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Les portraits carte-de-visite
abondent dans les collections publiques, ceux réalisés
par Disdéri ou dans son atelier aussi bien que d'autres.
La spécificité de ce fonds est qu'il représente
un ensemble sans comparaison pour un seul atelier et, surtout,
qu'au lieu d'une petite image collée sur carton telle
qu'elle était vendue au client, on a affaire à
la planche de portraits avant découpe.
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Les
séances de pose
Ces planches de portraits étaient rarissimes avant
la redécouverte de ce fonds. La Bibliothèque
nationale de France en possédait un petit nombre, entré
avec la collection de Georges Sirot. La masse considérable
qui est désormais disponible donne I'occasion d'observer
sous un jour nouveau le déroulement de la séance
de pose ; jusqu'à présent, les études
sur le portrait-carte ne pouvaient s'appuyer que sur le produit
fini, découpé et contrecollé. Le fait
que les personnages soient identifiés et les portraits
datés permet encore d'affiner I'analyse et de mieux
comprendre la séquence.
Un portrait carte-de-visite, qu'il soit conventionnel ou original,
voire étrange, humoristique, est une image isolée
qu'il n'est pas toujours simple d'analyser. Une planche de
huit ou même plusieurs planches prises à la suite
permettent de reconstituer la séance de pose dans son
entièreté et de situer chacune des images dans
un contexte précis.
Cette lecture séquentielle fait apparaître plusieurs
aspects insoupçonnés. D'abord, que I'image isolée
est trompeuse, car elle n'est pas forcement représentative
de I'ensemble. On peut voir le même personnage sur la
même planche passer, soudain ou progressivement, de
l'attitude la plus banale à celle qui fait sourire,
intrigue ou suscite I'intérêt. On imagine que
le client repartant avec un jeu de petits cartons en poche
destinait les uns et les autres à des connaissances
très differentes : on peut s'amuser à deviner
lequel était destiné à I'album familial,
lequel allait à la fiancée, aux amis de cercle,
à la maîtresse.
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Jeux
de convention
Les historiens du portrait carte-de-visite ont beaucoup insisté
sur les portraits les plus étonnants quant à
I'attitude et à la mise en scène. Ces portraits-là,
on s'en rend bien compte en brassant des milliers de planches,
sont cependant relativement rares en quantité, et datent
du début de la mode du portrait-carte. Dans les attitudes
les moins conventionnelles, on trouve surtout des portraits
d'hommes. Ces portraits, hors norme à nos yeux, sont
cependant semblables entre eux si on les compare : I'excentricité
a aussi ses conventions, peut-être suggérées
par Disdéri, mais aussi réclamées par
les clients qui avaient pu voir quelques exemples provenant
de cet atelier, et désiraient sacrifier à une
mode nouvelle. Hommes de dos, assis sur la balustrade du décor,
le parapluie ouvert, chevauchant le cheval de bois destiné
aux portraits d'enfants, les pieds sur le dossier du fauteuil,
voire couchés sur le tapis ou mimant une séance
de spiritisme avec un acolyte comme le baron Salomon de Rothschild
: ces clients sont ceux des années de gloire du studio,
de l'époque où la mode du portrait carte-de-visite
n'est pas encore sortie du cercle de I'aristocratie.
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Mise
en scène des rapports sociaux
Plus les clients sont jeunes, riches et titrés, plus ils
s'amusent à donner d'eux cette image décalée,
à se jouer des conventions du portrait photographique, à
prendre au second degré les accessoires traditionnels comme
les balustrades, rideaux, fauteuils, etc.
On trouve aussi quelques femmes dans des poses inattendues. La princesse
de Metternich (épouse de l'ambassadeur d'Autriche), célèbre
pour son esprit mais aussi pour son originalité, pose les
cheveux dénoués, travestie en gitane tireuse de cartes.
