Le paysage devient un élément central des politiques publiques d’aménagement du territoire dans les années 1990. Avec la Loi paysage de 1993 puis la Convention européenne du Paysage en 2000, il est considéré comme un héritage à protéger. Accompagnant la montée des préoccupations environnementales, le regard sur le territoire se fait protecteur, au point qu’il semble parfois s’éloigner de sa vocation documentaire initiale pour se concentrer sur des enjeux esthétiques. La photographie contribue ainsi à l’entrée de paysages dans le panthéon des sites remarquables, envisagés comme de véritables monuments. La Mission du Conservatoire du Littoral célèbre, par exemple, la beauté des espaces protégés par cette institution depuis 1975. Les grands paysages évoluent au gré des chantiers d’envergure : ceux des « années Mitterrand » qui changent la physionomie de la capitale ou encore celui du « chantier du siècle », la construction du tunnel sous la Manche, suivi pendant près de vingt ans par la mission photographique Transmanche. La photographie témoigne, par ailleurs, des mutations du territoire, à l’échelle d’un quartier ou d’une région, d’une année ou d’une décennie, que l’on suit par exemple à travers le projet « Trwa Kartié » à la Réunion ou la mission Euroméditerranée à Marseille.

C’est aussi le propos de l’Observatoire photographique national du paysage, dont chaque itinéraire enregistre les différentes phases de l’évolution d’un site. Les séries ainsi produites sous-entendent un retour régulier sur les lieux, toujours au même endroit, avec le même cadrage, au rythme des saisons ou au fil des années. La poésie, voire la dimension hypnotique qui se dégage de certaines séries, contribue à faire basculer ce qui ne pourrait n’être qu’une archive documentaire du côté de l’art.
Alors même que la photographie a longtemps fasciné pour sa capacité à fixer l’instant, la voilà donc qui prend en charge une écriture de la durée. S’impose alors une esthétique de l’ordinaire, articulant une pratique photographique prosaïque avec une attention portée sur des paysages habituellement laissés hors champ. Ce retournement de point de vue, déjà patent dans les images de la Mission photographique de la DATAR, est aussi inattendu que magistral. La qualité esthétique indéniable de la majorité des travaux révèle que ces deux approches, du sublime au banal, sont bien moins opposées qu’on ne pourrait le penser au premier abord.

Jean-Christophe Ballot

Série « L’Abbaye de Beauport », Côtes-d'Armor, 1993

La mission du Conservatoire du littoral a réalisé ses premières campagnes en partenariat avec la Mission photographique de la DATAR. L’institution continue depuis d’accompagner son action de commandes passées aux photographes. Chaque campagne provoque ainsi la rencontre d’un site spécifique et d’une écriture singulière. Qu’il s’agisse, entre autres, de Jean-Christophe Ballot, John Batho, Michael Kenna ou Sabine Delcour, le regard alterne entre noir et blanc et couleur, épure ou foisonnement des compositions dans une exploration atemporelle, entre ciel et mer.

John Batho

Série « Les Rochers de Ploumanac’h », Côtes-d'Armor, 1991

Michael Kenna

Five Canopies, Chausey Islands, France, 2007

Michael Kenna

Flooded Pier, Chausey Islands, France, 2007

Sabine Delcour

Série Delta de la Leyre, 2006-2007

Martin Becka

Le Quartier de la Défense, 1998

Martin Becka

La Bibliothèque nationale de France (BnF), 1997

Martin Becka célèbre les grands chantiers des années Mitterrand qui changent la physionomie de la capitale aux deux extrémités de l’axe historique, de l’expansion du quartier d’affaires de la Défense à l’édification de la BnF. L’usage du noir et blanc, mais aussi des techniques anciennes comme le calotype, marquent les réminiscences des grands travaux haussmanniens, eux aussi documentés photographiquement.

François-Louis Athénas

« Itinéraire nº 19 – île de la Réunion, Cilaos Bras-Sec », 2003-2009

Il existe aujourd’hui une vingtaine d’observatoires en France, certains existant depuis plus de vingt-cinq ans. La photographie tient un rôle double : elle est à la fois outil de documentation au service de l’analyse et œuvre autonome. En effet, la méthodologie liée à l’itinéraire et au protocole, rigoureux et systématique, de reconduction des prises de vues permet la constitution d’un inventaire aux qualités esthétiques parfois indéniables. Le protocole devient pour les photographes le lieu d’un défi artistique.

Gérard Dalla Santa

Le Mesnil-Saint-Denis (Yvelines)

Pour certains photographes qui ont œuvré dans le cadre de l’Observatoire photographique national du paysage, la scansion chronologique permet de faire l’expérience d’un paysage en mutation. Là encore, la linéarité spatio-temporelle laisse régulièrement la place au temps cyclique des saisons ou à la rupture brutale due aux aménagements du territoire comme on peut l’observer dans les travaux de Gérard Dalla Santa ou d’Anne Favret et Patrick Manez.

Anne Favret et Patrick Manez

Place Mitterrand, ancien rond-point de Strasbourg

Anne Favret et Patrick Manez

Boulevard Rouget-de-Lisle / rue du Midi

Anne Favret et Patrick Manez

Rue du Midi

Anne Favret et Patrick Manez

Rue Victor-Beausse, 1997

Thibaut Cuisset

« Itinéraire nº 5 – Conseil Architecture Urbanisme Environnement des Côtes-d’Armor », reconduction des prises de vue par Max Grammare et Sophie Riguel, 1996-2003

Spectaculaire résultat que celui de l'observation de Thibaut Cuisset dans les Côtes-d’Armor. La poursuite des reconductions par les photographes Max Grammare et Sophie Riguel malgré la fermeture de la veduta (« la vue ») par la construction d’une maison fait basculer l’ensemble. La dimension documentaire est évacuée au profit d’une réflexion en image sur l’idée même de paysage. La présence, au centre de la composition, d’une fenêtre pourvue de rideaux aux mouvements à peine perceptibles d’années en années opère un retournement du point de vue. Le panorama se mue en vis-à-vis et l’attention du spectateur se reporte sur l’origine du regard.

Bertrand Stofleth et Geoffroy Mathieu

Étang de l’Olivier, Istres, 11h 35, 2 novembre 2012

Bertrand Stofleth et Geoffroy Mathieu

Étang de l’Olivier, Istres, 15h 20, 27 mai 2013

Bertrand Stofleth et Geoffroy Mathieu

Étang de l’Olivier, Istres, 11h 35, 24 mai 2014

L'appropriation par certains photographes de la forme de l’observatoire se poursuit en dehors du cadre offert par les institutions commanditaires. Le projet « Paysages usagés » mené par Bertrand Stofleth et Geoffroy Mathieu est représentatif de cette émancipation. Cet observatoire suit le parcours d’un GR long de 365 kilomètres autour de Marseille, présentant le visage d’une métropole entre urbanité et ruralité. