L'imagination
d'après François Noudelmann
    Les principaux apports de Sartre à la phénoménologie de l'imagination concernent la définition de la conscience imageante : pour qu'une conscience puisse imaginer, il faut qu'elle transcende le monde et le pose à distance. La possibilité d'imaginer implique une irréalisation qui permet de présentifier une chose ou une personne à titre d'absents. Dans son intention même, la conscience vise l'objet en tant qu'absent, elle le "néantise". À partir d'un représentant analogique (l'analogon), la conscience imageante irréalise un objet, qu'elle transforme en imaginaire. L'opération vaut aussi bien pour le producteur d'images, celui qui imagine son ami absent, que pour le regardeur qui recompose les figures d'un tableau.
L'image mentale, l'image plastique, l'image stylistique participent ainsi d'une commune activité de la conscience imageante et font toutes partie d'une grande famille au sein de laquelle les tableaux, les photographies, les métaphores ou les rêves entretiennent des rapports de cousinage. Les historiens d'art, les psychanalystes et les stylisticiens, soucieux des spécificités de leur champ, ont beau jeu de dénoncer la confusion de tels apparentements, symptomatique d'un travers de philosophe. Sartre, en libérant l'image de son objectivité, n'a-t-il pas oublié qu'il existe des images et non l'image ? L'attention à l'imagination en tant qu'acte n'a-t-elle pas occulté la "réalité" des images ? Le génie théorique de Sartre tient justement au déplacement radical exercé sur le rôle des images dans le discours philosophique, la rêverie personnelle et la création littéraire.
    
  La névrose imaginaire
À cette fonction spéculative de l'image dans le discours philosophique, Sartre oppose un usage névrotique de l'imaginaire, qu'il repère chez nombre d'écrivains, plus particulièrement Genet et Flaubert. Au lieu de se fixer sur des images obsédantes, Sartre tente de repérer des projets singuliers, traversés par leur époque et visant à pousser l'imagination vers son absolu, c'est-à-dire vers la néantisation du monde. Les stratégies spectaculaires de Jean Genet, sa glorification de l'image et du reflet, lui fournissent, dans Saint Genet, comédien et martyr (1952), les éléments d'une réflexion sur l'imaginaire comme mal radical. Le choix de la fiction par Flaubert l'amène plus tard à étudier les différents pièges de l'imaginaire et à revenir sur les distinctions phénoménologiques qu'il opérait dans L'Imaginaire : la contamination de la perception par l'imagination, le sacrifice de l'être par la fable comme déréalisation systématique sont autant de pistes qui le conduisent à renouveler ses thèses sur l'imagination.
La distinction des usages imaginaires semble autoriser, sans que Sartre l'affirme explicitement, une discrimination de la philosophie et de la littérature à partir de l'image comme pierre de touche : la première privilégie les vertus symboliques de l'imagination pour incarner l'être, tandis que la deuxième éprouve ses potentialités déréalisantes pour incarner le néant. De manière originale, Sartre reprend la distinction métaphysique du concept et de la métaphore, mais en modifiant radicalement la définition de la notion, de l'image et de leur relation. Il propose ainsi une nouvelle articulation entre la philosophie et la littérature, tenant une position très singulière à une époque où le partage des philosophes s'effectue de plus en plus entre ceux qui dénoncent les tentations littéraires de la philosophie et ceux qui renoncent à la distinction du propre et du figuré. L'exception de Sartre ne tient donc pas seulement à ses thèses sur l'imaginaire, mais aussi à sa pratique : l'image est un élément structurant de sa pensée, moins au sens d'une métaphore que d'une trame dans laquelle se tissent ses révolutions théoriques. Les images récurrentes et motrices de Sartre génèrent et articulent les mutations notionnelles. Elles offrent aussi la donne figurale de ses œuvres littéraires et, à la différence de l'intention philosophique, elles semblent nourrir une écriture peu raisonnée.


L'article intégral de François Noudelmann est publié dans le catalogue de l'exposition.