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Platteland est
la traduction littérale en afrikaans du terme Flatlands,
qui se rapporte à la campagne sud-africaine. Le mot
signifie davantage qu'une simple description de son caractère
géographique, ce paysage ouvert, parfois brutal, monotone.
Il connote un état d'esprit particulier.
Pour l'œil du photographe, les qualités visuelles
de ce lieu sont frappantes : il y a là un vide, une
nudité, une étendue qui sont presque surréelles
; une étrangeté de la lumière, un côté
outre-monde. Tel est l'esprit de ce lieu.
Dès le début des années 70, quand j'ai
commencé à visiter cette partie du pays, les
circonstances m'ont intimement mêlé à
la vie du Platteland. D'abord d'une manière inopinée,
puis à dessein, j'ai commencé un voyage photographique
qui est devenu une recherche de symboles esthétiques
qui résumeraient l'essence de ce lieu, sa présence
historique, sa mythologie. Pendant des années j'ai
été fasciné par la gloire croulante
et décolorée des dorps, avec leur
avant-goût de décrépitude et leurs restes
de promesses inaccomplies. Au début ce fut par hasard,
ensuite par choix, que je pénétrai dans ce
monde. Ma passion pour ces gens et ces lieux provenait d'une
profonde perception de ce à quoi j'étais confronté,
les drames visuels dont j'étais le témoin étaient
plus significatifs que les événements eux-mêmes
; ce qui dans ces villes ordinaires et ces événements
quotidiens était pourvu d'une fugacité qui,
distillée par le moyen de la photographie pouvait
révéler un aspect essentiel de l'atmosphère
de tragédie qui émanait de ce pays troublé.
Au fond, ce qui m'attirait dans ce sujet était cette
ironie profonde que, en dépit d'un demi siècle
de privilèges politiques, ici au cœur physique
de l'Afrique du Sud des blancs, même dans un système
forgé pour garantir leur survie, il existait des archétypes
d'aliénation et d'immobilisme, victimes à la
fois de forces politiques et de circonstances personnelles,
se défendant eux-mêmes contre la carence économique
et l'angoisse psychologique, dans un environnement hostile
et peu accueillant.
Dans les fermes à l'abandon, dans les banlieues des
villes, près des mines désaffectées,
je rencontrai les protagonistes de ce drame. Quelques-uns
vivaient une existence nomade, allant de place en place,
trouvant occasionnellement du travail, d'autres louaient
des lopins pour y cultiver le maïs ou les pommes de
terre. Certains étaient des chercheurs de diamants
espérant un coup de chance, d'autres des commerçants
qui remplissaient leurs camions de denrées de première
nécessité achetées aux boutiques asiatiques
pour les vendre sur les territoires des tribus. D'autres
encore étaient des cheminots que leurs escapades avaient
menés au cœur de l'Afrique.
Là prévalait la gloire d'un héritage
passé, son folklore et ses mythes transmis oralement
par les grands-parents et les parents, références
à de lointains ancêtres qui, en tant que pionniers
avaient un siècle auparavant traversé l'Afrique,
chassant le gibier et domptant "les sauvages".
On se souvenait de ce temps comme de celui de grosses migrations
de springboks, de zèbres, d'animaux sauvages. L'éducation
venait de la tradition et de la Bible. Le pays, "au
bon vieux temps", était libre et un respect mutuel
existait entre les races. Un homme pouvait donner un coup
de pied dans la terre et devenir riche, où que l'on
aille, on trouvait or et diamants.
Ce pays de légende a disparu. Paradoxalement, les
gens que j'ai rencontrés survivaient au jour le jour.
Beaucoup de régions rurales d'Afrique du Sud sont
confrontées à une crise économique,
désorientées, déclinantes. Les emplois
pour les gens non qualifiés sont devenus de plus en
plus rares, et ceux qui cherchent un travail doivent montrer
une ingénuité profonde ou s'apprêter
à accepter des conditions de travail détestables
et des salaires misérables. Les petits métiers
tels que réparer les voitures et les machines, vendre
des légumes sur le bord de la route, vendre des marchandises
récupérées ou collecter le papier et
les boîtes de conserves pour le recyclage se sont multipliés.
