"A quoi servent la peinture et la poésie
? Quel tableau, quel livre vaut un pareil spectacle ? Ce sont des
contrefaçons mesquines, tout au plus des consolations à
l'usage des gens enfermés." Sans doute Taine (qui désigne
ici la forêt de Fontainebleau) a-t-il voulu dire qu'une uvre
picturale ou poétique par le fait qu'elle était une interprétation
se montrait impuissante à reproduire l'uvre d'art que constitue
un paysage et rendait moins compte des beautés de la nature que
de sa propre perfection. Il n'aurait pu le penser de la photographie qui,
lorsqu'elle est accomplie, reproduit le sujet autant qu'elle le représente,
en décline l'identité autant qu'elle s'annonce, ramène
au modèle autant qu'elle l'écarte en étant uvre
elle- même. Les photographies (comme les guides de Denecourt qu'elles
auraient pu illustrer) nous apprennent le chemin de cette forêt
qu'on nomme la forêt de Fontainebleau mieux que les évocations
des Goncourt, de Taine, de Murger qui nous donnent le goût des grands
bois en général. Leur exactitude rend insupportable la médiocrité
de nombreux dessins et leur historicité leur confère un
avantage sur la peinture : elles seules peuvent prétendre
être la mémoire visuelle de la forêt dont elles ont
enregistré des aspects déterminés et depuis disparus.
Il ne faut pas croire cependant que leurs auteurs ont eu des préoccupations
d'ordre scientifique bien que les hérauts de la photographie, dès
sa naissance et à plusieurs reprises, aient proclamé sa
vocation à observer, décrire et classer. Dans l'esprit des
intervenants, elles servent à la rigueur de modèles aux
artistes (qui ne se privent pas de les utiliser ou d'en avoir dans leurs
archives tels Chauvel et Corot). Le temps n'est pas venu d'inventorier
les sites naturels alors que les monuments font l'objet d'inscriptions
et de classements depuis la Révolution ; aussi les photographes
sollicitent des missions ou réalisent des anthologies dans le domaine
de l'architecture tandis qu'ils ne font que vagabonder dans les jardins
de la nature. L'absence de légendes pour les épreuves que
nous possédons ou l'à-peu-près des rares identifications
proposées ("Lande d'Arbonne", "Sables de Macherin"
chez Cuvelier, appellations erronées ou fantaisistes pour les géographes
et les historiens de la forêt) disent assez l'indifférence
des photographes à l'égard de la fonction documentaire.
Ne nous étonnons pas si la forêt de Fontainebleau n'a pas
suscité d'initiative analogue aux vieux arbres de la Normandie
que Henri Cadeau de Kerville entreprend de photographier et de décrire
à la fin du XlXe siècle.
Alors même que l'art n'est peut-être pas
leur préoccupation fondamentale (Le Gray qui proclame celle-là
ouvertement reste une exception), souvent chez ces nouveaux maîtres
de la lumière l'émotion sur le motif l'emporte sur la fonction
descriptive. Dégageant du fouillis des ramures et du désordre
sauvage des roches sujet "suffisant et parfait" à représenter,
ils réalisent un travail qui est, selon la formulation de Baudelaire,
énoncée dans un autre domaine de l'art, une uvre d'âme,
où tout est bien vu, bien observé, bien compris, bien imaginé."
(Salon de 1845). Parmi les représentations d'arbres et de futaies,
de rocs et de chaos, de mares et de broussailles qu'ils nous ont laissées,
certaines nous apportent le pur plaisir esthétique d'une beauté
secrète entrevue dans un motif sans attrait particulier et que
révèle une image bien cadrée et bien éclairée.
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