UTOPIE
Quand la réalité ne le contente plus, l'homme, par le rêve, lui échappe ; il se
dessine, il poursuit à travers l'idéal un état meilleur. Et il a raison ; car cette
réalité dont il souffre n'a rien de défini ; car ce n'est pas en vain qu'au-dessus de
toute réalité l'esprit reste libre ; et pour que l'état meilleur devienne réalité à
son tour, il faut que longtemps (1) d'avance il ait été pressenti,
espéré, conçu dans l'idéal, réalisé dans l'imagination. Le désir qui, sous sa
condition normale et légitime, se confond dans l'espérance, est donc véritablement,
ainsi que le Christianisme l'a entrevu, l'une des forces fondamentales de la vie humaine.
C'est le lieu de l'avenir avec le présent, c'est l'aile motrice de la vie, comme la Foi
en est la lumière, comme l'Amour en est le repos et la plénitude. Si ce n'est peut-être
de nos jours, où tant de printemps sans fleurs annoncent des automnes sans fruits, quel
homme n'a point rêvé ? Qui ne se souvient de cet âge où, n'ayant pour mesure de la vie
que sa propre virtualité, l'âme s'épanouit librement, indéfiniment, non dans le réel
qu'elle ne connaît pas, mais dans le possible ? Rêve prophétique, où l'homme
s'entrevoit un instant dans sa destinée infinie ! Rêve nécessaire ! Tout ce qui
s'accomplit sur la terre de bon et de grand a là son type ainsi que sa première
réalité. Et, ce premier âge passé, bien long-temps encore, et même toujours, sinon
comme espérance, du moins comme regret, qui ne garde en soi un plan favori, un idéal où
se résument les aspirations de sa vie, le type d'une existence selon son coeur ? L'homme
d'abord rêve donc faute de savoir la vie ; puis, quand il la sait, il rêve encore parce
qu'il la sait, pour s'en consoler, pour suppléer à son insuffisance, pour la réparer.
Mais le rêve désormais se distingue de la réalité et s'en sépare ; ou bien, s'il
compte avec elle, il doit se restreindre, il n'est plus libre.
Non, une fois que l'idéal est éclos dans une âme puissante, aucune déception, aucune
étreinte de la réalité ne saurait plus l'étouffer. Au fond, la réalité n'est point,
comme il semble, hostile au rêve. Loin donc de l'étouffer, elle est bien plutôt son
institutrice : c'est par son aide et en elle que le rêve s'instruit ; que sortant de cet
été vague et indéterminé, de cet état embryonnaire où il n'est encore qu'un germe
infini, mais qui ne saurait vivre, il se précise, il se développe dans ses membres, il
s'organise en un monde viable et complet. Tout ce que veut la réalité, tout ce qu'elle
peut, c'est de n'être pas méconnue ; il faut donc la reconnaître : en d'autres termes,
il faut que le rêve s'en distingue, qu'il s'en sépare, ou plutôt que, la comprenant, il
plane sur elle ; et c'est à quoi mènent tôt ou tard ses amères leçons. Or, cette
indépendance où le rêve dès lors se trouve vis-à-vis de la réalité, il est, comme
nous l'avons indiqué, deux positions fondamentales qu'à l'égard de celle-ci l'homme
peut prendre. Ou bien, uniquement tourné vers l'idéal, et voulant le rêve pur, libre,
intact, illimité, soit qu'il le reporte tout entier sur une meilleure vie, soit qu'il le
réalise dans une oeuvre d'art, soit qu'il le réduise en formules de philosophie, il
laissera la réalité à elle-même : ou bien il voudra aborder la réalité, agir sur
elle directement, l'élever par l'action morale ou politique vers l'idéal, en un mot
réaliser son rêve, dans la mesure successive où cette réalisation est praticable :
mais dès lors il est indispensable que, saisissant le rapport entre l'idéal et la
réalité actuelle, il détermine cette mesure et s'y restreigne.