Une impuissance fataliste a triomphé.
Les circonstances économiques qui prévalent
sont visiblement évidentes dans la condition des foyers
que j'ai visités. Les maisons sont louées à
bon marché ou sont de vieilles maisons familiales
traditionnelles. La ruine et la décrépitude
sont partout. L'entretien des constructions est sans cesse
différé, et les planchers déformés,
les plafonds fissurés, les peintures écaillées,
les fils électriques dénudés, et les
plomberies défectueuses sont fréquents. De
vieilles batteries d'automobile sont employées pour
fournir de l'énergie aux lampes et aux postes de TV,
des feuilles de plastique remplacent les carreaux cassés,
et lorsqu'une pompe est hors d'usage, des pompes manuelles
servent à faire monter l'eau des puits. La chaleur
nécessaire à la cuisson est souvent obtenue
par l'utilisation de vieux fourneaux à charbon, l'ignorance,
la crasse, l'apathie et le manque d'ambition se traduisent
dans les conditions sanitaires. Partout persiste une odeur
tenace de saleté. Beaucoup d'intérieurs ont
l’odeur caractéristique des vêtements
et des draps malpropres. Les parasites prolifèrent,
bien que parfois du papier tue-mouches ou des trappes à
souris soient disposés dans les coins sombres. Les
provisions de base : pain blanc, sel, sucre, thé,
Coca-Cola, allumettes et bougies sont emmagasinées
dans les cuisines qui sentent l'huile de cuisson rance et
la paraffine. Une nourriture fade préparée
en grandes quantités traîne longtemps dans un
chaudron sur le four et sera consommée avec une viande
grasse cuite sur un feu à l'extérieur.
Le mobilier des maisons est constitué de meubles provenant
d'héritages familiaux ou acquis de seconde main, et
l'idée de "faire avec" est partout évidente.
Les rembourrages de sièges, les rideaux sont fanés
et abîmés, les carpettes montrent leur trame
et le bois des meubles est endommagé. Des ressorts
manquent aux lits qui se creusent au centre, et sont parfois
couverts de draps pas repassés ou de linge froissé.
Souvenirs d'anniversaires passés, travaux de dames,
coussins brodés ou crochetés, napperons, têtières,
sont exposés avec fierté. Les cartes d'anniversaire
et de Noël, des bouquets de fleurs séchées,
des objets en verre ou en porcelaine, considérés
comme précieux sont disposés dans des vitrines.
Des plaques ayant trait à la religion, comportant
des prières, des sentences philosophiques telles que
"Qu'est-ce qu'une maison sans une mère ?"
ou " Là où est le cœur est le foyer
", sont soigneusement encadrées et accrochées
au mur près de toutes sortes de gravures bon marché
et de calendriers illustrés. Des paquets de tabac
aux noms romantiques tels que Rum Maple, Swan, Boxer,
traînent sur les tables en compagnie de mégots
de cigarettes roulées avec du papier journal. Les
jardins habituellement desséchés, mal tenus
et foisonnants de mauvaises herbes montrent parfois des tentatives
de culture potagère.
C'est dans ce décor que j'ai rencontré mes
modèles et travaillé avec eux. Leur histoire
et les éléments de leurs vies ont accru ma
compréhension de cette réalité, et je
les ai fixés.
Johan du Bit, un homme chaleureux âgé de 23
ans vivait à Groot Marico avec sa mère, son
frère et deux sœurs, l'une d'elle enfant illégitime,
dans une maison de tôle rouillée aux chevrons
apparents et sans électricité. Il me raconta
: "J'ai travaillé ici comme assistant en hydraulique.
Il n'y avait pas de travail pour moi. Je n'avais pas de papiers.
