L'Encyclopédie nouvelle
de Pierre Leroux et J. Reynaud
- L'Encyclopédie nouvelle de Leroux et J. Reynaud

- Le Dictionnaire de la conversation, M. W. Duckett

- Le Dictionnaire de l'économie politique de Coquelin et Guillaumin

- Le Dictionnaire français illustré de Larive et Fleury

- La Grande Encyclopédie

- Les "Variations de l'Utopie" de René-Louis Doyon


UTOPIE
Quand la réalité ne le contente plus, l'homme, par le rêve, lui échappe ; il se dessine, il poursuit à travers l'idéal un état meilleur. Et il a raison ; car cette réalité dont il souffre n'a rien de défini ; car ce n'est pas en vain qu'au-dessus de toute réalité l'esprit reste libre ; et pour que l'état meilleur devienne réalité à son tour, il faut que longtemps (1) d'avance il ait été pressenti, espéré, conçu dans l'idéal, réalisé dans l'imagination. Le désir qui, sous sa condition normale et légitime, se confond dans l'espérance, est donc véritablement, ainsi que le Christianisme l'a entrevu, l'une des forces fondamentales de la vie humaine. C'est le lieu de l'avenir avec le présent, c'est l'aile motrice de la vie, comme la Foi en est la lumière, comme l'Amour en est le repos et la plénitude. Si ce n'est peut-être de nos jours, où tant de printemps sans fleurs annoncent des automnes sans fruits, quel homme n'a point rêvé ? Qui ne se souvient de cet âge où, n'ayant pour mesure de la vie que sa propre virtualité, l'âme s'épanouit librement, indéfiniment, non dans le réel qu'elle ne connaît pas, mais dans le possible ? Rêve prophétique, où l'homme s'entrevoit un instant dans sa destinée infinie ! Rêve nécessaire ! Tout ce qui s'accomplit sur la terre de bon et de grand a là son type ainsi que sa première réalité. Et, ce premier âge passé, bien long-temps encore, et même toujours, sinon comme espérance, du moins comme regret, qui ne garde en soi un plan favori, un idéal où se résument les aspirations de sa vie, le type d'une existence selon son coeur ? L'homme d'abord rêve donc faute de savoir la vie ; puis, quand il la sait, il rêve encore parce qu'il la sait, pour s'en consoler, pour suppléer à son insuffisance, pour la réparer. Mais le rêve désormais se distingue de la réalité et s'en sépare ; ou bien, s'il compte avec elle, il doit se restreindre, il n'est plus libre.
Non, une fois que l'idéal est éclos dans une âme puissante, aucune déception, aucune étreinte de la réalité ne saurait plus l'étouffer. Au fond, la réalité n'est point, comme il semble, hostile au rêve. Loin donc de l'étouffer, elle est bien plutôt son institutrice : c'est par son aide et en elle que le rêve s'instruit ; que sortant de cet été vague et indéterminé, de cet état embryonnaire où il n'est encore qu'un germe infini, mais qui ne saurait vivre, il se précise, il se développe dans ses membres, il s'organise en un monde viable et complet. Tout ce que veut la réalité, tout ce qu'elle peut, c'est de n'être pas méconnue ; il faut donc la reconnaître : en d'autres termes, il faut que le rêve s'en distingue, qu'il s'en sépare, ou plutôt que, la comprenant, il plane sur elle ; et c'est à quoi mènent tôt ou tard ses amères leçons. Or, cette indépendance où le rêve dès lors se trouve vis-à-vis de la réalité, il est, comme nous l'avons indiqué, deux positions fondamentales qu'à l'égard de celle-ci l'homme peut prendre. Ou bien, uniquement tourné vers l'idéal, et voulant le rêve pur, libre, intact, illimité, soit qu'il le reporte tout entier sur une meilleure vie, soit qu'il le réalise dans une oeuvre d'art, soit qu'il le réduise en formules de philosophie, il laissera la réalité à elle-même : ou bien il voudra aborder la réalité, agir sur elle directement, l'élever par l'action morale ou politique vers l'idéal, en un mot réaliser son rêve, dans la mesure successive où cette réalisation est praticable : mais dès lors il est indispensable que, saisissant le rapport entre l'idéal et la réalité actuelle, il détermine cette mesure et s'y restreigne.
