Les photographes de Barbizon
par Bernard Marbot

 

L'appel de la forêt


Arbres morts et bouleaux. Quinet.  

La forêt fut longtemps considérée comme un repaire de bandits, l'antre de bêtes féroces, la demeure d'êtres maléfiques. On la traversait avec la crainte d'y mourir ou d'y subir quelque sortilège. Dans les contes, drames et récits, elle est un refuge pour les marginaux (Robin des Bois dans la forêt de Sherwood), les exclus (Blanche-Neige, le Petit Poucet et ses frères), les damnés de la terre (Tristan et Yseult dans la forêt du Morois). Avec l'irruption de Jean-Jacques Rousseau et des Romantiques sur la scène littéraire, naît une nouvelle perception de la nature. La forêt garde son mystère mais elle devient lieu d'inspiration. C'est alors que la forêt de Fontainebleau devient un lieu de création et de promenade des plus recherchés.

Un atelier grandeur nature


Pavé de Chailly. Cuvelier.  

Le sentiment nouveau de la nature, d'abord éclos dans la littérature, gagne les peintres et conduit plusieurs d'entre eux à faire de la plaine de Chailly, proche du hameau de Barbizon, bientôt célèbre, et plus encore du massif forestier voisin, un vaste atelier.
La forêt de Fontainebleau devient donc entre 1825 et 1860 le grand atelier de peinture qui perdurera jusqu'en 1875 sous le nom d'école de Barbizon.
Dans les bois historiques où bruissaient encore les voix de Saint Louis regrettant ses "chers déserts", François 1er relançant les "bêtes rousses et noires", Henri IV faisant héler un Grand-Veneur légendaire, Louis XIV soupant avec de belles dames au son des violons dans le pavillon de Franchard, Louis XVI rencontrant le farouche Bruandet, Napoléon Ier saluant Pie VII à la Croix de Saint-Hérem, résonnaient maintenant les "mille exclamations de folle gaîté et d'étincelantes saillies" de barbouilleurs innombrables et les conversations entre maîtres dont le monde entier cite aujourd'hui les noms : Corot, Diaz, Jacque, Millet, Rousseau et tant d'autres artistes réputés. Parmi eux se rencontrent aussi des photographes : un demi-millier d'épreuves environ réalisées de 1850 à 1880 sont conservées par des collectionneurs, des musées ou à la Bibliothèque nationale de France.

 

Un nouveau champ photographique


Bosquet de chênes. Balagny.

Approches et desseins diffèrent d'un opérateur à l'autre, intentions et cheminements s'entremêlent parfois chez le même intervenant rendant vaine une physiologie de l'acte photographique en forêt de Fontainebleau. L'œuvre des uns relève de l'expérimentation expressive (Le Gray) ou technique (Balagny) ; celle des autres vise une catégorie de clients, amateurs de vues stéréoscopiques (séquence de Briquet), artistes à la recherche de modèles facilitant l'étude de la nature (séries de Famin, de Quinet). Les stratégies varient : grande épreuve ou petite vue, collodion ou calotype (Cuvelier, Gaillard, Le Gray pratiqueront les deux procédés), plaque ou pellicule, tirage sur feuilles albuminées ou sur papiers salés.

Mare aux Fées. Famin.
      
La Mare aux Fées ? Cuvelier.  

Tenant des poètes la nature comme inspiratrice de l'âme et des peintres la lumière comme seule créatrice de formes et de vie, des photographes vont inventer une démarche appropriée au paysage car leurs moyens, par rapport aux arts plastiques, sont très restreints face à l'infinie variété de la nature. A l'exemple de François Arago et de Louis Gay-Lussac célébrant l'invention devant les Chambres en 1839, les zélateurs répètent à l'envi que la photographie peut tout faire, mais ceux-là ne sont pas photographes. Tout reste à faire moins sur le plan technique où les progrès vont s'enchaîner d'eux-mêmes que sur le plan de l'imaginaire. A l'écart des trois grands massifs iconographiques que sont le portrait, l'architecture et la reproduction, quelques héliographes pressentent que l'exigence qui les conduit de réaliser une œuvre, de la vouloir réelle et achevée, passe par un travail sur une matière rebelle dans un espace contraignant. Ils ont trouvé dans le choix de la forêt de Fontainebleau, endroit élu bien avant eux par les artistes pour peindre sur le motif, cette matière et cet espace, c'est-à-dire à la fois le thème photographiable et le champ photographique. La forêt leur offre, en effet, un cadre distinct de l'espace clos, protégé, factice et fictif du studio, et une matière différente du modèle d'atelier mobile et soumis, matière fixe, frémissant malgré tout aux caprices du vent et de la lumière qui se moquent des impératifs de la pose. Ceux qui l'affrontent devront modifier leur stratégie de capture : guetter et saisir le moment et non le préparer, investir la place dans un corps à corps avec l'appareil au lieu de positionner le modèle, s'emparer de l'espace par le cadrage et non par une mise en scène. Puisqu'on ne commande pas aux éléments, l'intuition se substituera à l'injonction, dictera les solutions et décidera d'une tactique d'enveloppement du réel qui révélera la spécificité de la photographie et la rangera parmi les arts d'inspiration.