A toutes les époques l'homme ne rêve point également. Quand la vie réelle est bonne et
puissante, dès la mamelle, et peut-être dès le sein de la mère, s'emparant de
l'enfant, elle s'imprime en lui. Alors il rêve moins, et son rêve reste captif dans le
cercle de la réalité. Quand, au contraire, celle-ci est mauvaise, épuisée, caduque, la
liberté même que la faiblesse de son action laisse à l'enfant l'avertit de cette
caducité. Alors il naît rêveur, et son rêve se déploie sans entraves dans l'infini.
Les nations aussi ont donc leurs jours de rêve. Il est des temps où toute cette âme
mystérieuse qui les conduit semble s'illuminer comme à une aube nouvelle, comme à
l'aspect d'horizons nouveaux. Un tressaillement de surprise et d'attente passe dans toute
leurs fibres ; une rêverie libre, illimitée comme celle de l'enfance s'empare d'elles :
tantôt c'est le vague souvenir d'un Éden perdu qu'elles reprennent et rajeunissent ;
tantôt elles se créent au loin des îles Fortunées, des Eldorados, utopies enfantines
qui ont été populaires. Mais cette fraîche et pure matinée, ce splendide réveil, où
un seul et même rêve semble à la fois germer dans tous les esprits, où le rêve dans
son inexpérience se croit réalisable d'un coup, partout réalisable comme dans l'île
d'Utopie, n'était la mauvaise volonté de quelques rois ; cette première aube, ce
réveil, tout cela n'est qu'un instant fugitif. Ici encore, il est nécessaire que par les
déceptions le rêve s'instruise : que, se brisant d'abord contre la puissance du monde
réel, il s'en affranchisse en s'en séparant. Il se renfermera donc pour un temps dans
les libres champs de l'art, de la poésie, de la théorie philosophique et scientifique,
jusqu'à ce que, par son progrès même, par l'intelligence de l'histoire, il soit ramené
sur le monde réel, cette fois-ci pour le dominer.
Ainsi le développement de l'idéal suit les mêmes phases dans les nations et dans les
individus. Toutes les phases qui, dans l'histoire, dans la vie antérieure des nations, se
sont déjà produites, se reproduisent donc dans l'individu à ses divers âges, et
celles-là seulement. Elles se reproduisent, mais toutes marquées du sceau de l'époque
présente, en sorte que l'enfance même, sans cesser d'être l'enfance, revêt, en le
répétant, le caractère d'un âge éternellement nouveau et de plus en plus avancé.
Mais s'il existe au sein des nations un rêve commun qui successivement se déroule en
elles, les nations, quant à nous du moins, n'ont pour l'exprimer qu'un seul organe, les
individus. C'est par l'ensemble des rêves individuels que le rêve général s'ébauche :
c'est combiné avec chacun d'eux qu'il se manifeste en rayons harmoniquement contrastés
et disséminés. Pour le posséder sous sa forme vraie et complète, il serait donc
nécessaire, s'il était possible, de réunir tous ces rayons : de saisir d'un même
regard, et dans leur unité, tout l'ensemble des poésies, des oeuvres d'art, des
mouvements religieux et des théories philosophiques qui se sont produits dans la nation.
L'homme tend vers cette compréhension générale, et chaque jour, par le développement
de la science, par le progrès de la vie, il s'en approche. Nous avançons vers l'époque
où l'humanité se produira tout entière dans chaque nation, et au sein de la nation tout
entière dans l'individu, autant que la chose est permise, c'est-à-dire en ses idées
fondamentales, en ses sentiments généraux. Mais jusque là, hors de l'ensemble tout
n'est que fragment ; fragment, d'ailleurs, plus ou moins faussé, à cause de la forme
totalement et exclusive qu'il a dû prendre dans son développement isolé au sein de
l'individu.
La vision de l'Idéal sera donc plus ou moins développée selon l'époque où elle se
produira : elle sera enroulée sur elle-même, comprenant tout dans sa confuse unité, ou
bien elle se distinguera, elle se déroulera en idéaux partiels dont chacun aura de même
ses phases et son progrès propre ; elle se rapportera ou à la vie terrestre ou à la vie
ultra-terrestre ; elle s'exprimera soit par la poésie, soit par la philosophie, soit par
la politique ; elle sera, quant au point de vue, ou plus sociale, ou plus privée, plus
individuelle. N'importe ! dans chacun de ses modes, dans chacun de ses momens, elle est
également nécessaire. Enchaînés rigoureusement l'un à l'autre, tous ces divers modes
sont comme autant de membres qui, dans leur union harmonique, constituent l'idéal à son
état complet de développement. Engendrés l'un de l'autre, c'est de la suite harmonique
de ces divers momens que résulte la vie idéale. De toute nécessité la vie les
engendre, et tous sont indispensables pour qu'elle se perpétue.
C'est afin d'indiquer cette dépendance réciproque, cette solidarité qui, dans la
conception de l'idéal, lie entre eux tous les divers modes, tous les divers momens, que
pour un instant nous avons voulu tous les confondre sous une même dénomination, celle de
Rêve, bien qu'en effet cette dénomination convienne seulement à l'un d'eux, à cette
première phase d'enroulement, de compréhension totale, mais confuse et sans
développement, dont nous avons parlé tout-à-l'heure. Dans le sens restreint qui lui est
propre, le seul où nous ayons ici à le considérer, le Rêve, c'est donc l'intuition de
l'idéal sous les caractères de l'enfance. C'est la première vision de l'homme quand
d'abord son oeil s'ouvre, ou que sur la route, une pensée nouvelle, des horizons inconnus
se montrent à lui. C'est cette première aube où, tout un monde nous apparaissant, un
monde saisissable dans sa totalité, mais quant aux détails voilé encore et indistinct,
l'imagination le façonne, l'âme le vivifie de ses pressentimens, avant que l'expérience
l'ait pu définir.
Le Rêve s'applique à tout. Avant de briller à midi d'un éclat limpide, toute science
et toute vie ont ainsi leur lever vaporeux. Ceci est vrai et de l'esprit humain dans sa
totalité, et de tout ce qui éclot chaque jour dans l'esprit humain, si grand ou si petit
que ce puisse être. Il y aura donc selon les temps des utopies religieuses ; il y aura
des utopies scientifiques, il y aura des utopies politiques ; et c'est à ces dernières
que l'usage a spécialement consacré le nom d'utopie.
Que cette phase soit nécessaire, c'est une vérité si palpable qu'il suffit de
l'énoncer. Et toutefois, sur ce point il règne dans la majorité des esprits tant
d'idées fausses, tant de préventions obstinées et aveugles, que quelques observations
ne seront peut-être pas superflues. Jamais l'homme n'a été si fort en garde contre ses
espérances et ses pressentimens qu'il l'est aujourd'hui. Et cela doit être : car nous
sommes dans un âge d'attente ; la vie nouvelle où à peine nous entrons reste encore
obscure, et depuis cinquante ans bien des promesses prématurées nous ont menti ; nous
avons reçu de la réalité de bien amères leçons. Ainsi on repousse indistinctement
tout ce qui ressemble à un rêve politique, on s'en effraie, on s'en irrite : la simple
espérance d'un état meilleur excite la colère ; pour interdire cette espérance, pour
l'étouffer, on met en usage toutes les puissances de la loi. Mais ce n'est point
seulement dans la vie publique que règne une telle défiance ; elle a passé de là dans
l'existence individuelle, où, au prix des mêmes désappointemens, s'accomplissent des
évolutions analogues. On gronde les enfans de leurs illusions comme on ferait d'un vice ;
on voudrait qu'ils naquissent désabusés : on a pitié de ce qui reste de foi et
d'espérance dans le coeur des femmes, comme d'un enfantillage qui les rend indignes de
l'affection d'un homme sérieux. La jeunesse, croyant se hausser et se mûrir, se dit
désillusionnée, et en effet elle ne l'est que trop. La science même est atteinte de cet
esprit de défiance et de pusillanimité. La masse des savans est aussi effrayée d'un
système que la masse des boutiques d'une utopie ; le nom seul de rêve leur est
antipathique. Strictement renfermés dans l'observation et l'analyse, ou tout au plus dans
les combinaisons les plus inférieures de l'entendement, comme les autres classes dans le
train vulgaire de la vie, craignant plus l'erreur qu'ils n'aiment la vérité, eux aussi
repoussent tout ce qu'il y a dans la raison humaine de puissances divinatrices et
organisatrices. Rien de si commun que d'entendre accuser l'imagination. Et cette puérile
rancune n'est point seulement l'attribut du vulgaire ; non, elle se retrouve jusque dans
la classe la plus instruite, jusque parmi les hommes de science : et, en effet, il est
tout simple que, dans leur effroi du rêve, ils considèrent toujours un peu
d'imagination, cette grande rêveuse, comme la folle du logis. C'est bien de l'ingratitude
; et la plupart, à ce qu'il me semble, ne se doutent guère de tous les services que leur
rend l'imagination, dans les moindres comme dans les plus hautes opérations de l'esprit.
