Platteland : images from rural South Africa
Roger Ballen, 1994
Traduction Anne Biroleau



Platteland est la traduction littérale en afrikaans du terme Flatlands, qui se rapporte à la campagne sud-africaine. Le mot signifie davantage qu'une simple description de son caractère géographique, ce paysage ouvert, parfois brutal, monotone. Il connote un état d'esprit particulier.
Pour l'œil du photographe, les qualités visuelles de ce lieu sont frappantes : il y a là un vide, une nudité, une étendue qui sont presque surréelles ; une étrangeté de la lumière, un côté outre-monde. Tel est l'esprit de ce lieu.
Dès le début des années 70, quand j'ai commencé à visiter cette partie du pays, les circonstances m'ont intimement mêlé à la vie du Platteland. D'abord d'une manière inopinée, puis à dessein, j'ai commencé un voyage photographique qui est devenu une recherche de symboles esthétiques qui résumeraient l'essence de ce lieu, sa présence historique, sa mythologie. Pendant des années j'ai été fasciné par la gloire croulante et décolorée des dorps, avec leur avant-goût de décrépitude et leurs restes de promesses inaccomplies. Au début ce fut par hasard, ensuite par choix, que je pénétrai dans ce monde. Ma passion pour ces gens et ces lieux provenait d'une profonde perception de ce à quoi j'étais confronté, les drames visuels dont j'étais le témoin étaient plus significatifs que les événements eux-mêmes ; ce qui dans ces villes ordinaires et ces événements quotidiens était pourvu d'une fugacité qui, distillée par le moyen de la photographie pouvait révéler un aspect essentiel de l'atmosphère de tragédie qui émanait de ce pays troublé.
Au fond, ce qui m'attirait dans ce sujet était cette ironie profonde que, en dépit d'un demi siècle de privilèges politiques, ici au cœur physique de l'Afrique du Sud des blancs, même dans un système forgé pour garantir leur survie, il existait des archétypes d'aliénation et d'immobilisme, victimes à la fois de forces politiques et de circonstances personnelles, se défendant eux-mêmes contre la carence économique et l'angoisse psychologique, dans un environnement hostile et peu accueillant.
Dans les fermes à l'abandon, dans les banlieues des villes, près des mines désaffectées, je rencontrai les protagonistes de ce drame. Quelques-uns vivaient une existence nomade, allant de place en place, trouvant occasionnellement du travail, d'autres louaient des lopins pour y cultiver le maïs ou les pommes de terre. Certains étaient des chercheurs de diamants espérant un coup de chance, d'autres des commerçants qui remplissaient leurs camions de denrées de première nécessité achetées aux boutiques asiatiques pour les vendre sur les territoires des tribus. D'autres encore étaient des cheminots que leurs escapades avaient menés au cœur de l'Afrique.
Là prévalait la gloire d'un héritage passé, son folklore et ses mythes transmis oralement par les grands-parents et les parents, références à de lointains ancêtres qui, en tant que pionniers avaient un siècle auparavant traversé l'Afrique, chassant le gibier et domptant "les sauvages". On se souvenait de ce temps comme de celui de grosses migrations de springboks, de zèbres, d'animaux sauvages. L'éducation venait de la tradition et de la Bible. Le pays, "au bon vieux temps", était libre et un respect mutuel existait entre les races. Un homme pouvait donner un coup de pied dans la terre et devenir riche, où que l'on aille, on trouvait or et diamants.
Ce pays de légende a disparu. Paradoxalement, les gens que j'ai rencontrés survivaient au jour le jour.
Beaucoup de régions rurales d'Afrique du Sud sont confrontées à une crise économique, désorientées, déclinantes. Les emplois pour les gens non qualifiés sont devenus de plus en plus rares, et ceux qui cherchent un travail doivent montrer une ingénuité profonde ou s'apprêter à accepter des conditions de travail détestables et des salaires misérables. Les petits métiers tels que réparer les voitures et les machines, vendre des légumes sur le bord de la route, vendre des marchandises récupérées ou collecter le papier et les boîtes de conserves pour le recyclage se sont multipliés. Une impuissance fataliste a triomphé.

