intimité le pleura plus que tous, parce qu'elle connaissait seule l'étendue de ce qu'elle perdait ; ce jour néfaste marqua néanmoins avec éclat dans l'harmonie sacrée, car chacun sait que Frédéric Brisson, sous l'impression de cette mort, composa, dans la nuit qui suivit, une messe en musique, tout un poème de larmes et de douleur, qui restera comme une de ses plus belles pages. Quel plus grand éloge faire de l'ami et de l'artiste !
Tel fut Le Gray. Artisan de ses propres œuvres, né de lui-même, sa vie entière se passe à l'abri de toute ambition ; il cherche, il interroge, il travaille, il combine, il tourmente la chimie pour qu'elle lui dise ses secrets, et quand il a obtenu une victoire dans cette lutte, entre ses fourneaux et son intelligence, il la livre au monde sans orgueil, sans récompense, sans autre espoir que l'estime et la conscience publique.
Dans ses heures de repos, il écrit pour l'avenir et lègue à ceux qui viendront après lui de simples et éloquentes leçons de travail, de patience dans les obstacles vaincus, et conquiert ainsi une place parmi les hommes que l'humanité peut oublier, mais que les penseurs apprécient. Il voit autour de lui se croiser de mesquines vanités, de sourdes intrigues, qui vont en tâtonnant chercher leurs succès dans les antichambres ; fidèle à son art, il le cultive avec un amour filial, son âme n'a d'élans que vers Dieu, le maître des maîtres : son cœur n'a de culte que pour l'amitié, et son intelligence n'a d'enthousiasme que pour tout ce qui peut aider à élever l'étude de la lumière.
Il meurt sans regrets pour lui-même et sans envie pour ceux que la fortune favorisa ; il aurait pu être de l'Académie des sciences ; modèle vivant de l'honneur, il aurait dû être un des premiers dans la Légion, mais il n'en fait pas partie. Qu'importe ! son nom sera seul, sans autres titres que ceux que la postérité décerne aux hommes qui luttent devant elle.
Si c'était son ambition : elle est satisfaite !