Mais quoi ! selon eux, le rêve serait-il donc une pure fantaisie, le fruit de
l'imagination seule ? Non, ils le savent bien ; dans le rêve tel que nous l'entendons, et
tel qu'eux-mêmes l'entendent, toutes les forces de l'esprit coopèrent, la raison et le
sentiment tout aussi bien ou plus que l'imagination. Ainsi, lorsque l'enfant se crée un
monde, que fait là l'imagination ? Elle offre l'espace, elle prête ses formes mais c'est
l'intelligence, d'accord avec le sentiment, qui édifie d'après les idées éternelles de
la raison ; c'est toute l'âme de l'enfant, toute sa vie interne qui se déploie et autant
que possible, s'organise.
Or, dans la science n'en sera-t-il pas de même ? Toutes ces vues mystérieuses, dont la
certitude ne laisse aucun doute, bien que la démonstration ne soit encore que pressentie
; ces soudaines illuminations qui, sur de faibles vestiges, retracent tout-à-coup au
naturaliste la figure entière d'un animal disparu, ou font revivre pour Niebuhr de
grandes pages effacées de la vie antique : sont-ce donc là des jeux d'imagination, de
pures fantaisies auxquelles la raison reste étrangère ? Mettre le rêve sur le compte de
l'imagination, c'est donc faire à celle-ci une grande injustice, ou plutôt beaucoup trop
d'honneur. Le fondement du Rêve, c'est à la fois et les instincts prophétiques du
sentiment, et cet éclair mystérieux, anticipé, qui illumine la raison quand l'homme
possède ce qu'on nomme génie. Sans doute l'imagination concourt, et non point seulement
d'une manière passive, en prêtant ses formes ; elle concourt activement, car elle aussi
est douée de spontanéité. De ceux qui condamnent si péremptoirement le Rêve et les
Rêveurs, il faudrait dire comme Jésus disait des Hébreux : Mon Dieu, pardonnez-leur,
car ils ne savent ce qu'ils font. Condamner le Rêve, c'est en effet proscrire toute
invention, tout progrès, toute vie. Prétendent-ils donc que la rose, sans germe ni
bouton, surgisse d'un coup tout épanouie ; que le fruit mûrisse sans passer par la
floraison ? De même, tant que l'enfance ne sera point supprimée, tant que l'Humanité se
développera à travers le temps et que de nouveaux âges surgiront, l'Humanité rêvera.