A toutes les époques l'homme ne rêve point également. Quand la vie réelle est bonne et puissante, dès la mamelle, et peut-être dès le sein de la mère, s'emparant de l'enfant, elle s'imprime en lui. Alors il rêve moins, et son rêve reste captif dans le cercle de la réalité. Quand, au contraire, celle-ci est mauvaise, épuisée, caduque, la liberté même que la faiblesse de son action laisse à l'enfant l'avertit de cette caducité. Alors il naît rêveur, et son rêve se déploie sans entraves dans l'infini. Les nations aussi ont donc leurs jours de rêve. Il est des temps où toute cette âme mystérieuse qui les conduit semble s'illuminer comme à une aube nouvelle, comme à l'aspect d'horizons nouveaux. Un tressaillement de surprise et d'attente passe dans toute leurs fibres ; une rêverie libre, illimitée comme celle de l'enfance s'empare d'elles : tantôt c'est le vague souvenir d'un Éden perdu qu'elles reprennent et rajeunissent ; tantôt elles se créent au loin des îles Fortunées, des Eldorados, utopies enfantines qui ont été populaires. Mais cette fraîche et pure matinée, ce splendide réveil, où un seul et même rêve semble à la fois germer dans tous les esprits, où le rêve dans son inexpérience se croit réalisable d'un coup, partout réalisable comme dans l'île d'Utopie, n'était la mauvaise volonté de quelques rois ; cette première aube, ce réveil, tout cela n'est qu'un instant fugitif. Ici encore, il est nécessaire que par les déceptions le rêve s'instruise : que, se brisant d'abord contre la puissance du monde réel, il s'en affranchisse en s'en séparant. Il se renfermera donc pour un temps dans les libres champs de l'art, de la poésie, de la théorie philosophique et scientifique, jusqu'à ce que, par son progrès même, par l'intelligence de l'histoire, il soit ramené sur le monde réel, cette fois-ci pour le dominer.
Ainsi le développement de l'idéal suit les mêmes phases dans les nations et dans les individus. Toutes les phases qui, dans l'histoire, dans la vie antérieure des nations, se sont déjà produites, se reproduisent donc dans l'individu à ses divers âges, et celles-là seulement. Elles se reproduisent, mais toutes marquées du sceau de l'époque présente, en sorte que l'enfance même, sans cesser d'être l'enfance, revêt, en le répétant, le caractère d'un âge éternellement nouveau et de plus en plus avancé. Mais s'il existe au sein des nations un rêve commun qui successivement se déroule en elles, les nations, quant à nous du moins, n'ont pour l'exprimer qu'un seul organe, les individus. C'est par l'ensemble des rêves individuels que le rêve général s'ébauche : c'est combiné avec chacun d'eux qu'il se manifeste en rayons harmoniquement contrastés et disséminés. Pour le posséder sous sa forme vraie et complète, il serait donc nécessaire, s'il était possible, de réunir tous ces rayons : de saisir d'un même regard, et dans leur unité, tout l'ensemble des poésies, des oeuvres d'art, des mouvements religieux et des théories philosophiques qui se sont produits dans la nation.
L'homme tend vers cette compréhension générale, et chaque jour, par le développement de la science, par le progrès de la vie, il s'en approche. Nous avançons vers l'époque où l'humanité se produira tout entière dans chaque nation, et au sein de la nation tout entière dans l'individu, autant que la chose est permise, c'est-à-dire en ses idées fondamentales, en ses sentiments généraux. Mais jusque là, hors de l'ensemble tout n'est que fragment ; fragment, d'ailleurs, plus ou moins faussé, à cause de la forme totalement et exclusive qu'il a dû prendre dans son développement isolé au sein de l'individu.