Mais les papiers ne font pas le travail. J'ai obtenu un boulot
à la mine la semaine dernière. Il faut vérifier
les véhicules avant qu'ils soient autorisés
sur le site. Ils m'ont laissé dehors comme un mouton
sous la pluie, et ne m'ont pas permis de rentrer dormir à
la maison. Un jour j'étais si fatigué que je
me suis endormi à la porte. Le contremaître
de la mine, un grand et gros homme a commencé à
me donner des coups de pied et à m'injurier. Il m'a
chassé et m'a menacé de me tuer si je remettais
les pieds là-bas."
Quelques années plus tard j'ai retrouvé un
Johan plus sûr de lui. Il avait un commerce et fournissait
les zones tribales des alentours.
"Je remplis mon camion de toutes sortes de trucs, des
casseroles aux paquets de levure et de chili. Je connais
les bons coolies et j'obtiens ce que je veux aux meilleurs
prix. Je connais les endroits chez les indigènes où
il n'y a pas de boutiques. Les noirs ont beaucoup d'argent,
du cash, ils sont affamés et n'ont pas de boutiques."
Jusqu'à il y a peu, les blancs qui ne pouvaient pas
avoir de travail dans le secteur privé avaient un
travail garanti dans les compagnies d'état, telles
que la South African Railways. Il n'était pas rare
de rencontrer des gens simples et illettrés qui bénéficiaient
d'un emploi aux chemins de fer et qui pouvaient décrire
des lieux exotiques du Bostwana, Zaire, Zambie, Namibie ou
Malawi où ils avaient voyagé pour leur travail.
M. Éric Stanely, qui vit maintenant dans l'état
du Orange free, près de la frontière du Lesotho,
m'a raconté : "J'ai été poinçonneur
pour la SAR pendant 30 ans. À cette époque
j'ai voyagé dans toute l'Afrique. Je connais les noirs
mieux qu'ils ne se connaissent eux-mêmes. J'ai mangé
le porridge et tondu les moutons avec eux lorsque j'étais
petit. C'était avant l'Apartheid. Puis ma jeune épouse
est morte de fièvre au Congo, il y a longtemps. Il
n'y avait ni médicaments, ni docteur. Je me suis assis,
désespéré, attendant la fin. J'ai dû
l'enterrer lorsqu'elle est morte. L'Afrique est désespérante.
Les blancs ont apporté un peu de civilisation. Ils
ont amené les trains, mais ont été forcés
de partir. Maintenant tout dégringole."
Un travailleur du rail, récemment licencié
à la suite d'une privatisation : "J'ai fait du
stop jusqu'en Namibie, n'ai pas trouvé de travail,
suis revenu à la maison à l'arrière
d'un camion chargé de moutons. Puis j'ai rejoint le
Zimbabwe et été expulsé après
avoir déclaré dans un bar rempli de soldats
que le président était une salope communiste.
J'aurais dû faire attention. Si je ne peux pas rentrer
avant l'obscurité, je passe la nuit dans une cellule
de police. Ils ne font pas attention dans les petites stations
pourvu que je paye quelques bières aux policiers et
que je parte le lendemain matin. La vie était plus
facile quand je travaillais pour les chemins de fer. Au moins
nous portions un uniforme, nous étions respectés
et nous avions un toit."
Quelques-uns des laissés pour compte qui ont fait
l'expérience de l'échec, en particulier dans
l'agriculture qui est victime de la sécheresse, sont
gagnés par l'idée romanesque d'extraire des
diamants. Dans le voisinage des anciens lits de rivières,
supposés être pleins de graviers antédiluviens,
pleins de diamants, j'ai rencontré ce phénomène.
Ils ont abandonné toutes leurs richesses et vivent
frugalement dans des maisons mobiles faites de zinc. Il est
fréquent que les économies de toute une vie
soient engagées sur la chance de trouver la pierre
ultime. Suspicion, jalousie, vol, règnent en maîtres
et le "claim jumping" n'est pas rare. Les rumeurs
de grosses trouvailles et de fortunes perdues abondent et
ces nouvelles sensationnelles se propagent à la vitesse
du feu. L'euphorie, la déception, la perte des illusions
sont la matière de la vie de ces gens exposés
aux intempéries.