Les circonstances économiques qui prévalent sont visiblement évidentes dans la condition des foyers que j'ai visités. Les maisons sont louées à bon marché ou sont de vieilles maisons familiales traditionnelles. La ruine et la décrépitude sont partout. L'entretien des constructions est sans cesse différé, et les planchers déformés, les plafonds fissurés, les peintures écaillées, les fils électriques dénudés, et les plomberies défectueuses sont fréquents. De vieilles batteries d'automobile sont employées pour fournir de l'énergie aux lampes et aux postes de TV, des feuilles de plastique remplacent les carreaux cassés, et lorsqu'une pompe est hors d'usage, des pompes manuelles servent à faire monter l'eau des puits. La chaleur nécessaire à la cuisson est souvent obtenue par l'utilisation de vieux fourneaux à charbon, l'ignorance, la crasse, l'apathie et le manque d'ambition se traduisent dans les conditions sanitaires. Partout persiste une odeur tenace de saleté. Beaucoup d'intérieurs ont l’odeur caractéristique des vêtements et des draps malpropres. Les parasites prolifèrent, bien que parfois du papier tue-mouches ou des trappes à souris soient disposés dans les coins sombres. Les provisions de base : pain blanc, sel, sucre, thé, Coca-Cola, allumettes et bougies sont emmagasinées dans les cuisines qui sentent l'huile de cuisson rance et la paraffine. Une nourriture fade préparée en grandes quantités traîne longtemps dans un chaudron sur le four et sera consommée avec une viande grasse cuite sur un feu à l'extérieur.
Le mobilier des maisons est constitué de meubles provenant d'héritages familiaux ou acquis de seconde main, et l'idée de "faire avec" est partout évidente. Les rembourrages de sièges, les rideaux sont fanés et abîmés, les carpettes montrent leur trame et le bois des meubles est endommagé. Des ressorts manquent aux lits qui se creusent au centre, et sont parfois couverts de draps pas repassés ou de linge froissé. Souvenirs d'anniversaires passés, travaux de dames, coussins brodés ou crochetés, napperons, têtières, sont exposés avec fierté. Les cartes d'anniversaire et de Noël, des bouquets de fleurs séchées, des objets en verre ou en porcelaine, considérés comme précieux sont disposés dans des vitrines. Des plaques ayant trait à la religion, comportant des prières, des sentences philosophiques telles que "Qu'est-ce qu'une maison sans une mère ?" ou " Là où est le cœur est le foyer ", sont soigneusement encadrées et accrochées au mur près de toutes sortes de gravures bon marché et de calendriers illustrés. Des paquets de tabac aux noms romantiques tels que Rum Maple, Swan, Boxer, traînent sur les tables en compagnie de mégots de cigarettes roulées avec du papier journal. Les jardins habituellement desséchés, mal tenus et foisonnants de mauvaises herbes montrent parfois des tentatives de culture potagère.

C'est dans ce décor que j'ai rencontré mes modèles et travaillé avec eux. Leur histoire et les éléments de leurs vies ont accru ma compréhension de cette réalité, et je les ai fixés.
Johan du Bit, un homme chaleureux âgé de 23 ans vivait à Groot Marico avec sa mère, son frère et deux sœurs, l'une d'elle enfant illégitime, dans une maison de tôle rouillée aux chevrons apparents et sans électricité. Il me raconta : "J'ai travaillé ici comme assistant en hydraulique. Il n'y avait pas de travail pour moi. Je n'avais pas de papiers. Mais les papiers ne font pas le travail. J'ai obtenu un boulot à la mine la semaine dernière. Il faut vérifier les véhicules avant qu'ils soient autorisés sur le site. Ils m'ont laissé dehors comme un mouton sous la pluie, et ne m'ont pas permis de rentrer dormir à la maison. Un jour j'étais si fatigué que je me suis endormi à la porte. Le contremaître de la mine, un grand et gros homme a commencé à me donner des coups de pied et à m'injurier. Il m'a chassé et m'a menacé de me tuer si je remettais les pieds là-bas."