La vision de l'Idéal sera donc plus ou moins développée selon l'époque où elle se produira : elle sera enroulée sur elle-même, comprenant tout dans sa confuse unité, ou bien elle se distinguera, elle se déroulera en idéaux partiels dont chacun aura de même ses phases et son progrès propre ; elle se rapportera ou à la vie terrestre ou à la vie ultra-terrestre ; elle s'exprimera soit par la poésie, soit par la philosophie, soit par la politique ; elle sera, quant au point de vue, ou plus sociale, ou plus privée, plus individuelle. N'importe ! dans chacun de ses modes, dans chacun de ses momens, elle est également nécessaire. Enchaînés rigoureusement l'un à l'autre, tous ces divers modes sont comme autant de membres qui, dans leur union harmonique, constituent l'idéal à son état complet de développement. Engendrés l'un de l'autre, c'est de la suite harmonique de ces divers momens que résulte la vie idéale. De toute nécessité la vie les engendre, et tous sont indispensables pour qu'elle se perpétue.
C'est afin d'indiquer cette dépendance réciproque, cette solidarité qui, dans la conception de l'idéal, lie entre eux tous les divers modes, tous les divers momens, que pour un instant nous avons voulu tous les confondre sous une même dénomination, celle de Rêve, bien qu'en effet cette dénomination convienne seulement à l'un d'eux, à cette première phase d'enroulement, de compréhension totale, mais confuse et sans développement, dont nous avons parlé tout-à-l'heure. Dans le sens restreint qui lui est propre, le seul où nous ayons ici à le considérer, le Rêve, c'est donc l'intuition de l'idéal sous les caractères de l'enfance. C'est la première vision de l'homme quand d'abord son oeil s'ouvre, ou que sur la route, une pensée nouvelle, des horizons inconnus se montrent à lui. C'est cette première aube où, tout un monde nous apparaissant, un monde saisissable dans sa totalité, mais quant aux détails voilé encore et indistinct, l'imagination le façonne, l'âme le vivifie de ses pressentimens, avant que l'expérience l'ait pu définir.
Le Rêve s'applique à tout. Avant de briller à midi d'un éclat limpide, toute science et toute vie ont ainsi leur lever vaporeux. Ceci est vrai et de l'esprit humain dans sa totalité, et de tout ce qui éclot chaque jour dans l'esprit humain, si grand ou si petit que ce puisse être. Il y aura donc selon les temps des utopies religieuses ; il y aura des utopies scientifiques, il y aura des utopies politiques ; et c'est à ces dernières que l'usage a spécialement consacré le nom d'utopie.
Que cette phase soit nécessaire, c'est une vérité si palpable qu'il suffit de l'énoncer. Et toutefois, sur ce point il règne dans la majorité des esprits tant d'idées fausses, tant de préventions obstinées et aveugles, que quelques observations ne seront peut-être pas superflues. Jamais l'homme n'a été si fort en garde contre ses espérances et ses pressentimens qu'il l'est aujourd'hui. Et cela doit être : car nous sommes dans un âge d'attente ; la vie nouvelle où à peine nous entrons reste encore obscure, et depuis cinquante ans bien des promesses prématurées nous ont menti ; nous avons reçu de la réalité de bien amères leçons. Ainsi on repousse indistinctement tout ce qui ressemble à un rêve politique, on s'en effraie, on s'en irrite : la simple espérance d'un état meilleur excite la colère ; pour interdire cette espérance, pour l'étouffer, on met en usage toutes les puissances de la loi. Mais ce n'est point seulement dans la vie publique que règne une telle défiance ; elle a passé de là dans l'existence individuelle, où, au prix des mêmes désappointemens, s'accomplissent des évolutions analogues. On gronde les enfans de leurs illusions comme on ferait d'un vice ; on voudrait qu'ils naquissent désabusés : on a pitié de ce qui reste de foi et d'espérance dans le coeur des femmes, comme d'un enfantillage