Au fil des années d'instabilité politique,
boycotts culturels et sanctions ont créé une
impression d'isolationnisme qui s'est infiltrée dans
toutes les couches de la société sud-africaine.
Dans ce Platteland insularisé, les croyances religieuses
ésotériques, les traditions et le folklore
intimement mêlés sont la matière de la
vie quotidienne. La Bible, vénérée,
est souvent citée. Les valeurs sont conservées
dans des boîtes en métal soigneusement enterrées
dans des endroits tenus secrets. Les lits sont surélevés
sur des bidons peints et remplis de ciment, ou sur de vieilles
briques afin de tenir les esprits à distance quand
vient la nuit. Pour pouvoir tirer sur un intrus, la coutume
est de dormir tout habillé à proximité
d'un pistolet. Parfois les gens engrangent des planches pour
de futurs cercueils.
D'une manière générale, ce qui concerne
la sexualité est tabou, et le sujet ne doit pas être
abordé. Charlene van der Westhuizen, une femme divorcée
qui passe la majeure partie de son temps soit à surveiller
son fils, attardé mental, soit à travailler
dans la fabrique locale de bougies, confiait : "Je me
suis mariée à 19 ans. Mon père était
très sévère et j'ai grandi dans une
ferme à l'écart de tout. Avant mon mariage,
je n'étais jamais allée au cinéma ou
même danser. Avant la naissance de mon premier enfant,
je n'avais jamais pris conscience de quoi que ce soit à
ce sujet. Je pensais que les enfants se faisaient quand un
homme introduisait son sexe dans le nombril d'une femme."
La nature répressive du système d'apartheid
contamine toutes les questions sexuelles. Le décret
d'immoralité interdit les relations sexuelles entre
races différentes, et le système de censure
bannit tout ce qui peut sembler une incitation à cet
égard. Quoiqu'il en soit une préoccupation
manifeste pour la sexualité est visible dans l'étalage
de nus sur les pages des publications locales que j'ai pu
remarquer, accrochées sans pudeur et presque inconsciemment,
sur les murs des living-rooms de beaucoup d'habitations des
Platteland. En fait, j'ai remarqué un accroissement
de la prostitution et de la promiscuité. Il existe
des relations sexuelles occasionnelles entre blancs et noirs
au cœur même du courant "conservatiste".
M. Le Roux, un retraité qui travailla au Département
des Mines et souffre de difficultés de locomotion
après avoir été heurté par un
bulldozer ne mâcha pas ses mots sur ses activités.
"Les filles "kaffir" sont bon marché
dans les Platteland. Tout ce qu'elles demandent, c'est de
la bière, de la viande, et un lit pour dormir. Les
femmes blanches ne font que des histoires. Une femme noire
vous coûte 5 smackeroos par semaine, une blanche plus
de 300.
Les gens ici détestent mon culot. Mes voisins ont
économisé et acheté la dernière
maison que je louais. J'ai alors acheté autre chose
dans le coin, et amené ma copine. Les mêmes
singes essaient de se débarrasser à nouveau
de moi, mais maintenant que Group Areas Act est aboli, ils
peuvent se brosser."
M. Le Roux discourait sur l'idée d'ouvrir une boîte
à strip-tease près des champs aurifères,
dans le Orange Free State, mais reconnut qu'il n'avait pas
tout à fait le genre de courage qu'il fallait. Il
pensait qu'il serait alors roulé dans le goudron et
la plume comme les nègres en Amérique.
Une femme d'âge mur assez lugubre, Mme van der Westhuizen,
qui passait de longues périodes seule car son mari
était conducteur de locomotive, me raconta : "Je
n'aime pas cet endroit. Les gens passent leur temps à
parler les uns des autres. Ils répandent des mensonges
et font courir des rumeurs. Les gens de la ville m'accusent
de coucher avec des noirs et des clochards, d'être
une sorcière. Les enfants des voisins jettent souvent
des cadavres de chats noirs sur ma pelouse. Les gens n'ont
rien d'autre à faire."
