Icônes de mai 68 : Les images ont une histoire
d'après Audrey Leblanc et Dominique Versavel

Loin de retracer le déroulement des événements de Mai 68 par le biais de l’illustration et de la photographie, l’exposition de la BnF interroge l’histoire même des images de mai-juin 1968 produites par le photojournalisme. Elle revient sur la représentation de ces événements et questionne la mémoire visuelle collective qui en découle. À ces fins, elle analyse les usages des images dans le contexte médiatique et culturel des cinquante ans passés.

Histoire visuelle de Mai 68 : une construction médiatique

Parce qu’elle aborde le printemps 1968 au prisme de ses représentations médiatiques, l’exposition distingue les faits historiques de leurs formes médiatisées : l’appellation « Mai 68 », vraisemblablement héritée des médias, est employée pour ces dernières, tandis que « mai-juin 1968 » renvoie aux événements eux-mêmes, suivant la chronologie élargie établie par l’historiographie récente.
 

Photojournalisme et histoire : retour aux publications d’époque

Mai 68 marque l’histoire du photojournalisme en France dans un contexte, aujourd’hui idéalisé, de renouveau d’une profession qui réinvestit alors l’idée d’objectivité de la photographie dans la presse. Au sein d’un univers médiatique qui se présente comme un relais transparent des faits, sans élaboration (photo)journalistique, la publication immédiate d’une photographie ratifie sa valeur documentaire. Mais si c’est au nom de ce rôle de documentation historique que le photojournalisme de la seconde moitié du XXe siècle s’énonce partie prenante de l’histoire, c’est aussi en ce que certaines de ses images se distinguent comme des représentations exceptionnelles, durables et célèbres d’événements majeurs. Il construit ainsi sa propre légende autour de ces images notoires – désormais communément qualifiées d’« icônes » – comme autant de repères marquant son importance dans l’écriture de l’histoire. Dans la doxa professionnelle, l’icône est la forme iconographique idéale, alors même que cette représentation parfaitement aboutie d’un événement et sublimée par le milieu professionnel entre en contradiction avec la notion de document initialement associée aux photographies d’actualité. André Gunthert démontre comment l’évolution de ces dernières vers un statut culturel d’exception s’amorce précisément dans le contexte de la pop culture de la fin des années 1960. Selon cette nouvelle logique à l’œuvre, la persistance culturelle des images dans notre mémoire est expliquée par leur nature de documents exceptionnels, qu’une publication immédiate et en bonne place dans la presse magazine d’information de 1968 serait censée confirmer. Pourtant, cette explication ne résiste pas à une confrontation avec les publications d’époque, qui remettent implacablement en cause les assertions professionnelles. […]

« Bégaiement iconographique » et construction culturelle

Aujourd’hui, Mai 68 est massivement associé, dans la presse comme dans l’édition, à une mise en forme qui prend appui sur une iconographie en noir et blanc – souvent rehaussée de rouge – qui remise les événements dans un passé révolu. Si des inédits, des points de vue alternatifs ou moins connus ont parfois été mis en lumière pour proposer d’autres images de Mai 68, un « bégaiement photographique » domine largement nos mémoires. Or, le retour sur la médiatisation des événements du printemps 1968 dans la presse magazine de l’époque montre que la mise en forme médiatique de Mai 68 en noir, blanc et rouge, qui nous est aujourd’hui familière, ne se retrouve pas dans ces publications contemporaines des faits. Une iconographie couleur a alors été diffusée, tandis que les images les plus célèbres aujourd’hui sont en général absentes de ces pages.
Discuter l’autorité des représentations qui dominent de nos jours consiste dès lors non pas à proposer d’éventuels inédits de Mai 68 mais à redéfinir le poids accordé dans notre histoire culturelle à ces images issues des grands médias, en revenant sur leur élaboration au cours des cinquante ans qui nous séparent des faits. Que s’est-il passé dans l’épaisseur de ces quelques décennies qui nous donnent aujourd’hui le recul nécessaire pour analyser le rôle joué par les médias et l’édition dans la construction de notre mémoire visuelle et l’émergence de certaines icônes ? Les analyses se centrent sur les occurrences éditoriales des corpus photographiques choisis dans les trois hebdomadaires d’actualité de 1968 et la presse magazine des cinquante années suivantes. Leur mise en forme médiatique n’est pas monolithique, attachée à une archive photographique documentaire initiale qui serait stable et indéfiniment répétée : c’est au fil du temps, à la faveur des anniversaires décennaux notamment, que se façonne une image de Mai 68. Motifs récurrents, icônes et graphisme noir, blanc et rouge sont au cœur d’une construction culturelle qui, par ailleurs, circonscrit le sens des événements. À rebours d’une justification ontologique, ce travail défend donc une approche culturaliste des images et invite à comprendre le système dans lequel elles s’inscrivent pour mieux appréhender leur qualité de représentation. Il montre, en partie au moins, les usages sociaux et la circulation de ces photographies a posteriori des événements comme des mécanismes culturels qui en façonnent l’importance dans la durée.