Quelques années plus tard j'ai retrouvé un Johan plus sûr de lui. Il avait un commerce et fournissait les zones tribales des alentours.
"Je remplis mon camion de toutes sortes de trucs, des casseroles aux paquets de levure et de chili. Je connais les bons coolies et j'obtiens ce que je veux aux meilleurs prix. Je connais les endroits chez les indigènes où il n'y a pas de boutiques. Les noirs ont beaucoup d'argent, du cash, ils sont affamés et n'ont pas de boutiques."

Jusqu'à il y a peu, les blancs qui ne pouvaient pas avoir de travail dans le secteur privé avaient un travail garanti dans les compagnies d'état, telles que la South African Railways. Il n'était pas rare de rencontrer des gens simples et illettrés qui bénéficiaient d'un emploi aux chemins de fer et qui pouvaient décrire des lieux exotiques du Bostwana, Zaire, Zambie, Namibie ou Malawi où ils avaient voyagé pour leur travail.
M. Éric Stanely, qui vit maintenant dans l'état du Orange free, près de la frontière du Lesotho, m'a raconté : "J'ai été poinçonneur pour la SAR pendant 30 ans. À cette époque j'ai voyagé dans toute l'Afrique. Je connais les noirs mieux qu'ils ne se connaissent eux-mêmes. J'ai mangé le porridge et tondu les moutons avec eux lorsque j'étais petit. C'était avant l'Apartheid. Puis ma jeune épouse est morte de fièvre au Congo, il y a longtemps. Il n'y avait ni médicaments, ni docteur. Je me suis assis, désespéré, attendant la fin. J'ai dû l'enterrer lorsqu'elle est morte. L'Afrique est désespérante. Les blancs ont apporté un peu de civilisation. Ils ont amené les trains, mais ont été forcés de partir. Maintenant tout dégringole."
Un travailleur du rail, récemment licencié à la suite d'une privatisation : "J'ai fait du stop jusqu'en Namibie, n'ai pas trouvé de travail, suis revenu à la maison à l'arrière d'un camion chargé de moutons. Puis j'ai rejoint le Zimbabwe et été expulsé après avoir déclaré dans un bar rempli de soldats que le président était une salope communiste. J'aurais dû faire attention. Si je ne peux pas rentrer avant l'obscurité, je passe la nuit dans une cellule de police. Ils ne font pas attention dans les petites stations pourvu que je paye quelques bières aux policiers et que je parte le lendemain matin. La vie était plus facile quand je travaillais pour les chemins de fer. Au moins nous portions un uniforme, nous étions respectés et nous avions un toit."

Quelques-uns des laissés pour compte qui ont fait l'expérience de l'échec, en particulier dans l'agriculture qui est victime de la sécheresse, sont gagnés par l'idée romanesque d'extraire des diamants. Dans le voisinage des anciens lits de rivières, supposés être pleins de graviers antédiluviens, pleins de diamants, j'ai rencontré ce phénomène. Ils ont abandonné toutes leurs richesses et vivent frugalement dans des maisons mobiles faites de zinc. Il est fréquent que les économies de toute une vie soient engagées sur la chance de trouver la pierre ultime. Suspicion, jalousie, vol, règnent en maîtres et le "claim jumping" n'est pas rare. Les rumeurs de grosses trouvailles et de fortunes perdues abondent et ces nouvelles sensationnelles se propagent à la vitesse du feu. L'euphorie, la déception, la perte des illusions sont la matière de la vie de ces gens exposés aux intempéries.