qui les rend indignes de l'affection d'un homme sérieux. La jeunesse, croyant se hausser et se mûrir, se dit désillusionnée, et en effet elle ne l'est que trop. La science même est atteinte de cet esprit de défiance et de pusillanimité. La masse des savans est aussi effrayée d'un système que la masse des boutiques d'une utopie ; le nom seul de rêve leur est antipathique. Strictement renfermés dans l'observation et l'analyse, ou tout au plus dans les combinaisons les plus inférieures de l'entendement, comme les autres classes dans le train vulgaire de la vie, craignant plus l'erreur qu'ils n'aiment la vérité, eux aussi repoussent tout ce qu'il y a dans la raison humaine de puissances divinatrices et organisatrices. Rien de si commun que d'entendre accuser l'imagination. Et cette puérile rancune n'est point seulement l'attribut du vulgaire ; non, elle se retrouve jusque dans la classe la plus instruite, jusque parmi les hommes de science : et, en effet, il est tout simple que, dans leur effroi du rêve, ils considèrent toujours un peu d'imagination, cette grande rêveuse, comme la folle du logis. C'est bien de l'ingratitude ; et la plupart, à ce qu'il me semble, ne se doutent guère de tous les services que leur rend l'imagination, dans les moindres comme dans les plus hautes opérations de l'esprit. Mais quoi ! selon eux, le rêve serait-il donc une pure fantaisie, le fruit de l'imagination seule ? Non, ils le savent bien ; dans le rêve tel que nous l'entendons, et tel qu'eux-mêmes l'entendent, toutes les forces de l'esprit coopèrent, la raison et le sentiment tout aussi bien ou plus que l'imagination. Ainsi, lorsque l'enfant se crée un monde, que fait là l'imagination ? Elle offre l'espace, elle prête ses formes mais c'est l'intelligence, d'accord avec le sentiment, qui édifie d'après les idées éternelles de la raison ; c'est toute l'âme de l'enfant, toute sa vie interne qui se déploie et autant que possible, s'organise.
Or, dans la science n'en sera-t-il pas de même ? Toutes ces vues mystérieuses, dont la certitude ne laisse aucun doute, bien que la démonstration ne soit encore que pressentie ; ces soudaines illuminations qui, sur de faibles vestiges, retracent tout-à-coup au naturaliste la figure entière d'un animal disparu, ou font revivre pour Niebuhr de grandes pages effacées de la vie antique : sont-ce donc là des jeux d'imagination, de pures fantaisies auxquelles la raison reste étrangère ? Mettre le rêve sur le compte de l'imagination, c'est donc faire à celle-ci une grande injustice, ou plutôt beaucoup trop d'honneur. Le fondement du Rêve, c'est à la fois et les instincts prophétiques du sentiment, et cet éclair mystérieux, anticipé, qui illumine la raison quand l'homme possède ce qu'on nomme génie. Sans doute l'imagination concourt, et non point seulement d'une manière passive, en prêtant ses formes ; elle concourt activement, car elle aussi est douée de spontanéité. De ceux qui condamnent si péremptoirement le Rêve et les Rêveurs, il faudrait dire comme Jésus disait des Hébreux : Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. Condamner le Rêve, c'est en effet proscrire toute invention, tout progrès, toute vie. Prétendent-ils donc que la rose, sans germe ni bouton, surgisse d'un coup tout épanouie ; que le fruit mûrisse sans passer par la floraison ? De même, tant que l'enfance ne sera point supprimée, tant que l'Humanité se développera à travers le temps et que de nouveaux âges surgiront, l'Humanité rêvera. Tant que de nouvelles idées se révéleront, avant d'être connues scientifiquement, elles seront pressenties, aperçues, imaginées, rêvées. D'ailleurs, outre sa nécessité, cette période de première efflorescence, n'a-t-elle donc pas aussi sa beauté propre, qui mériterait à elle seule que l'on pardonnât ? On rit des illusions de l'enfance, on rit surtout si elles se retrouvent dans