L'excentrique Madame Rattazzi, les épaules nues, se montre
en cache-corset de dentelle. Paradoxalement les "demi-mondaines"
se présentent de façon beaucoup plus sobre. Leur mode
de vie étant déjà en soi un défi aux
convenances, elles n'avaient pas besoin de le souligner par une
pose provocante. Seules les femmes irréprochables pouvaient
se permettre quelques libertés devant I'objectif. Les demi-mondaines
sont en revanche reconnaissables à la richesse tapageuse
de leurs toilettes, à certaines expressions : regard en coulisse,
sourire ambigu, geste étudié pour mettre en valeur
la beauté du corps, mais ces nuances, perceptibles pour les
contemporains, passeraient inaperçues aux yeux d'un observateur
superficiel si Levert ne nous avait aidés en les rassemblant
dans deux albums spéciaux. Ces femmes, évidement,
posent toujours seules.
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Poursuivant plus avant
I'examen des planches, on y trouve encore d'autres éléments
qui éclairent la pratique du portrait et les rapports sociaux
qui s'y expriment. Relevons par exemple, sur un certain nombre de
planches, la présence de domestiques. D'abord la nourrice,
qui pose avec I'enfant dont elle a la charge : sur les genoux mais
quelquefois aussi au sein. II est fréquent que sur une planche
de portraits on trouve I'enfant et la nourrice, puis I'enfant et
sa mère ou son père.
Quelquefois la nourrice seule, suffisamment proche pour que I'on
veuille garder sa photographie ou la lui offrir. Mais, nuance de
distance, elle ne pose jamais avec I'enfant et ses parents.
On rencontre aussi, rarement il est vrai, des domestiques masculins
ou féminins, cochers, valets, femmes de chambre, posant seuls
dans une séance où leur maître Ies a amenés,
mais aussi avec leur maître dans une attitude illustrant clairement
leurs fonctions : tendant un objet avec déférence,
aidant à enfiler un vêtement, cirant les chaussures.
Comment interpréter ce type de mise en scène ? Certains
domestiques, enfin, appartenant à la maison de l'Empereur,
viennent poser seuls, en bourgeois mais leur fonction, notée
par le photographe, nous permet de Ies identifier.
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Pratiques
d’atelier
Certaines habitudes d'atelier qui n'apparaissent
pas à travers les images commercialisées sur leur
petit carton de montage se révèlent à la vue
des planches non coupées. En effet, la production de la carte
de visite amenant à une industrialisation de la pratique
du portrait photographique, Ies clients se succèdent très
rapidement dans I'atelier, et les ratés sont inévitables.
Il arrive souvent que, sur une planche de huit portraits, certains
soient techniquement mauvais (sur- ou sous- exposés, bougés)
ou simplement, déplaisent au client qui s'y trouve mauvaise
mine. On ne jette pas pour autant le négatif, qui contient
une ou plusieurs images valables, mais on raye celles dont on ne
veut pas, pour rassurer la clientèle et éviter toute
erreur. Cette opération a priori banale recouvre des modalités
d'action differentes et parfois inattendues. Un simple trait bien
net barrant Ie portrait rejeté, mais aussi : un griffonnage
désordonné affectant inutilement toute l'image ; un
raturage à petits traits comme si l'on s'était acharné
ou amusé à transformer le portrait en un graffiti
mystérieux ; de larges bandes de collodion arrachées
; un visage soigneusement rayé alors que le corps et le décor
restent parfaits, des annotations fantaisistes sur le collodion
(par exemple : "do si la sol fa mi re"). II ne faut pas
chercher, je pense, dans ces clichés-verre involontaires
et naïfs autre chose que des amusements de commis peu pressé
; mais si l'on veut bien admettre que les images ont un destin propre,
de même qu'un ratage, un essai taché ou un reflet involontaire
peuvent nous paraître parfois plus intéressants qu'une
épreuve techniquement parfaite mais terne, ces portraits
griffés, ces planches partiellement raturées ont une
valeur voire un charme indéniables. Elles nous font entrevoir
l'envers du décor, les coulisses de I'atelier, la présence
des nombreux employés, le travail répétitif
que représente la confection et le montage de ces milliers
de petits portraits. On imagine les commentaires sur la physionomie
des clients, la mutilation de visages célèbres au
milieu des plaisanteries.
Otons encore un certain nombre de portraits au "second degré"
contretypes de dessins, de tableaux, de daguerréotypes, ou
même de photographies sur papier. Le portrait-carte permet
de diffuser à bon compte dans les familles des images uniques
d'ancêtres disparus. Là aussi, outre I'intérêt
de découvrir la pratique elle-même, il est curieux
d'observer le contexte matériel de la prise de vue, que le
produit fini devait faire disparaître : tableaux posés
à I'envers sur une chaise (en raison de I'inversion de I'image
dans le viseur de I'appareil), ou images punaisées sur une
planche de bois grossier déjà criblée de trous.