 

Regarder avec Le Gray


Fontainebleau. étude de tronc. Le Gray.  

"Dans le fond des bois, enfermé sous ces voûtes semblables à celles des sacristies et des cathédrales", les néophytes subiront l'initiation à laquelle s'est déjà plié le premier d'entre eux devenu l'un des Maîtres de l'héliographie.
En 1849 ou 1850 Le Gray entre dans la forêt de Fontainebleau avec l'appareil et le tripode. De même que "les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l'architecture", il va y recevoir la révélation de la photographie. Cette forêt que Denecourt voit parfois comme un vaste studio proposé aux artistes se présente à Le Gray comme une immense chambre noire semblable à la camera obscura transportable d'Athanase Kircher. L'effort mental qu'il consent en s'y introduisant afin d'en apprendre les mystères et d'en assimiler les rites lui est d'autant plus aisé que l'ombre et la lumière interfèrent en ces lieux aussi puissamment que dans le processus d'obtention de l'épreuve allant de la prise de vue au tirage.

Fontainebleau. Futaie. Le Gray.  

Tel Siegfried, se tenant dans la forêt, l'épée à la main, après avoir tué le dragon, Le Gray est là sous la futaie avec son appareil. Ayant terrassé la chimère (son désir d'être peintre), il peut, comme le héros germanique, entendre l'oiseau et en recevoir trois secrets : son appareil (l'anneau de la légende), le voile noir sous lequel disparaît l'opérateur (le heaume), le cliché (l'or) lui donnent le pouvoir de conquérir l'univers ; la mise en garde (comme envers Mime, fourbe nourricier de Siegfried) formulée contre la peinture qui a modelé sa sensibilité et son imaginaire et qui précipite la plupart de ses confrères, malgré leur talent éventuel, précisément dans un mimétisme fatal à l'éclosion d'une personnalité originale ; enfin, par-delà les modèles figés de l'atelier, les objets inertes et les monuments impavides, des réalités vivantes et mobiles, parfois impalpables et fugaces, s'offrent à l'objectif (comme à l'amour Brünnhilde, encore endormie sur le roc où Wotan l'a placée), accroissant de façon illimitée le monde du photographiable, étirant sans fin la gamme des simulacres de l'anecdote enregistrée à l'émotion exprimée.

Fontainebleau. Chêne creux dans une clairière. Le Gray.

Parmi ces chênes séculaires, sous l'entremêlement des feuillages que les rayons du soleil font scintiller, Le Gray comprend alors "toute la sublimité des possibles" et en voit se dérouler l'accomplissement sur une période qui excède la durée de sa propre vie. Il contemple d'un regard neuf l'instrument (modèle réduit de la chambre d'initiation) auquel ses mains impriment déjà le mouvement générateur d'un espace incommensurable avec celui du sujet. Il en devine l'aptitude à faire surgir dans la galaxie des formes, selon une trajectoire aussi mystérieuse que celle d'un vaisseau interstellaire émergeant dans l'hyperespace, les pans du réel que son œil couplé à l'objectif sélectionnera. D'autres que lui, surtout Le Secq, iront d'ailleurs très loin dans le morcellement de la nature et la valorisation du motif.

Chêne rogneux près du carrefour de l'Épine. Langerock.   Chêne rogneux près du carrefour de l'Épine. Le Gray.
      
Chaos des gorges d'Apremont. Balagny.
Tronc de pin sylvestre. Cuvelier.
 

Secouant le joug des habitudes d'un cosmos iconographique régi par la peinture, Le Gray commence dans cette chambre de verdure une carrière étonnante qui le hissera au premier rang des quelques grands créateurs d'images argentiques de son temps. C'est là que va s'essayer et s'affirmer ce génie que nous lui connaissons de représenter en de belles et pleines pages iconographiques le thème qui retient son regard – futaie, site monumental, mouvement de cavalerie, déroulement infini de la mer – avec ce don inné d'arracher au spectacle choisi et d'un même souffle inspiré toute une séquence. L'émotion le conduira plus souvent que le désir de raconter une histoire. Ses incursions magistrales dans le paysage sylvestre ont des accents épiques qui résonneront dans les vues d'un Langerock (une orgie de lumière) et celles d'un Balagny (un tonnerre de chaos). L'œuvre de Cuvelier, plus intimiste, intéresse tous les aspects de la forêt et en donne quelquefois des images singulières et hardies pour l'esthétique de leur temps. Elle n'épuise pas le sujet, tant s'en faut, malgré l'étroitesse du registre (arbre, rocher, futaie, chaos, ramure ou ramée, mare) ; la variété des approches et des méthodes fait qu'un motif semblable (voire identique) traité par des photographes aux tempéraments différents, tels Famin et Quinet, engendre sur le papier des empreintes et des effets qui ne se recouvrent pas.