un âge plus avancé, et ceux qui rient de la sorte se croient bien plus sages parce qu'ils ne les ont jamais eues ou qu'ils s'en sont dépouillés. Or, en cela, ils se trompent ; leur désillusionnement n'est pas moins erroné que les illusions mêmes. Au fond, tout ce qu'on nomme illusions est vrai, et vrai d'une vérité éternelle ; l'erreur ne porte que sur le degré actuel de la réalisation, sur ce qui est expérimental, et c'est là seulement que le désappointement peut atteindre. Quant à l'idée même ou au sentiment qui font la substance de chaque illusion, cette idée, ce sentiment, dans leur sphère éternelle et infinie, sont au-dessus de toute déception : quiconque ne les a plus n'a donc point le droit de s'en dire désabusé ; il est tout simplement aveuglé, corrompu. De même tout rêve sera donc plus ou moins vrai : sentiment qui en forme la base est vrai en soi, et à ce sentiment correspond une idée, confusément aperçue, qui de même est vraie en soi. Ici encore c'est donc les applications à la réalité que porte l'erreur ; c'est seulement lorsque, sortant de sa généralité idéale, le sentiment se détermine, lorsque tout d'abord il tente de se réaliser sous les formes sensibles de l'imagination, que l'erreur survient. Effectivement cette première formule, cette sorte de réalisation anticipée, sera plus ou moins en dehors des conditions actuelles de la réalité ; elle sera, quant au présent, plus ou moins impossible, et de plus en soi plus ou moins imparfaite, sans que pour cela le rêve même, dans ce qu'il a d'essentiel, soit moins véritable. La forme est transitoire, le sentiment qui l'a produite dans son progrès la brisera. Mais celle-là même, de ce qu'elle est incompatible avec le présent il ne faut point conclure qu'elle soit toujours et en tout chimérique. Non, bien souvent elle ne sera qu'en arrière de la vie ; souvent ce sera la reproduction d'un moment réel, quoiqu'à jamais évanoui, de la vie antérieure, alors que celle-ci même ne faisait qu'éclore.
Oui, toutes ces croyances naïves que l'on nomme des illusions, tous ces pressentimens, toutes ces visions que l'on nomme rêve, sont bonnes et vraies en soi ; saluez-les dans l'enfance, car c'est la pure et radieuse auréole de l'âme dans les limbes de la vie ; saluez-les dans la femme, car c'est le gage de son éternelle jeunesse ; saluez-les dans l'homme, car c'est le signe de sa puissance créatrice, de sa perfectibilité. Toutes sont vraies, toutes se réaliseront : lors même que la terre n'y suffirait pas, il reste l'infini, l'éternité ; le rêve de l'homme n'est point seulement pour la terre. Si infinis que soient nos voeux, dès qu'ils sont légitimes, soyons sûrs qu'ils seront satisfaits ; car dans l'infini le réel ne fait qu'un avec l'idéal ; toute vérité est réalité, toute possibilité est existence. Et toutefois il ne faut point s'y méprendre : en vertu même de cette corrélation nécessaire de la réalité avec l'idéal, tout ce qui absolument répugne à l'essence de la vie humaine telle que nous la voyons sur la terre, répugne de même à l'idéal éternel de l'humanité, et, par conséquent, jamais pour elle ne saurait être possible, ni même conçu. Ainsi, que pour une vie ultérieure l'homme rêve le repos, mais le repos dans l'activité ; qu'il rêve même un éternel repos, mais tel qu'il soit compatible avec l'activité, cette espérance est légitime, elle est réalisable ; il est impossible qu'elle ne soit pas réalisée : là gît tout le rêve. Mais si l'on parle de repos absolu, sans progrès, sans activité, et qui pourtant soit encore la vie, c'est un non-sens, et ceux-là mêmes qui le profèrent ne se comprennent pas. Et de tout cela il résulte une importante vérité : c'est qu'il n'y a rien de si sublime dans nos rêves, rien dans l'infini, rien dans l'éternité, qui dès à présent et toujours, en quelque degré, sous certaines conditions, ne soit réalisable sur terre.