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Quand
l’image s’anime
On trouve enfin, et c'est sans doute le plus inattendu, des cas
où la planche de huit vues, état en principe transitoire
avant découpe, parait raconter d'elle-même une histoire,
chaque image ne prenant son sens qu'au milieu des autres. L'histoire
la plus simple, la plus évidente, est celle, enregistrée
ipso facto, qui pourrait s'intituler : "Chez le photographe"
; c'est celle du modèle, de I'opérateur et de la séance
de prise de vue. Le client se détend au fil des images et
on passe d'une image raide et convenue à des poses plus naturelles,
voire familières. On voit aussi le client coquet ou un peu
fat essayer huit poses avantageuses de face, de profil, de dos,
mais encore le jarret tendu, la canne ou I'éventail maniés
avec grâce, le cigare ou le journal à la main, avec
ou sans chapeau, avec puis sans manteau, avec des livres, des jouets,
etc. On note au passage, tant I'univers où posent ces petits
personnages est artificiel, que les accessoires Ies plus personnels
en apparence, poupées, tricots, broderies, sont fournis par
I'atelier : on les retrouve, identiques, aux mains de multiples
personnes. Dans quelques cas, la scène est plus complexe.
Prenons seulement I'exemple de la comtesse Hatzfeld, qui se rendit
chez Disdéri accompagnée de ses nombreux enfants.
La façon dont I'image se remplit et se vide peu à
peu d'enfants procède réellement d'une mise en scène.
De la mère seule à un portrait de groupe complètement
saturé de visages, toutes les combinaisons possibles ont
été essayées et I'ensemble, juxtaposition d'images
chacune banale en soi, présente une sorte de ballet familial
beaucoup plus vivant et révélateur.
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Nu
héroïque aux fixe-chaussettes
Le cas le plus extrême est sans doute le portrait du vicomte
de Renneville et d'Elie Cabrol. Ces deux amis sont venus se faire
photographier ensemble, sobrement vêtus, en costume de ville,
cravatés et coiffés de sombre. On les voit, très
sérieux, côte à côte sur les premières
images de la planche, puis séparément. Ensuite Cabrol,
seul, semble attendre ; il consulte sa montre. Enfin les deux dernières
images basculent dans une scène de grand-guignol que rien ne
laissait présager : le vicomte apparaît nu -non pas entièrement
nu, mais avec ses chaussures, chaussettes et fixe-chaussettes et aussi
un casque, une lance et un bouclier à I'antique. Cabrol manifeste
le plus grand étonnement : gestes de stupéfaction, lorgnon
braqué sur I'apparition. Car il s'agit bien d'une apparition
: un "nuage" de fumée blanche, obtenu par un frottement
superficiel sur le négatif, donne un aspect spectral ou magique
au vicomte nu. Comment interpréter cette séquence ?
II paraît clair que si Disdéri, qui avait le goût
du canular et de la mise en scène, comme le montrent ses nombreux
autoportraits, s'est plié avec plaisir à la demande
de ses clients, I'initiative ne pouvait venir que d'eux. Or une autre
planche, un peu antérieure, montre Elie Cabrol en tireur de
cartes, ce qui laisserait penser qu'il faisait des tours de passe-passe
et des mystifications un talent de société. Son rôle
dans le mystère du vicomte nu serait donc celui du prestidigitateur.
Grâce aux registres de clientèle portant les dates de
prise de vue ainsi qu'à I'existence de nombreuses planches
concernant la même famille, on peut aussi mieux saisir ce qui,
en dehors d'un simple phénomène de mode, motive la visite
chez le photographe pour les Parisiens. Si la photographie de mariage
n'existe pour ainsi dire pas, en revanche on trouve beaucoup de portraits
de jeunes mariés, de parents avec leur premier enfant, de parents
avec une jeune fille prête à se marier, etc. C'est-à-dire
des tournants de la vie familiale, mais non ceux qui motiveront les
photographies plus tard. |
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Article initialement
publié dans la revue Etudes
photographiques n°3, novembre 1997.
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