Au fil des années d'instabilité politique, boycotts culturels et sanctions ont créé une impression d'isolationnisme qui s'est infiltrée dans toutes les couches de la société sud-africaine. Dans ce Platteland insularisé, les croyances religieuses ésotériques, les traditions et le folklore intimement mêlés sont la matière de la vie quotidienne. La Bible, vénérée, est souvent citée. Les valeurs sont conservées dans des boîtes en métal soigneusement enterrées dans des endroits tenus secrets. Les lits sont surélevés sur des bidons peints et remplis de ciment, ou sur de vieilles briques afin de tenir les esprits à distance quand vient la nuit. Pour pouvoir tirer sur un intrus, la coutume est de dormir tout habillé à proximité d'un pistolet. Parfois les gens engrangent des planches pour de futurs cercueils.
D'une manière générale, ce qui concerne la sexualité est tabou, et le sujet ne doit pas être abordé. Charlene van der Westhuizen, une femme divorcée qui passe la majeure partie de son temps soit à surveiller son fils, attardé mental, soit à travailler dans la fabrique locale de bougies, confiait : "Je me suis mariée à 19 ans. Mon père était très sévère et j'ai grandi dans une ferme à l'écart de tout. Avant mon mariage, je n'étais jamais allée au cinéma ou même danser. Avant la naissance de mon premier enfant, je n'avais jamais pris conscience de quoi que ce soit à ce sujet. Je pensais que les enfants se faisaient quand un homme introduisait son sexe dans le nombril d'une femme."

La nature répressive du système d'apartheid contamine toutes les questions sexuelles. Le décret d'immoralité interdit les relations sexuelles entre races différentes, et le système de censure bannit tout ce qui peut sembler une incitation à cet égard. Quoiqu'il en soit une préoccupation manifeste pour la sexualité est visible dans l'étalage de nus sur les pages des publications locales que j'ai pu remarquer, accrochées sans pudeur et presque inconsciemment, sur les murs des living-rooms de beaucoup d'habitations des Platteland. En fait, j'ai remarqué un accroissement de la prostitution et de la promiscuité. Il existe des relations sexuelles occasionnelles entre blancs et noirs au cœur même du courant "conservatiste".
M. Le Roux, un retraité qui travailla au Département des Mines et souffre de difficultés de locomotion après avoir été heurté par un bulldozer ne mâcha pas ses mots sur ses activités.
"Les filles "kaffir" sont bon marché dans les Platteland. Tout ce qu'elles demandent, c'est de la bière, de la viande, et un lit pour dormir. Les femmes blanches ne font que des histoires. Une femme noire vous coûte 5 smackeroos par semaine, une blanche plus de 300.
Les gens ici détestent mon culot. Mes voisins ont économisé et acheté la dernière maison que je louais. J'ai alors acheté autre chose dans le coin, et amené ma copine. Les mêmes singes essaient de se débarrasser à nouveau de moi, mais maintenant que Group Areas Act est aboli, ils peuvent se brosser."
M. Le Roux discourait sur l'idée d'ouvrir une boîte à strip-tease près des champs aurifères, dans le Orange Free State, mais reconnut qu'il n'avait pas tout à fait le genre de courage qu'il fallait. Il pensait qu'il serait alors roulé dans le goudron et la plume comme les nègres en Amérique.
Une femme d'âge mur assez lugubre, Mme van der Westhuizen, qui passait de longues périodes seule car son mari était conducteur de locomotive, me raconta : "Je n'aime pas cet endroit. Les gens passent leur temps à parler les uns des autres. Ils répandent des mensonges et font courir des rumeurs. Les gens de la ville m'accusent de coucher avec des noirs et des clochards, d'être une sorcière. Les enfants des voisins jettent souvent des cadavres de chats noirs sur ma pelouse. Les gens n'ont rien d'autre à faire."