Tout ce que nous disons du Rêve en général s'applique de même au Rêve politique, à l'Utopie. Après les considérations qui précèdent, ce serait perdre le temps que de démontrer sa légitimité, sa nécessité. Tout ce que nous ajouterions, pour ceux qui ont quelque peu le sentiment de l'histoire et de la vie, serait superflu ; pour les autres ce serait insuffisant. Ceux qui condamnent ces sortes de rêves voudraient apparemment que l'Humanité vécût sans se mouvoir, sans se développer, ou que tout se développât sans passer successivement par une suite de degrés plus ou moins parfaits : il n'y a rien à leur répondre. C'est donc l'humanité même telle que Dieu l'a faite qu'ils accusent ; car les rêveurs, chacun en leur temps, n'ont fait qu'expérimenter le rêve que, plus ou moins obscurément, l'Humanité faisait éclore à la fois dans tous les esprits. Et ils oublient que ce présent même qui leur semble si bon est le fils des Rêves passés, comme l'état antérieur que quelques uns regrettent était fils de Rêves antérieurs. Sans doute ici les imperfections de la théorie, dès qu'on aborde l'application, entraînent de grands maux : alors que toute erreur est meurtrière ; et pourtant, si douloureux que ce soit, il faut s'y résigner ; la loi est la même pour les nations et pour les individus ; ce n'est que par les désappointemens, par la souffrance, au prix du sang et des pleurs, qu'elles s'instruisent et qu'elles se développent. Mais certes la faute n'en est point à l'Utopie : plus, au contraire, ses réalisations innocentes et peu coûteuses se seront multipliées, et plus grande sera la facilité, et moins grand le péril, quand viendra le jour de la réalisation véritable. Du reste, tout en combattant ces aveugles réprobations, nous n'ignorons point que la chose doit aller ainsi. Il faut du lest au vaisseau pour le maintenir en équilibre : il faut aux sociétés une force de résistance pour qu'elles ne vacillent pas à tous les souffles, et que la force motrice elle-même grandisse par l'effort qui est exigé d'elle. Or, tant que la force motrice n'a guère été elle-même qu'un instinct aveugle, la résistance aussi a dû être telle. Mais déjà l'heure sonne où de part ni d'autre un tel aveuglement ne sera plus permis, où les rêveurs et les hommes pratiques doivent se réconcilier, où l'impatience des uns et la résistance des autres, sans jamais entièrement disparaître, doivent être modérées par l'intelligence et la charité mutuelles.
En effet, à l'instant même cette première jeunesse de l'Humanité, cet âge de vie instinctive où, sous la main de Dieu, l'élan des passions et leur lutte aveugle opérait tout, achève de passer. Aujourd'hui le plan de Dieu se révèle : l'Humanité en chacun de nous prend conscience d'elle-même, et de ses dessins, et de ses voies. L'Idéal et la Réalité ne nous semblent plus identiques comme aux premiers jours, ni inconciliables comme dans les jours suivants. A cette heure, la Réalité historique commence d'être comprise scientifiquement ; or il y a là toute une révélation. Comprendre la Réalité historique scientifiquement, c'est la saisir dans son rapport avec l'Idée, avec l'Idéal de l'Humanité. Donc, en même temps, c'est concevoir cet Idéal, c'est le concevoir comme réalise ou réalisable, c'est reconnaître qu'entre cet Idéal et la Réalité il y a corrélation. Or s'il y a corrélation, et de plus s'il est vrai que l'Idée se développe, et que ce développement soit inépuisable, infini, de même la Réalité doit être susceptible de développement, et d'un développement infini. Mais s'il y a entre la Réalité et l'Idéal corrélation, dès lors aussi entre la puissance, c'est-à-dire la Réalisation de la Réalité, et la science, c'est-à-dire l'Idéalisation de la réalité, il se trouvera le même rapport. Dès l'instant que le fait peut être ramené à l'Idée, dès lors et tout aussi bien l'Idée peut être imposée au fait ; dès l'instant qu'un ensemble de faits peu éveiller dans l'esprit une vue théorique, un système d'Idées, dès lors un retour, une vue théorique peut faire surgir dans la Réalité tout un système de faits. Les termes ne sont que transposés, le rapport reste le même. La puissance réalisatrice sera donc toujours en raison de la science, c'est-à-dire de la puissance idéalisatrice ; en sorte que la Réalisation, outre que de période en période elle sera d'autant plus avancée, de plus, prise en chacun de ses momens, elle sera d'autant plus complète, d'autant plus achevée sur le type de l'Idéal, que l'Idéalisation ou la théorie scientifique sera plus parfaite. Or, le progrès dont la science est susceptible étant sans bornes l'augmentation et le perfectionnement de la puissance réalisatrice dévolue au genre humain est de même sans bornes.