Tant que de nouvelles idées se révéleront, avant d'être connues scientifiquement,
elles seront pressenties, aperçues, imaginées, rêvées. D'ailleurs, outre sa
nécessité, cette période de première efflorescence, n'a-t-elle donc pas aussi sa
beauté propre, qui mériterait à elle seule que l'on pardonnât ? On rit des illusions
de l'enfance, on rit surtout si elles se retrouvent dans un âge plus avancé, et ceux qui
rient de la sorte se croient bien plus sages parce qu'ils ne les ont jamais eues ou qu'ils
s'en sont dépouillés. Or, en cela, ils se trompent ; leur désillusionnement n'est pas
moins erroné que les illusions mêmes. Au fond, tout ce qu'on nomme illusions est vrai,
et vrai d'une vérité éternelle ; l'erreur ne porte que sur le degré actuel de la
réalisation, sur ce qui est expérimental, et c'est là seulement que le désappointement
peut atteindre. Quant à l'idée même ou au sentiment qui font la substance de chaque
illusion, cette idée, ce sentiment, dans leur sphère éternelle et infinie, sont
au-dessus de toute déception : quiconque ne les a plus n'a donc point le droit de s'en
dire désabusé ; il est tout simplement aveuglé, corrompu. De même tout rêve sera donc
plus ou moins vrai : sentiment qui en forme la base est vrai en soi, et à ce sentiment
correspond une idée, confusément aperçue, qui de même est vraie en soi. Ici encore
c'est donc les applications à la réalité que porte l'erreur ; c'est seulement lorsque,
sortant de sa généralité idéale, le sentiment se détermine, lorsque tout d'abord il
tente de se réaliser sous les formes sensibles de l'imagination, que l'erreur survient.
Effectivement cette première formule, cette sorte de réalisation anticipée, sera plus
ou moins en dehors des conditions actuelles de la réalité ; elle sera, quant au
présent, plus ou moins impossible, et de plus en soi plus ou moins imparfaite, sans que
pour cela le rêve même, dans ce qu'il a d'essentiel, soit moins véritable. La forme est
transitoire, le sentiment qui l'a produite dans son progrès la brisera. Mais celle-là
même, de ce qu'elle est incompatible avec le présent il ne faut point conclure qu'elle
soit toujours et en tout chimérique. Non, bien souvent elle ne sera qu'en arrière de la
vie ; souvent ce sera la reproduction d'un moment réel, quoiqu'à jamais évanoui, de la
vie antérieure, alors que celle-ci même ne faisait qu'éclore.
Oui, toutes ces croyances naïves que l'on nomme des illusions, tous ces pressentimens,
toutes ces visions que l'on nomme rêve, sont bonnes et vraies en soi ; saluez-les dans
l'enfance, car c'est la pure et radieuse auréole de l'âme dans les limbes de la vie ;
saluez-les dans la femme, car c'est le gage de son éternelle jeunesse ; saluez-les dans
l'homme, car c'est le signe de sa puissance créatrice, de sa perfectibilité. Toutes sont
vraies, toutes se réaliseront : lors même que la terre n'y suffirait pas, il reste
l'infini, l'éternité ; le rêve de l'homme n'est point seulement pour la terre. Si
infinis que soient nos voeux, dès qu'ils sont légitimes, soyons sûrs qu'ils seront
satisfaits ; car dans l'infini le réel ne fait qu'un avec l'idéal ; toute vérité est
réalité, toute possibilité est existence. Et toutefois il ne faut point s'y méprendre
: en vertu même de cette corrélation nécessaire de la réalité avec l'idéal, tout ce
qui absolument répugne à l'essence de la vie humaine telle que nous la voyons sur la
terre, répugne de même à l'idéal éternel de l'humanité, et, par conséquent, jamais
pour elle ne saurait être possible, ni même conçu. Ainsi, que pour une vie ultérieure
l'homme rêve le repos, mais le repos dans l'activité ; qu'il rêve même un éternel
repos, mais tel qu'il soit compatible avec l'activité, cette espérance est légitime,
elle est réalisable ; il est impossible qu'elle ne soit pas réalisée : là gît tout le
rêve. Mais si l'on parle de repos absolu, sans progrès, sans activité, et qui pourtant
soit encore la vie, c'est un non-sens, et ceux-là mêmes qui le profèrent ne se
comprennent pas. Et de tout cela il résulte une importante vérité : c'est qu'il n'y a
rien de si sublime dans nos rêves, rien dans l'infini, rien dans l'éternité, qui dès
à présent et toujours, en quelque degré, sous certaines conditions, ne soit réalisable
sur terre.
