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Les
conséquences de la perfection
Les contre-utopies ne
sont pas le contraire des utopies, mais des utopies en sens contraire. Elles en
récupèrent fidèlement le schéma général, les thèmes et les lieux communs, pour
démontrer que chacun des bienfaits de lutopie finit par se retourner contre son
bénéficiaire, par menacer ce qui constitue proprement son humanité. Et elles le
prouvent toujours de la même manière, en poussant la logique jusquà son terme, en
imaginant lutopie enfin achevée, close, parfaite, et en soulignant quelles seraient
les conséquences, grotesques ou terribles, de cette perfection. Par le
biais de la caricature, elles démasquent le double jeu de lutopie, les cauchemars
dissimulés sous les merveilles promises. |
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Trop de raison nuit
La contre-utopie apparaît dabord au début du XVIIIe siècle, par
opposition à un discours utopique qui tend à se répandre et à se banaliser. On en
découvre un premier exemple saisissant dans Les Voyages de Gulliver de Swift (1726), qui
comportent au moins deux contre-utopies. Sur lîle de Laputa, la raison et la
géométrie règnent en maîtresses despotiques. Tout y est subordonné à
lobsession du progrès, mais tout va de travers : maisons en ruines, champs
désertés, population misérable. Contre-utopie primaire qui, sur un mode
bouffon, rappelle que la raison pure, lorsquelle se mêle de régenter le monde,
touche à la folie et au ridicule. Celle qui figure dans le quatrième et dernier voyage
est plus subtile. Abordant une île inconnue, Gulliver découvre une nation de chevaux
intelligents, organisés en une république parfaite et régnant sur des humains
dégénérés, aussi abrutis que vicieux.
Doù une double conclusion, conforme au pessimisme de Swift : dune part, les
hommes, définitivement mauvais, sont encore moins capables que les bêtes daccéder
à la perfection ; dautre part, lidéal lui-même nest pas dépourvu
dambiguïté : raisonnables et vertueux, les chevaux utopiques sont aussi dépourvus
de charité et de sentiments, sans faiblesse mais sans bonté. Ces animaux sont des
machines, des robots avant lheure, et cest aussi ce que deviendraient, au
mieux, les hommes qui chercheraient à les contrefaire. |
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Lombre du totalitarisme
Pourtant, malgré le génie de Swift, la contre-utopie demeurera longtemps un
phénomène marginal. Ce nest quau tournant du XXe siècle
quelle connaît son essor, au moment où lutopie napparaît plus
simplement comme un discours, mais comme une réalité en train de se faire et dont on
commence à percevoir le double fond (H. G. Wells, Quand le dormeur séveillera,
1899 ; E. M. Forster, The Machine Stops, 1912). Cest surtout avec
lavènement des régimes totalitaires que la contre-utopie prend tout son sens, et
son importance. Des uvres aussi diverses que Nous autres de Zamiatine, 1984
dOrwell, Sur les falaises de marbre de Jünger, Le Meilleur des mondes
de Huxley dénoncent en effet, avec une vigueur et une prescience saisissantes, la
parenté foncière existant entre totalitarisme et utopie.
La génération daprès-guerre prend le relais (R. Bradbury, Farenheit
451 ; H. Harriston, Soleil vert ; I. Levin, Un bonheur insoutenable)
et parvient, avec le recul, aux mêmes conclusions : lutopie où lon force les
hommes à être heureux, par la propagande incessante, leugénisme, la lobotomie ou
la chimiothérapie, est incontestablement totalitaire. Réciproquement, le totalitarisme
qui organise lamnésie collective et labolition du passé sous le contrôle
bienveillant de Big Brother est terriblement utopique, si grimaçante soit
la perfection quil propose.
Cest par cette dénonciation que la contre-utopie savère capitale :
parce quelle fournit, sous forme romanesque, une clé pour déchiffrer le sens
profond de lutopie, ses enjeux et ses menaces.
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