Comprendre les images du photojournalisme comme médiatiques

Dans ce projet d’histoire culturelle, la démarche historienne appliquée aux images et icônes du photojournalisme « qui ont fait l’histoire » met en évidence qu’elles sont le produit du système médiatique particulier que constitue la presse magazine, conçue comme industrie culturelle. Cette démarche s’appuie sur une définition de l’image photographique qui prend en compte sa dimension matérielle dans la mesure où celle-ci conditionne sa production et ses utilisations. La description du fonctionnement quotidien des pratiques professionnelles soutient alors la compréhension des images qu’elles fabriquent comme exceptionnelles. Reconstituer le processus général d’élaboration des images médiatiques (fabrication, gestion pragmatique, production), en prenant en compte les enjeux économiques dans lesquels elles sont impliquées et les contraintes techniques auxquelles sont soumis le commerce et la circulation de ces images, donne la mesure des phénomènes culturels à l’œuvre dans la valorisation de certaines d’entre elles.
Car, dans ce contexte, les photographies sont à appréhender comme des produits commercialisés et édités. Leur ancrage historique n’est pas l’élément le plus déterminant pour leur exploitation en agence, leur usage en rédaction presse et leur notoriété – pour celles qui font figure d’icônes. Des erreurs de datation dans les légendes, des indexations générales du type « Mai 68 »… les affranchissent rapidement de leur date de prise de vue et du référent précis qu’elles représentent. Ainsi, il est commun de trouver des occurrences de la même photographie avec des légendes différentes voire opposées. Une image publiée est toujours une image éditée, au sens où elle a fait l’objet d’un processus de sélections successives et de qualification, qui sont autant d’étapes de sa valorisation : l’occurrence éditoriale constitue en soi une entité à analyser. En 1968, l’editing – sélection des images proposées aux rédactions presse – est assuré par les personnels de l’agence, de même que leur indexation et leur archivage, qui participent à l’élaboration d’une première étape de mise en récit des événements. Ces constats remettent en cause le rôle purement documentaire des images dans le cadre de leurs usages médiatiques : la presse magazine et ses photographies de presse ne sont pas de simples relais mais sont au contraire pleinement actrices d’une construction symbolique des événements historiques et constitutives de nos représentations culturelles.
L'exposition revient sur le parcours de deux principales icônes des événements : tout d’abord, l’image, désormais très mobilisée, du célèbre face-à-face de Daniel Cohn-Bendit avec un CRS saisi par le photographe de l’agence Gamma Gilles Caron, qui n’est pas publiée dans la presse d’information en 1968. L’archéologie de l’image de Caron confirme l’épaisseur des cinquante ans écoulés comme le temps d’une construction collective et progressive des représentations médiatiques aujourd’hui dominantes et restrictives des événements. Il en va de même pour la surnommée « Marianne de Mai 68 » de Jean-Pierre Rey, dont la perte de référent historique et le passage à l’état de symbole au gré des ans et des recadrages sont également mis ici en évidence.
Par ailleurs, selon un principe méthodologique fécond pour discuter les formes dominantes, ces analyses reviennent aussi sur ce qui ne nous est pas resté. Un autre moment, intermédiaire, s’attarde ainsi sur un indice majeur de cette construction visuelle : l’amnésie paradoxale de la couverture en couleurs des événements par la presse magazine de l’époque. Cet effacement de la couleur trouve ses origines dans des difficultés matérielles de conservation des supports diapositives et dans l’impact culturel de l’une des premières représentations médiatiques de Mai 68, exceptionnellement en noir et blanc. Par ailleurs, des productions photographiques de l’époque sont restées largement méconnues depuis leurs présentations publiques comme des expositions par le club amateur des 30 × 40 ou les projections de diaporama du collectif Signes. Malgré le rôle fédérateur des 30 × 40 dans le monde de la photographie de 1968 et les efforts déployés pour les rendre visibles dans la durée et par le plus grand nombre (expositions spontanées, gratuité, itinérance, diffusion dans des lieux variés…), ces expériences alternatives n’ont pas eu la même pérennité ni la même portée que les récits médiatiques. Ces pièces montrent, en creux, l’efficacité et la puissance du médiatique, avec lequel la seule strate photographique ne peut véritablement rivaliser. Enfin, le cas de la « nuit des barricades » permet d’interroger l’absence d’une image persistante liée à cet événement de la nuit du 10 mai 1968. Cet événement marquant au fort pouvoir évocateur, qui a fait « monter » l’information en une des trois principaux magazines de l’époque, n’a pas pour autant laissé d’icône à la postérité. Cette étude de cas révèle, en négatif, certaines conditions de production d’une icône : une nécessaire lisibilité de la composition et une adéquation au récit médiatique choisi.