Tout ce que nous disons du Rêve en général s'applique de même au Rêve politique, à
l'Utopie. Après les considérations qui précèdent, ce serait perdre le temps que de
démontrer sa légitimité, sa nécessité. Tout ce que nous ajouterions, pour ceux qui
ont quelque peu le sentiment de l'histoire et de la vie, serait superflu ; pour les autres
ce serait insuffisant. Ceux qui condamnent ces sortes de rêves voudraient apparemment que
l'Humanité vécût sans se mouvoir, sans se développer, ou que tout se développât sans
passer successivement par une suite de degrés plus ou moins parfaits : il n'y a rien à
leur répondre. C'est donc l'humanité même telle que Dieu l'a faite qu'ils accusent ;
car les rêveurs, chacun en leur temps, n'ont fait qu'expérimenter le rêve que, plus ou
moins obscurément, l'Humanité faisait éclore à la fois dans tous les esprits. Et ils
oublient que ce présent même qui leur semble si bon est le fils des Rêves passés,
comme l'état antérieur que quelques uns regrettent était fils de Rêves antérieurs.
Sans doute ici les imperfections de la théorie, dès qu'on aborde l'application,
entraînent de grands maux : alors que toute erreur est meurtrière ; et pourtant, si
douloureux que ce soit, il faut s'y résigner ; la loi est la même pour les nations et
pour les individus ; ce n'est que par les désappointemens, par la souffrance, au prix du
sang et des pleurs, qu'elles s'instruisent et qu'elles se développent. Mais certes la
faute n'en est point à l'Utopie : plus, au contraire, ses réalisations innocentes et peu
coûteuses se seront multipliées, et plus grande sera la facilité, et moins grand le
péril, quand viendra le jour de la réalisation véritable. Du reste, tout en combattant
ces aveugles réprobations, nous n'ignorons point que la chose doit aller ainsi. Il faut
du lest au vaisseau pour le maintenir en équilibre : il faut aux sociétés une force de
résistance pour qu'elles ne vacillent pas à tous les souffles, et que la force motrice
elle-même grandisse par l'effort qui est exigé d'elle. Or, tant que la force motrice n'a
guère été elle-même qu'un instinct aveugle, la résistance aussi a dû être telle.
Mais déjà l'heure sonne où de part ni d'autre un tel aveuglement ne sera plus permis,
où les rêveurs et les hommes pratiques doivent se réconcilier, où l'impatience des uns
et la résistance des autres, sans jamais entièrement disparaître, doivent être
modérées par l'intelligence et la charité mutuelles.
En effet, à l'instant même cette première jeunesse de l'Humanité, cet âge de vie
instinctive où, sous la main de Dieu, l'élan des passions et leur lutte aveugle opérait
tout, achève de passer. Aujourd'hui le plan de Dieu se révèle : l'Humanité en chacun
de nous prend conscience d'elle-même, et de ses dessins, et de ses voies. L'Idéal et la
Réalité ne nous semblent plus identiques comme aux premiers jours, ni inconciliables
comme dans les jours suivants. A cette heure, la Réalité historique commence d'être
comprise scientifiquement ; or il y a là toute une révélation. Comprendre la Réalité
historique scientifiquement, c'est la saisir dans son rapport avec l'Idée, avec l'Idéal
de l'Humanité. Donc, en même temps, c'est concevoir cet Idéal, c'est le concevoir comme
réalise ou réalisable, c'est reconnaître qu'entre cet Idéal et la Réalité il y a
corrélation. Or s'il y a corrélation, et de plus s'il est vrai que l'Idée se
développe, et que ce développement soit inépuisable, infini, de même la Réalité doit
être susceptible de développement, et d'un développement infini. Mais s'il y a entre la
Réalité et l'Idéal corrélation, dès lors aussi entre la puissance, c'est-à-dire la
Réalisation de la Réalité, et la science, c'est-à-dire l'Idéalisation de la
réalité, il se trouvera le même rapport. Dès l'instant que le fait peut être ramené
à l'Idée, dès lors et tout aussi bien l'Idée peut être imposée au fait ; dès
l'instant qu'un ensemble de faits peu éveiller dans l'esprit une vue théorique, un
système d'Idées, dès lors un retour, une vue théorique peut faire surgir dans la
Réalité tout un système de faits. Les termes ne sont que transposés, le rapport reste
le même. La puissance réalisatrice sera donc toujours en raison de la science,
c'est-à-dire de la puissance idéalisatrice ; en sorte que la Réalisation, outre que de
période en période elle sera d'autant plus avancée, de plus, prise en chacun de ses
momens, elle sera d'autant plus complète, d'autant plus achevée sur le type de l'Idéal,
que l'Idéalisation ou la théorie scientifique sera plus parfaite. Or, le progrès dont
la science est susceptible étant sans bornes l'augmentation et le perfectionnement de la
puissance réalisatrice dévolue au genre humain est de même sans bornes.