Cependant un grand sens de la solidarité apparaît
dans les communautés que j'ai rencontrées,
et il était souvent difficile de distinguer les membres
d'une même famille et les autres. Dans des circonstances
plus difficiles, les croisements consanguins se produisent
à cause de la naïveté et de la proximité
étroite due à l'exiguïté des lieux
de vie. Il en résulte des maladies congénitales,
des difformités, des retards mentaux dans certaines
communautés. Dans les régions les plus reculées
du pays, en particulier le Karoo, la consanguinité
se perpétue depuis des décennies et même
des siècles.
Dans de nombreuses familles, querelles et chamailleries sont
durables et les ragots, les rumeurs, les intrigues occupent
à temps complet. Souvenirs et ressassements des malheurs
passés sont habituels.
Une petite dame maigre du district de Groot Marico, que j'avais
fini par bien connaître avec les années, racontait
comment son premier mari, au départ un ami intime,
s'était enfui avec toutes leurs richesses quelques
mois seulement après le mariage. Son second mari,
un frère du fugitif, était mort d'une crise
cardiaque le jour du mariage, et elle avait perdu son troisième
mari, qui s'était suicidé la semaine suivant
le mariage.
Une autre femme, Melle Davis de Western Cape, d'abord réticente
à l'idée qu'on la voie avec des bigoudis sur
la tête me décrivit comment, revenant de l'enterrement
de son père, elle avait trouvé la maison de
son enfance démolie au bulldozer par son fils, technicien
dans une entreprise de bâtiment. Son fils avait eu
honte de la maison dans laquelle sa mère et son grand-père
partageaient la même chambre. N'ayant nulle part où
aller, elle avait déménagé dans ce qui
était autrefois le local destiné aux domestiques,
seul édifice resté debout dans la propriété.
Puis son fils réussit à s'évader de
la prison locale où il était détenu
pour son forfait, et la trouvant seule, l'avait ligotée
et avait entrepris de détruire systématiquement
ce qui restait. Il alla jusqu'à abattre un peuplier
centenaire qui à ce moment-là les abritait
du soleil brûlant du Kalahari. Le bois récemment
abattu et les feuilles desséchées étaient
restés sur ce qui avait dû être une pelouse.
Eu égard à la rareté des médecins
et des prescriptions de médicaments par le passé,
quantité de remèdes de bonne femme sont utilisés
pour toutes les maladies, pour le cœur et les problèmes
circulatoires, y compris la tension artérielle, les
troubles du foie et du système respiratoire, la dépression
nerveuse et l'angoisse. Plantes et légumes du jardin
sont mélangés avec diverses concoctions de
sang d'animaux, d'urine et de fourmis pilées. Dans
quelques régions du pays, en particulier dans le Transvaal
de l'ouest, le mampoer, whisky fabriqué à
partir d'un fruit sauvage qu'apprécient les éléphants,
sert à tout soigner. Quelques préparations
médicinales, que l'on se procure facilement dans les
cafés et les magasins des concessions, telles que
Vaseline, Vicks, poudre contre le mal de tête (substitut
de l'aspirine), sont employés comme médicaments
dans presque tous les cas. Pour les maux de dents, les brosser
avec du pétrole est censé soulager la douleur.
Si rien de cela ne marche, on recourt à des sorciers
traditionnels qui mangent le mal et contrecarrent le mauvais
œil.
Melle L. Oosthuizen, qui est clouée au lit, expliquait
: "J'entends des voix tout près et aussi au loin.
La nuit, les rats qui sont dans la toiture me rendent folle.
La nuit passée, je me suis sentie si malade que j'ai
pensé mourir. Je crois que je deviens folle, dans
mon esprit et dans mon corps. Mon fils, Hank, et moi nous
nous sommes disputés il n'y a pas longtemps. Il est
parti en rage, et je ne l'ai pas revu pendant des semaines.
Il a été découvert par les Bushmen au
fond d'un puits de mine, il était mort. Mon cou ne
cesse de trembler, toute la journée, c'est incontrôlable.
Je suis sûre que le noir est revenu près du
saule pour jeter des sorts. Je dois aller voir un sorcier
aujourd'hui pour enlever le sort."