Approche culturelle et industrielle des images médiatiques : un enjeu didactique

Qu’est-ce que voir Mai 68 ? La portée didactique de ce projet est pleinement assumée : il prône une histoire sociale et culturelle de la photographie de presse en tenant compte de son contexte médiatique, conçu comme industrie, et en mesurant l’impact des mécanismes culturels de sa valorisation pour l’exploitation des fonds. Ces images du photojournalisme ont une histoire façonnée par le milieu professionnel de l’information. La corporation, qui maîtrise sa propre médiatisation, influence ainsi les événements par l’élaboration de sa propre histoire. Magazines illustrés à fort tirage mais aussi presse spécialisée en photographie puis parutions destinées à d’autres lectorats (jeunesse, scolaires) ont contribué à relayer ces images auprès d’un large public et à les marteler à force de reprises, de citations et de commentaires. D’autres supports de diffusion (livres, films, expositions, etc.) assurent une circulation plus ample à ces mêmes images et s’offrent comme autant d’occasions de renforcer leur autorité culturelle. Cette promotion reprend les critères de l’histoire de l’art – construite autour de l’œuvre et de l’auteur – en faisant abstraction de la valeur d’usage de ces images.
Comme en témoigne le récit de Jean-Claude Lemagny, conservateur de la photographie en 1968, sensible au témoignage de regards singuliers, la Bibliothèque nationale a appréhendé les photographies des événements sous l’angle double de leur portée documentaire et de leur valeur formelle. Aujourd’hui, tirant parti de la variété de ses collections, c’est une histoire culturelle qu’elle propose de ces images, en les replaçant dans une longue chaîne de production qui, du tirage à ses versions publiées, en bâtit le sens et l’importance.
L’approche de l’image de presse défendue ici n’est pas sans difficultés. La conception de l’exposition et de ce catalogue a été l’occasion d’expérimenter les mécanismes qui précisément jouent sur la sélection ou la présentation des images : à l’accès parfois délicat aux archives, aux questions des droits (droit de reproduction, de représentation, droit à l’image) s’ajoute le refus d’exploitants de fonds d’une lecture autre qu’artistique des photographies qu’ils gèrent. Des choix ont dû être faits en conséquence, et ces renoncements corroborent le propos même de l’exposition : le rôle indéniable tenu par des dispositifs culturels, juridiques, pragmatiques ou économiques dans la présentation ou non d’une image, dans sa persistance ou sa disparition, dans la possibilité d’en faire un objet d’interrogation et d’histoire culturelle.
Ces éléments pragmatiques et économiques contribuent à construire – voire imposent – un point de vue exclusivement esthétique sur ces images dont ils suscitent plus une réception contemplative qu’une compréhension ou une appropriation. Il existe pourtant un enjeu de culture visuelle dans la nécessité d’affranchir ces images médiatiques des seuls canevas de l’histoire de l’art, pour les décrire, en discuter l’autorité et en mesurer l’impact dans l’écriture des événements historiques. À l’heure de l’éducation aux images et aux médias, cette approche est indispensable. Tenir compte de l'histoire culturelle et industrielle des images permet de prendre la mesure d’une telle construction culturelle et de son rôle dans la perception des événements dits « de Mai 68 » : cela met en évidence l’élaboration d’un imaginaire des faits par les acteurs médiatiques et culturels. Mai 68 et sa représentation par le photojournalisme depuis cinquante ans sont un cas d’école, transposable à d’autres corpus, une invitation à penser les enjeux d'une représentation médiatique des événements historiques.
 
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