Une science intermédiaire entre l'idéal pur et la réalité, une science de leur
rapport, s'est donc formée : c'est la philosophie de l'histoire. Par elle nous savons que
tout rêve est réalisable et sera réalisé, et aussi en même temps en quel degré, à
chaque heure, et sous quelles conditions il est réalisable. S'il est vrai qu'entre le
cours de la vie et le développement des idées il y a une nécessaire corrélation, le
rêve, dont un caractère essentiel est d'être prophétique sera donc toujours en avance
sur la vie. Quand il apparaît, celle-ci saurait être prête pour la réalisation ; elle
ne doit pas l'être, car lui-même a besoin de temps pour se développer :
l'impossibilité est à la fois et en lui et hors de lui. C'est donc à tort que, dans
leur impatience, les rêveurs accusent si amèrement les obstacles de la réalité, comme
si ces obstacles seuls étaient cause de tout retard. Le rêve c'est l'idée en germe,
c'est le premier instant de l'éclosion, or, excepté aux premiers âges du monde, quand
la vie même, dans son état d'enveloppement, n'était qu'un germe, l'idée à ce degré
de demi-éclosion ne saurait jamais être réalisable. Il faut donc qu'elle se développe
et qu'elle pousse d'autant plus loin dans son développement, que la vie elle-même ou la
réalité sera plus avancée. Or, comme nous l'avons dit, à présent la vie prend
conscience de soi ; la réalité peut être comprise et traitée scientifiquement ; dès
lors elle veut l'être ; il faut donc que le rêve aussi se développe jusqu'à être
science, et une science qui comprenne en soi, comme un membre harmonique au reste, la
science même de la réalité.
En vertu de cette loi d'équilibre qui régit le monde moral aussi bien que le monde
physique, dans ce même temps où le commun des hommes s'enthousiasme si étrangement du
positif, de bien grands rêves ont apparu, ou plutôt un grand rêve, car tous sont liés
par une étroite parenté. Ce rêve, par son caractère de totalité, reproduit le rêve
initial du genre humain ; comme lui il embrasse dans une seule et même vue l'Humanité,
toute la vie humaine. C'est une aurore comme celle qui se leva sur l'humanité à son
premier début ; la vie se reprend dès son origine, elle se reprend toute entière et
dans son principe, en Dieu comprenant tout. Les mêmes signes reviennent, et cependant le
jour qui se lève ne sera point le même ; en tout et dès son début un caractère
nouveau se distingue Des deux parts, il est vrai, l'homme comprend tout en Dieu, tout dans
l'unité ; mais tandis que le rêve primordial, strictement enroulé sur lui-même,
confond, identifie tout, le rêve total de l'âge présent a entrevu l'harmonie,
c'est-à-dire à la fois et la vie distincte et la coordination harmonique de toute chose
dans l'unité. Tandis qu'au sein du rêve primordial la terre et le ciel, la réalité et
l'idéal, le sentiment et la raison, la poésie et la science, sont identifiés, le rêve
actuel les entrevoit comme distincts, mais en soi corrélatifs, et dans la vie
harmoniquement coordonnés. Tandis que le rêve primordial est foi, le rêve actuel a
entrevu qu'il devait être et la science et le sentiment à la fois distincts et
harmonisés.