    Deux chênes en hiver. Cuvelier.
      
 

Paysages ou documents ?


Arbre résineux. Cuvelier.

"A quoi servent la peinture et la poésie ? Quel tableau, quel livre vaut un pareil spectacle ? Ce sont des contrefaçons mesquines, tout au plus des consolations à l'usage des gens enfermés." Sans doute Taine (qui désigne ici la forêt de Fontainebleau) a-t-il voulu dire qu'une œuvre picturale ou poétique par le fait qu'elle était une interprétation se montrait impuissante à reproduire l'œuvre d'art que constitue un paysage et rendait moins compte des beautés de la nature que de sa propre perfection. Il n'aurait pu le penser de la photographie qui, lorsqu'elle est accomplie, reproduit le sujet autant qu'elle le représente, en décline l'identité autant qu'elle s'annonce, ramène au modèle autant qu'elle l'écarte en étant œuvre elle- même. Les photographies (comme les guides de Denecourt qu'elles auraient pu illustrer) nous apprennent le chemin de cette forêt qu'on nomme la forêt de Fontainebleau mieux que les évocations des Goncourt, de Taine, de Murger qui nous donnent le goût des grands bois en général. Leur exactitude rend insupportable la médiocrité de nombreux dessins et leur historicité leur confère un avantage sur la peinture : elles seules peuvent prétendre être la mémoire visuelle de la forêt dont elles ont enregistré des aspects déterminés et depuis disparus.
Il ne faut pas croire cependant que leurs auteurs ont eu des préoccupations d'ordre scientifique bien que les hérauts de la photographie, dès sa naissance et à plusieurs reprises, aient proclamé sa vocation à observer, décrire et classer. Dans l'esprit des intervenants, elles servent à la rigueur de modèles aux artistes (qui ne se privent pas de les utiliser ou d'en avoir dans leurs archives tels Chauvel et Corot). Le temps n'est pas venu d'inventorier les sites naturels alors que les monuments font l'objet d'inscriptions et de classements depuis la Révolution ; aussi les photographes sollicitent des missions ou réalisent des anthologies dans le domaine de l'architecture tandis qu'ils ne font que vagabonder dans les jardins de la nature. L'absence de légendes pour les épreuves que nous possédons ou l'à-peu-près des rares identifications proposées ("Lande d'Arbonne", "Sables de Macherin" chez Cuvelier, appellations erronées ou fantaisistes pour les géographes et les historiens de la forêt) disent assez l'indifférence des photographes à l'égard de la fonction documentaire. Ne nous étonnons pas si la forêt de Fontainebleau n'a pas suscité d'initiative analogue aux vieux arbres de la Normandie que Henri Cadeau de Kerville entreprend de photographier et de décrire à la fin du XlXe siècle.

Carrière de grès (Sables de Macherin). Cuvelier

Alors même que l'art n'est peut-être pas leur préoccupation fondamentale (Le Gray qui proclame celle-là ouvertement reste une exception), souvent chez ces nouveaux maîtres de la lumière l'émotion sur le motif l'emporte sur la fonction descriptive. Dégageant du fouillis des ramures et du désordre sauvage des roches sujet "suffisant et parfait" à représenter, ils réalisent un travail qui est, selon la formulation de Baudelaire, énoncée dans un autre domaine de l'art, une œuvre d'âme, où tout est bien vu, bien observé, bien compris, bien imaginé." (Salon de 1845). Parmi les représentations d'arbres et de futaies, de rocs et de chaos, de mares et de broussailles qu'ils nous ont laissées, certaines nous apportent le pur plaisir esthétique d'une beauté secrète entrevue dans un motif sans attrait particulier et que révèle une image bien cadrée et bien éclairée.

Chênaie en hiver. Famin.  

Un esprit bienfaisant a souvent hanté le site de Fontainebleau. Une école autour du château a marqué l'avènement d'un art aristocratique et décoratif sous François 1er. Un groupe autour d'un hameau a fortement participé trois siècles plus tard à l'essor du paysage naturaliste et consacré la peinture sur le motif. Des pionniers autour de chambres noires, meneurs de jeu à l'école de la forêt ou praticiens momentanément inspirés, ont contribué à élever la photographie en l'éloignant des chausse-trappes de la mise en scène et du pastiche pictural. Sans rêver d'autres floraisons, mais pénétrés de la grandeur du lieu, en une époque où la nature s'en va, pillée, salie, détruite par l'industrie humaine, souhaitons comme George Sand que ce "sanctuaire de silence et de rêverie où les générations successives ont le droit d'aller se recueillir et chercher cette notion sérieuse de la grandeur, dont tout homme a le sentiment et le besoin au fond de son être" soit définitivement préservé des amoindrissements.

Platière d'Arbonne. Cuvelier.

D'après Bernard Marbot  "Les photographes oubliés de la forêt de Fontainebleau", Les photographes de Barbizon, Paris, Hoëbeke/Bibliothèque nationale, 1991.

      
 
Ressources documentaires