Le petit monde de Disdéri, par Sylvie Aubenas

Un fonds d'atelier du second Empire
Alors que tant de fonds d'ateliers photographiques du XIXe siècle ont entièrement disparu, celui du photographe André Adolphe Eugène Disdéri (1819-1889), inventeur en 1854 du portrait au format carte-de-visite, fut sauvé de la destruction, de façon pour ainsi dire miraculeuse, par le général Rebora qui l'offrit à son ami Maurice Levert (1856-1944). Ce dernier, fils d'Alphonse Levert (préfet sous le Second Empire puis député du Pas-de-Calais), s'était trouvé contrarié dans sa vocation militaire par un malheureux accident qui lui avait fait perdre un œil. Sa fortune le lui permettant, il consacra donc sa vie à collectionner des armes et des uniformes de l'armée napoléonienne. En marge de cette activité, il cultivait sa nostalgie des fastes de l'Empire en servant de secrétaire particulier au prince Victor-Napoléon, prétendant bonapartiste de l'époque, et en rassemblant une bibliothèque et une importante collection de portraits photographiques sur les personnalités du Second Empire. On ignore dans quelles circonstances et à quelle date il se vit offrir les vestiges de l'atelier de Disdéri, une galerie de portraits sans égale pour lui puisque l'essentiel de l'activité du photographe se situe entre 1854 et 1870. Le fonds tel qu'il le recueillit est celui que Anne Mc Cauley a consulté à la fin de son étude sur Disdéri, et, sans aucun doute, exactement le même que celui qui fut proposé aux enchères par les descendants de Levert en 1995. Les négatifs (sur verre au collodion) ont disparu, mais on ignore si Levert les a négligés, détruits, ou s'ils avaient déjà disparu à l'époque incertaine où il recueillit les tirages.
 

 

Des planches de portraits
Ces tirages constituent la très grande partie de ce qui subsiste de l'activité de l'atelier. La particularité et le grand intérêt de ceux-ci tiennent à ce qu'ils se présentent sous forme de planches regroupant plusieurs portraits avant découpe. Le portrait carte-de-visite achevé, en effet, était vendu au client sous forme d'une petite image rectangulaire collée sur un carton au nom du photographe. Mais, au moment de la prise de vue, plusieurs portraits étaient juxtaposés sur Ie même négatif, constituant une mosaïque comparable à celle du Photomaton. Dans un même format de négatif, tous les cas de figure étaient possibles : un seul grand portrait, deux moyens, un moyen et quatre petits, six et jusqu'à huit petits (le cas le plus fréquent). II peut s'agir soit de la même image saisie plusieurs fois simultanément, soit de poses successives, sans compter, là encore, tous les cas intermédiaires.
 

 

Les registres d’atelier
Ces planches étaient conservées dans des registres, où elles étaient collées dans I'ordre des numéros de négatif (numéros inscrits à I'aide d'une pointe dans Ie collodion, pratique courante à I'époque). Elles étaient ainsi classées pour répondre à d'éventuelles demandes de retirage, puisqu'elles permettaient de visualiser Ies images avant d'en rechercher Ie négatif. Ainsi, Ie client choisissait la ou Ies images de la planche de portraits qu'il désirait commander. Parallèlement, il existait un registre commercial, ou plutôt un répertoire, non illustré, où les clients étaient inscrits par ordre chronologique à I'intérieur de chaque lettre de l'alphabet, selon I'initiale du nom de famille. Ce registre s'étend de septembre 1857 à février 1865 et contient environ cinquante mille références, soit le nom du client et la date de la prise de vue. II constitue avec cinq registres originaux, contenant plus de deux mille planches classées dans I'ordre des négatifs, les seuls vestiges intacts de I'atelier.
 

 

Des albums thématiques sur la société du second Empire
Les autres registres ont en effet été dépecés par Maurice Levert dans I'intention de constituer des albums thématiques sur la société du Second Empire. Sa profonde connaissance de ses membres, de ses arcanes, des alliances, des carrières dans I'aristocratie et la haute bourgeoisie mais aussi du monde des artistes, des danseurs, vedettes de I'Opéra ou des théâtres, du demi-monde, lui permirent de former des albums factices par sujets : quatre-vingt-onze albums (contenant plus de douze mille planches en tout), dont quarante consacrés au "monde", deux au "demi-monde", deux aux "gens de lettres", six à la "mode", six aux Russes, sept aux Anglais, deux aux "excentriques", etc. C'est ainsi que le fonds de I'atelier était rangé dans sa bibliothèque, ainsi qu'il a été conservé pendant près de cinquante ans après sa mort et ainsi qu'il a été dispersé à I'hôtel Drouot en 1995. Les lots adoptés pour la commodité de la vente étaient ces albums constitués par Levert, et n'avaient donc plus rien de commun avec le classement de I'atelier dans sa logique première et commerciale.