Mais ce qu'il sent devoir être, ce qu'il aspire à être, il ne l'est pas. Ce n'est donc
point encore la science, ce n'est que le rêve, que l'annonce, que le premier aperçu.
Donc, maintenant, la tâche à accomplir c'est de développer et d'élaborer tout cela
scientifiquement. La saison du rêve est passée ; il faut maintenant que les fleurs
tombent et que le fruit mûrisse jusqu'à l'automne où il sera cueilli. La société en
tous sens est traversée de souffles mystérieux et de lueurs confuses ; toutes les
poitrines sont soulevées par le pressentiment ; le monde attend, mais ce qu'il attend ne
peut être édifié que par un travail patient, régulier, vraiment scientifique. C'est
là ce que l'Humanité demande à cette heure de tous ceux de ses fils qu'elle a voués,
en leur communiquant quelque chose de son génie, au culte sacré de l'Idéal.
Tous ces aperçus sont sans doute bien incomplets, et par cela même bien défectueux ;
nul ne le sent mieux que nous. Mais ils suffisent pour faire entrevoir et la nature et
l'importance, soit individuelle, soit historique, de ce qu'on nomme Rêves en général,
et particulièrement du Rêve politique, ou Utopie ; or ici nous n'avions point d'autre
objet.Le mot qui nous sert de
titre, le nom d'Utopie est aussi le titre d'un ouvrage bien célèbre et bien inconnu,
l'Utopie du chancelier d'Angleterre Thomas Morus, et c'est de là qu'il s'est répandu
dans le monde pour désigner le rêve d'une félicité chimérique. UTOPIE est le nom de
l'île imaginaire où l'auteur a placé sa république idéale. Et ce livre, en effet, est
peut-être le premier auquel puisse convenir le nom d'utopie tel que nous l'entendons. Ce
n'est certes point que les rêves aient manqué auparavant ; mais aucun, que je sache, ne
s'était encore exprimé si formellement, si complètement dans un livre. L'idée qui en
fait la base, c'est l'égale répartition et des biens et du travail entre tous ; mais
comme on le pense bien cette idée si vraie, en l'état où elle se présente, nulle par
ailleurs que dans l'île d'Utopie ne serait réalisable. Écrit d'ailleurs par un homme
vieilli dans les plus hautes fonctions de la vie réelle, l'ouvrage contient un grand
nombre de vues dès lors praticables, et dont quelques unes sont en effet réalisées
aujourd'hui.
Après Thomas Morus, de long-temps
il ne faut plus chercher dans aucun livre une utopie complète ; mais partiellement elle
sera dans tous les livres. Ainsi, au dix-huitième siècle, le bon abbé de Saint-Pierre,
avec son plan de paix universelle, n'était guère plus rêveur que tous les hommes de son
temps, soit philosophes soit économistes. Combien aussi, durant la révolution, il s'est
mêlé de rêves, de voeux prématurés aux pensées déjà mûres ! c'est ce que prouve
la longue et triste réaction qui a dû suivre. A ce temps appartient l'utopie de Babeuf,
auquel un article a été consacré dans cette encyclopédie. L'utopie de Babeuf est la
première depuis Morus qui se soit complètement formulée dans un livre. Ce fait est
significatif : dès lors le rêve du peuple aspire à se résumer, à s'exprimer dans son
unité et sa totalité ; et ce mouvement deviendra bientôt plus sensible.
A côté du système Babeuf il faut placer celui d'Owen. Malgré leurs différences et
d'âge et de principes, ces deux systèmes sont profondément analogues et contemporains.
(1) Nous
conservons la graphie de l'édition originale (BnF, Gallica).
Encyclopédie
nouvelle, dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et industriel offrant le
Tableau des connaissances humaines au XIXe siècle, par une société de
savants et des littérateurs
publiée sous la Direction de MM. P. Leroux et J. Reynaud. Tome huitième. - Paris,
Librairie de Charles Gosselin, Librairie de Furne et Cie, MDCCCXLII, pp. 575-579. |