Une science intermédiaire entre l'idéal pur et la réalité, une science de leur rapport, s'est donc formée : c'est la philosophie de l'histoire. Par elle nous savons que tout rêve est réalisable et sera réalisé, et aussi en même temps en quel degré, à chaque heure, et sous quelles conditions il est réalisable. S'il est vrai qu'entre le cours de la vie et le développement des idées il y a une nécessaire corrélation, le rêve, dont un caractère essentiel est d'être prophétique sera donc toujours en avance sur la vie. Quand il apparaît, celle-ci saurait être prête pour la réalisation ; elle ne doit pas l'être, car lui-même a besoin de temps pour se développer : l'impossibilité est à la fois et en lui et hors de lui. C'est donc à tort que, dans leur impatience, les rêveurs accusent si amèrement les obstacles de la réalité, comme si ces obstacles seuls étaient cause de tout retard. Le rêve c'est l'idée en germe, c'est le premier instant de l'éclosion, or, excepté aux premiers âges du monde, quand la vie même, dans son état d'enveloppement, n'était qu'un germe, l'idée à ce degré de demi-éclosion ne saurait jamais être réalisable. Il faut donc qu'elle se développe et qu'elle pousse d'autant plus loin dans son développement, que la vie elle-même ou la réalité sera plus avancée. Or, comme nous l'avons dit, à présent la vie prend conscience de soi ; la réalité peut être comprise et traitée scientifiquement ; dès lors elle veut l'être ; il faut donc que le rêve aussi se développe jusqu'à être science, et une science qui comprenne en soi, comme un membre harmonique au reste, la science même de la réalité.
En vertu de cette loi d'équilibre qui régit le monde moral aussi bien que le monde physique, dans ce même temps où le commun des hommes s'enthousiasme si étrangement du positif, de bien grands rêves ont apparu, ou plutôt un grand rêve, car tous sont liés par une étroite parenté. Ce rêve, par son caractère de totalité, reproduit le rêve initial du genre humain ; comme lui il embrasse dans une seule et même vue l'Humanité, toute la vie humaine. C'est une aurore comme celle qui se leva sur l'humanité à son premier début ; la vie se reprend dès son origine, elle se reprend toute entière et dans son principe, en Dieu comprenant tout. Les mêmes signes reviennent, et cependant le jour qui se lève ne sera point le même ; en tout et dès son début un caractère nouveau se distingue Des deux parts, il est vrai, l'homme comprend tout en Dieu, tout dans l'unité ; mais tandis que le rêve primordial, strictement enroulé sur lui-même, confond, identifie tout, le rêve total de l'âge présent a entrevu l'harmonie, c'est-à-dire à la fois et la vie distincte et la coordination harmonique de toute chose dans l'unité. Tandis qu'au sein du rêve primordial la terre et le ciel, la réalité et l'idéal, le sentiment et la raison, la poésie et la science, sont identifiés, le rêve actuel les entrevoit comme distincts, mais en soi corrélatifs, et dans la vie harmoniquement coordonnés. Tandis que le rêve primordial est foi, le rêve actuel a entrevu qu'il devait être et la science et le sentiment à la fois distincts et harmonisés.