Une femme à qui l'on avait dit qu'elle ne pourrait
pas avoir d'enfants en a eu deux successivement. Elle les
avait appelés Charles et Diana, à cause de
la famille royale anglaise, car ils lui étaient si
précieux qu'ils étaient son prince et sa princesse.
Elle m'a raconté qu'elle avait été si
effrayée que les enfants puissent être envoûtés
par un sorcier, qu'elle avait déménagé
loin du Platteland, pour vivre à Johannesburg. L'enfant
de son ancienne voisine a disparu un jour, et fut retrouvé
démembré et décapité près
de la ferme où elle vivait.
Les soins psychiatriques sont inconnus dans les communautés
du Platteland. Dans la plupart des régions on trouve
quelques prétendus travailleurs sociaux qui visitent
les personnes incapables de se débrouiller. Ils sont
chargés de vérifier si ces gens ont le minimum
vital, que leurs indemnités ont bien été
reçues et encaissées, et qu'il n'y pas de risques
dans la communauté.
Selma, une mère célibataire qui vit dans une
cabane en ruines près de l'Orange River était
moitié ignorée, moitié objet de pitié
de la part de ses voisins. Un boutiquier local raconta à
son propos : "Selma ? Elle est folle. On dirait que
sa maison a été bombardée. Il a des
toiles d'araignées et de la poussière partout.
Elle collectionne les vieux détritus des chercheurs
de diamants et les entasse partout dans sa maison et son
garage. La clôture autour de sa maison est fabriquée
avec des pare-chocs de voitures. Les restes de ses repas
sont enterrés partout dans la pelouse. Elle a douze
chats et ne sort jamais de sa maison. Même les travailleurs
sociaux l'évitent. Quand elle commence à parler
rien ne peut l'arrêter. Elle parle comme une mitrailleuse.
Quand elle s'énerve, elle monte sur son toit en fer
pourri et tape dessus. Parfois elle lève sa jupe devant
tout ce qui passe."
Les travailleurs sociaux envoient habituellement les enfants
à problème dans des écoles spéciales
situées dans de plus grandes villes. La plupart des
parents mettent les handicaps de leur enfants sur le compte
des fièvres, de coups reçus sur la tête
lors de leur petite enfance, ou de maladies mal repérées
qu'ils qualifient de méningite, encéphalite,
ou de morsures de tiques. Meisie, la femme d'un bûcheron
des environs de Knysna, commente ainsi le cas de sa fille
: "Quand elle avait cinq ans, Tani a attrapé
une encéphalite en buvant de l'eau polluée.
L'année suivante, elle a dû aller à une
école loin d'ici. Ma Tani n'apprend pas vite, mais
une fois qu'elle sait quelque chose, c'est pour toujours.
Elle sait la date de tous nos anniversaires : tantes, oncles,
cousins, frères et sœurs. Elle est à part.
Elle peut prendre toutes sortes de positions tordues. Un
cirque voulait l'engager, mais elle est trop jeune, et puis
c'était mal payé, et elle aurait voyagé
tout le temps."
Depuis peu, une forme de religion sataniste s'est développée
au point de ne plus être un mouvement marginal, tandis
que les valeurs religieuses et familiales traditionnelles
subissaient un recul. Bien qu'on puisse lire, à l'occasion,
des nouvelles rapportant des sacrifices humains, les massacres
se réduisent à des rituels impliquant des poulets,
des chèvres, parfois des chiens. J'ai vu des gens
se constellés de taches de sang ou de graisse animale,
portant des souris dans leurs poches, vêtus de noir,
se rendre dans les cimetières et danser autour des
tombes. Les sectes, signées de sang, faisaient allégeance
au culte. À une occasion en particulier, je me trouvai
dans la maison d'un chef sataniste, dans une petite localité
à demi abandonnée au nord du Cap, près
de la Namibie. La chambre principale comportait un système
de musique compliqué, avec de nombreux hauts parleurs
peint en rose foncé. Des poupées aux chevelures
de diverses couleurs étaient clouées au mur,
des aiguilles plantées dans diverses parties de leurs
corps. Au centre de la même chambre figurait une cuvette
de W-C cassé.