Cependant un grand sens de la solidarité apparaît dans les communautés que j'ai rencontrées, et il était souvent difficile de distinguer les membres d'une même famille et les autres. Dans des circonstances plus difficiles, les croisements consanguins se produisent à cause de la naïveté et de la proximité étroite due à l'exiguïté des lieux de vie. Il en résulte des maladies congénitales, des difformités, des retards mentaux dans certaines communautés. Dans les régions les plus reculées du pays, en particulier le Karoo, la consanguinité se perpétue depuis des décennies et même des siècles.
Dans de nombreuses familles, querelles et chamailleries sont durables et les ragots, les rumeurs, les intrigues occupent à temps complet. Souvenirs et ressassements des malheurs passés sont habituels.
Une petite dame maigre du district de Groot Marico, que j'avais fini par bien connaître avec les années, racontait comment son premier mari, au départ un ami intime, s'était enfui avec toutes leurs richesses quelques mois seulement après le mariage. Son second mari, un frère du fugitif, était mort d'une crise cardiaque le jour du mariage, et elle avait perdu son troisième mari, qui s'était suicidé la semaine suivant le mariage.
Une autre femme, Melle Davis de Western Cape, d'abord réticente à l'idée qu'on la voie avec des bigoudis sur la tête me décrivit comment, revenant de l'enterrement de son père, elle avait trouvé la maison de son enfance démolie au bulldozer par son fils, technicien dans une entreprise de bâtiment. Son fils avait eu honte de la maison dans laquelle sa mère et son grand-père partageaient la même chambre. N'ayant nulle part où aller, elle avait déménagé dans ce qui était autrefois le local destiné aux domestiques, seul édifice resté debout dans la propriété. Puis son fils réussit à s'évader de la prison locale où il était détenu pour son forfait, et la trouvant seule, l'avait ligotée et avait entrepris de détruire systématiquement ce qui restait. Il alla jusqu'à abattre un peuplier centenaire qui à ce moment-là les abritait du soleil brûlant du Kalahari. Le bois récemment abattu et les feuilles desséchées étaient restés sur ce qui avait dû être une pelouse.

Eu égard à la rareté des médecins et des prescriptions de médicaments par le passé, quantité de remèdes de bonne femme sont utilisés pour toutes les maladies, pour le cœur et les problèmes circulatoires, y compris la tension artérielle, les troubles du foie et du système respiratoire, la dépression nerveuse et l'angoisse. Plantes et légumes du jardin sont mélangés avec diverses concoctions de sang d'animaux, d'urine et de fourmis pilées. Dans quelques régions du pays, en particulier dans le Transvaal de l'ouest, le mampoer, whisky fabriqué à partir d'un fruit sauvage qu'apprécient les éléphants, sert à tout soigner. Quelques préparations médicinales, que l'on se procure facilement dans les cafés et les magasins des concessions, telles que Vaseline, Vicks, poudre contre le mal de tête (substitut de l'aspirine), sont employés comme médicaments dans presque tous les cas. Pour les maux de dents, les brosser avec du pétrole est censé soulager la douleur. Si rien de cela ne marche, on recourt à des sorciers traditionnels qui mangent le mal et contrecarrent le mauvais œil.
Melle L. Oosthuizen, qui est clouée au lit, expliquait : "J'entends des voix tout près et aussi au loin. La nuit, les rats qui sont dans la toiture me rendent folle. La nuit passée, je me suis sentie si malade que j'ai pensé mourir. Je crois que je deviens folle, dans mon esprit et dans mon corps. Mon fils, Hank, et moi nous nous sommes disputés il n'y a pas longtemps. Il est parti en rage, et je ne l'ai pas revu pendant des semaines. Il a été découvert par les Bushmen au fond d'un puits de mine, il était mort. Mon cou ne cesse de trembler, toute la journée, c'est incontrôlable. Je suis sûre que le noir est revenu près du saule pour jeter des sorts. Je dois aller voir un sorcier aujourd'hui pour enlever le sort."