Mais ce qu'il sent devoir être, ce qu'il aspire à être, il ne l'est pas. Ce n'est donc point encore la science, ce n'est que le rêve, que l'annonce, que le premier aperçu.
Donc, maintenant, la tâche à accomplir c'est de développer et d'élaborer tout cela scientifiquement. La saison du rêve est passée ; il faut maintenant que les fleurs tombent et que le fruit mûrisse jusqu'à l'automne où il sera cueilli. La société en tous sens est traversée de souffles mystérieux et de lueurs confuses ; toutes les poitrines sont soulevées par le pressentiment ; le monde attend, mais ce qu'il attend ne peut être édifié que par un travail patient, régulier, vraiment scientifique. C'est là ce que l'Humanité demande à cette heure de tous ceux de ses fils qu'elle a voués, en leur communiquant quelque chose de son génie, au culte sacré de l'Idéal.
Tous ces aperçus sont sans doute bien incomplets, et par cela même bien défectueux ; nul ne le sent mieux que nous. Mais ils suffisent pour faire entrevoir et la nature et l'importance, soit individuelle, soit historique, de ce qu'on nomme Rêves en général, et particulièrement du Rêve politique, ou Utopie ; or ici nous n'avions point d'autre objet.

Le mot qui nous sert de titre, le nom d'Utopie est aussi le titre d'un ouvrage bien célèbre et bien inconnu, l'Utopie du chancelier d'Angleterre Thomas Morus, et c'est de là qu'il s'est répandu dans le monde pour désigner le rêve d'une félicité chimérique. UTOPIE est le nom de l'île imaginaire où l'auteur a placé sa république idéale. Et ce livre, en effet, est peut-être le premier auquel puisse convenir le nom d'utopie tel que nous l'entendons. Ce n'est certes point que les rêves aient manqué auparavant ; mais aucun, que je sache, ne s'était encore exprimé si formellement, si complètement dans un livre. L'idée qui en fait la base, c'est l'égale répartition et des biens et du travail entre tous ; mais comme on le pense bien cette idée si vraie, en l'état où elle se présente, nulle par ailleurs que dans l'île d'Utopie ne serait réalisable. Écrit d'ailleurs par un homme vieilli dans les plus hautes fonctions de la vie réelle, l'ouvrage contient un grand nombre de vues dès lors praticables, et dont quelques unes sont en effet réalisées aujourd'hui.

Après Thomas Morus, de long-temps il ne faut plus chercher dans aucun livre une utopie complète ; mais partiellement elle sera dans tous les livres. Ainsi, au dix-huitième siècle, le bon abbé de Saint-Pierre, avec son plan de paix universelle, n'était guère plus rêveur que tous les hommes de son temps, soit philosophes soit économistes. Combien aussi, durant la révolution, il s'est mêlé de rêves, de voeux prématurés aux pensées déjà mûres ! c'est ce que prouve la longue et triste réaction qui a dû suivre. A ce temps appartient l'utopie de Babeuf, auquel un article a été consacré dans cette encyclopédie. L'utopie de Babeuf est la première depuis Morus qui se soit complètement formulée dans un livre. Ce fait est significatif : dès lors le rêve du peuple aspire à se résumer, à s'exprimer dans son unité et sa totalité ; et ce mouvement deviendra bientôt plus sensible.
A côté du système Babeuf il faut placer celui d'Owen. Malgré leurs différences et d'âge et de principes, ces deux systèmes sont profondément analogues et contemporains.

(1) Nous conservons la graphie de l'édition originale (BnF, Gallica).

Encyclopédie nouvelle, dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et industriel offrant le Tableau des connaissances humaines au XIXe siècle, par une société de savants et des littérateurs
publiée sous la Direction de MM. P. Leroux et J. Reynaud. Tome huitième. - Paris, Librairie de Charles Gosselin, Librairie de Furne et Cie, MDCCCXLII, pp. 575-579. ”