Une jeune femme dont les ongles vernis en noir étaient
au moins aussi longs que ses doigts, et qui affirmait être
la fille d'un prêtre sataniste, racontait ses souvenirs
avec force : "Lorsque j'étais toute petite, je
me souviens qu'on m'enlevait de mon lit en pleine nuit. J'étais
à chaque fois frigorifiée et terrorisée.
Mon père, un prêtre sataniste, portait de longues
robes pourpres et brillantes. Après un bout de chemin
en voiture sur de mauvaises routes, on arrivait dans une
vaste grange où un grand feu brûlait. Beaucoup
de gens étaient habillés comme des gladiateurs
avec des jambières en cuir, de longs couteaux à
leurs ceintures, et de drôles de chapeaux avec des
cornes… Puis il y avait du sang partout. Les animaux
du sacrifice étaient sur une table éclairée
de bougies, et chacun son tour frappait les bêtes sans
défense. Puis un moment après, le groupe, en
chantant, emportait les cadavres mutilés vers des
puits à fleur de terre. À la fin de la nuit,
certains animaux qui n'étaient pas encore morts étaient
jetés dans ces puits et brûlés vifs."
Le crime et la violence croissent dans la campagne. Beaucoup
de retraités se barricadent dans leurs maisons, et
les fermiers se sont regroupés pour créer des
groupes de vigiles armés. Les armes à feu ont
bien entendu proliféré. Des fermiers tels que
M. R. van der Vyfer, qui vit dans une région isolée
près du Transkei, se sent particulièrement
en danger : "Le mois dernier, un cambrioleur a cassé
la fenêtre de la cuisine et nous a volé notre
poste de radio. J'ai essayé de lui tirer dessus mais
je l'ai manqué. Il n'y a pas d'autres blancs dans
les environs. Nous avons appelé la police, mais elle
n'est jamais venue. Je crois qu'eux-mêmes ont la trouille.
Eux aussi ils ont peur pour leurs vies. Mon boss boy m'a
dit que les noirs radicaux du Transkei veulent nous chasser.
Ils disent que c'est la terre de leurs ancêtres. Je
dis que c'est la mienne car je suis né ici. Je dis
que c'était à eux il y a cinq mille ans, quand
il n'y avait pas d'européens en Afrique. Je n'ai nulle
part où aller. Pour me chasser d'ici, il faudra qu'ils
nous butent, moi et ma femme."
Encore récemment, la mentalité des Platteland
était que la suprématie était le privilège
naturel des blancs. Ils étaient protégés
par une législation qui leur assurait le pouvoir,
la liberté et des droits exclusifs en vertu du fait
qu'ils étaient nés blancs. La transformation
sociale et politique qui se produit ici amène avec
elle un courant d'incertitude, de peur, de colère
et d'insécurité. Bien que les militants blancs
se fassent entendre dans le but de résister à
la loi de la majorité, j'ai cependant remarqué
que la conscience d'un changement inéluctable existe.
M. P. Streicher, un vieil homme qui se souvient de la guerre
des Boers, au début du siècle, fait ce commentaire
: "Nous sommes à un tournant. C'est évident.
Pour nous, les blancs, ça ressemble à la fin
d'une époque. Il est trop tard pour arrêter
le changement. Les blancs ont dominé trop longtemps.
L'Afrique du Sud fait partie de l'Afrique. C'est une erreur
de croire que ça pourrait finir autrement."
Les "pauvres blancs" ont toujours compté
sur le paternalisme protecteur du régime de l'apartheid,
qui était en mesure de les soutenir. Mais le régime
est mort, laissant derrière lui un héritage
de récession économique, d'isolationnisme,
de répression, d'ignorance, de bigoterie sociale et
de désarroi politique et racial.
Ainsi le manteau de gloire de la supériorité
de la race blanche est-il tombé de leurs épaules.
Ils courent le risque de devenir à leur tour les déchets
de la nouvelle Afrique du Sud.
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