Une femme à qui l'on avait dit qu'elle ne pourrait pas avoir d'enfants en a eu deux successivement. Elle les avait appelés Charles et Diana, à cause de la famille royale anglaise, car ils lui étaient si précieux qu'ils étaient son prince et sa princesse. Elle m'a raconté qu'elle avait été si effrayée que les enfants puissent être envoûtés par un sorcier, qu'elle avait déménagé loin du Platteland, pour vivre à Johannesburg. L'enfant de son ancienne voisine a disparu un jour, et fut retrouvé démembré et décapité près de la ferme où elle vivait.

Les soins psychiatriques sont inconnus dans les communautés du Platteland. Dans la plupart des régions on trouve quelques prétendus travailleurs sociaux qui visitent les personnes incapables de se débrouiller. Ils sont chargés de vérifier si ces gens ont le minimum vital, que leurs indemnités ont bien été reçues et encaissées, et qu'il n'y pas de risques dans la communauté.
Selma, une mère célibataire qui vit dans une cabane en ruines près de l'Orange River était moitié ignorée, moitié objet de pitié de la part de ses voisins. Un boutiquier local raconta à son propos : "Selma ? Elle est folle. On dirait que sa maison a été bombardée. Il a des toiles d'araignées et de la poussière partout. Elle collectionne les vieux détritus des chercheurs de diamants et les entasse partout dans sa maison et son garage. La clôture autour de sa maison est fabriquée avec des pare-chocs de voitures. Les restes de ses repas sont enterrés partout dans la pelouse. Elle a douze chats et ne sort jamais de sa maison. Même les travailleurs sociaux l'évitent. Quand elle commence à parler rien ne peut l'arrêter. Elle parle comme une mitrailleuse. Quand elle s'énerve, elle monte sur son toit en fer pourri et tape dessus. Parfois elle lève sa jupe devant tout ce qui passe."
Les travailleurs sociaux envoient habituellement les enfants à problème dans des écoles spéciales situées dans de plus grandes villes. La plupart des parents mettent les handicaps de leur enfants sur le compte des fièvres, de coups reçus sur la tête lors de leur petite enfance, ou de maladies mal repérées qu'ils qualifient de méningite, encéphalite, ou de morsures de tiques. Meisie, la femme d'un bûcheron des environs de Knysna, commente ainsi le cas de sa fille : "Quand elle avait cinq ans, Tani a attrapé une encéphalite en buvant de l'eau polluée. L'année suivante, elle a dû aller à une école loin d'ici. Ma Tani n'apprend pas vite, mais une fois qu'elle sait quelque chose, c'est pour toujours. Elle sait la date de tous nos anniversaires : tantes, oncles, cousins, frères et sœurs. Elle est à part. Elle peut prendre toutes sortes de positions tordues. Un cirque voulait l'engager, mais elle est trop jeune, et puis c'était mal payé, et elle aurait voyagé tout le temps."

Depuis peu, une forme de religion sataniste s'est développée au point de ne plus être un mouvement marginal, tandis que les valeurs religieuses et familiales traditionnelles subissaient un recul. Bien qu'on puisse lire, à l'occasion, des nouvelles rapportant des sacrifices humains, les massacres se réduisent à des rituels impliquant des poulets, des chèvres, parfois des chiens. J'ai vu des gens se constellés de taches de sang ou de graisse animale, portant des souris dans leurs poches, vêtus de noir, se rendre dans les cimetières et danser autour des tombes. Les sectes, signées de sang, faisaient allégeance au culte. À une occasion en particulier, je me trouvai dans la maison d'un chef sataniste, dans une petite localité à demi abandonnée au nord du Cap, près de la Namibie. La chambre principale comportait un système de musique compliqué, avec de nombreux hauts parleurs peint en rose foncé. Des poupées aux chevelures de diverses couleurs étaient clouées au mur, des aiguilles plantées dans diverses parties de leurs corps. Au centre de la même chambre figurait une cuvette de W-C cassé.