 

    Acquisition du fonds

Devant I'importance de la collection Levert pour I'histoire de la photographie (outre les clichés de Disdéri, elle contenait aussi des épreuves d'Olympe Aguado, de Gustave Le Gray, de Léon Crémière, etc.), les institutions françaises se sont mobilisées : la Bibliothèque nationale de France, le musée d'Orsay, le musée de I'Armée, le musée de Compiègne se sont entendus pour répartir, en fonction des spécificités des collections de chacun, les acquisitions qui seraient faites. II s'agissait de sauver un ensemble aussi significatif et cohérent que possible, tout en sachant que le tout ne pourrait être acquis, en raison des limites budgétaires.
  Le département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France, dont la vocation est encyclopédique, devait s'attacher à sauvegarder la mémoire de I'activité de Disdéri dans son ensemble. Le registre de clientèle de 1857 à 1865, les cinq registres par ordre de négatifs (soit, je I'ai dit, plus de deux mille planches de huit) ainsi que ces quarante albums et deux autres consacrés aux "gens de lettres" furent donc la sélection préalable de la Bibliothèque nationale de France. A quoi s'ajoutaient deux caisses contenant des planches en vrac (environ douze mille, formant un lot unique) que Levert avait sans doute compté insérer dans ses albums après les avoir extraites des registres originaux, ou du moins recueillies avec I'ensemble du fonds. Peu attirant à première vue, mais d'une masse alléchante, ce lot n'avait pu être soumis qu'à un examen superficiel avant la vente. On a pu constater depuis avec satisfaction qu'il s'y trouve des portraits très variés, en particulier des exemples nombreux de ces portraits d'étrangers (président de Haïti, ambassadeurs japonais, noblesse italienne ou espagnole, familles régnantes, etc.) qui n'avaient pu être acquis par ailleurs. On peut affirmer que I'acquisition effectuée par la Bibliothèque nationale de France, au total quelque dix-neuf mille photographies, plus des trois quarts des planches mises en vente, et trente pour cent de la production totale de I'atelier, constitue bien un échantillon représentatif de I'activité de Disdéri.
Le musée d'Orsay, quant à lui, se portait acquéreur, en ce qui concerne Disdéri, des six albums de Russes, de six d'Anglais, de cinq sur la "mode" et quatre sur le "théâtre (divers)", soit un ensemble de trois mille planches environ. Si une partie du fonds mis en vente le 28 janvier 1995 est maintenant atomisée dans diverses collections publiques et privées, notamment outre-Atlantique, cette perte ne représente donc pas plus de quatre mille planches. L'ensemble acquis par les collections publiques françaises offre une vision sans angles morts de I'ensemble de I'œuvre (en portraits carte-de-visite) du photographe.
  Le portrait carte-de-visite paraît une image banale, répandue, faite pour être distribuée largement. Néanmoins, beaucoup de ces images étaient totalement inconnues : pour ne citer qu'un cas, paradoxal, le fonds Disdéri a livré le visage, jusque-Ià ignoré, du célèbre critique photographique Ernest Lacan. Dans Ie domaine précis de I'iconographie des personnalités du Second Empire I'ensemble fournira des milliers d'illustrations inédites à tous les chercheurs et iconographes en quête de portraits.
Si L’étude d'Anne Mc Cauley et I'exposition "Identités : de Disdéri au Photomaton", présentée en 1985-1986 au Centre national de la photographie sous la direction de Michel Frizot, disaient déjà I'essentiel sur Disdéri et le portrait carte-de-visite ce fonds énorme, lorsqu'il aura fait I'objet d'une étude approfondie, permettra d'affiner I'analyse et nous apportera une infinité de précisions sur la pratique du portrait. L'exploitation synthétique, sérielle, de ces portraits, tous identifiés et datés, contribuera à étayer les hypothèses déjà avancées et, sans doute, à établir une histoire et une sociologie plus fines et plus exactes de cette pratique.