Une jeune femme dont les ongles vernis en noir étaient au moins aussi longs que ses doigts, et qui affirmait être la fille d'un prêtre sataniste, racontait ses souvenirs avec force : "Lorsque j'étais toute petite, je me souviens qu'on m'enlevait de mon lit en pleine nuit. J'étais à chaque fois frigorifiée et terrorisée. Mon père, un prêtre sataniste, portait de longues robes pourpres et brillantes. Après un bout de chemin en voiture sur de mauvaises routes, on arrivait dans une vaste grange où un grand feu brûlait. Beaucoup de gens étaient habillés comme des gladiateurs avec des jambières en cuir, de longs couteaux à leurs ceintures, et de drôles de chapeaux avec des cornes… Puis il y avait du sang partout. Les animaux du sacrifice étaient sur une table éclairée de bougies, et chacun son tour frappait les bêtes sans défense. Puis un moment après, le groupe, en chantant, emportait les cadavres mutilés vers des puits à fleur de terre. À la fin de la nuit, certains animaux qui n'étaient pas encore morts étaient jetés dans ces puits et brûlés vifs."

Le crime et la violence croissent dans la campagne. Beaucoup de retraités se barricadent dans leurs maisons, et les fermiers se sont regroupés pour créer des groupes de vigiles armés. Les armes à feu ont bien entendu proliféré. Des fermiers tels que M. R. van der Vyfer, qui vit dans une région isolée près du Transkei, se sent particulièrement en danger : "Le mois dernier, un cambrioleur a cassé la fenêtre de la cuisine et nous a volé notre poste de radio. J'ai essayé de lui tirer dessus mais je l'ai manqué. Il n'y a pas d'autres blancs dans les environs. Nous avons appelé la police, mais elle n'est jamais venue. Je crois qu'eux-mêmes ont la trouille. Eux aussi ils ont peur pour leurs vies. Mon boss boy m'a dit que les noirs radicaux du Transkei veulent nous chasser. Ils disent que c'est la terre de leurs ancêtres. Je dis que c'est la mienne car je suis né ici. Je dis que c'était à eux il y a cinq mille ans, quand il n'y avait pas d'européens en Afrique. Je n'ai nulle part où aller. Pour me chasser d'ici, il faudra qu'ils nous butent, moi et ma femme."
Encore récemment, la mentalité des Platteland était que la suprématie était le privilège naturel des blancs. Ils étaient protégés par une législation qui leur assurait le pouvoir, la liberté et des droits exclusifs en vertu du fait qu'ils étaient nés blancs. La transformation sociale et politique qui se produit ici amène avec elle un courant d'incertitude, de peur, de colère et d'insécurité. Bien que les militants blancs se fassent entendre dans le but de résister à la loi de la majorité, j'ai cependant remarqué que la conscience d'un changement inéluctable existe. M. P. Streicher, un vieil homme qui se souvient de la guerre des Boers, au début du siècle, fait ce commentaire : "Nous sommes à un tournant. C'est évident. Pour nous, les blancs, ça ressemble à la fin d'une époque. Il est trop tard pour arrêter le changement. Les blancs ont dominé trop longtemps. L'Afrique du Sud fait partie de l'Afrique. C'est une erreur de croire que ça pourrait finir autrement."
Les "pauvres blancs" ont toujours compté sur le paternalisme protecteur du régime de l'apartheid, qui était en mesure de les soutenir. Mais le régime est mort, laissant derrière lui un héritage de récession économique, d'isolationnisme, de répression, d'ignorance, de bigoterie sociale et de désarroi politique et racial.
Ainsi le manteau de gloire de la supériorité de la race blanche est-il tombé de leurs épaules. Ils courent le risque de devenir à leur tour les déchets de la nouvelle Afrique du Sud.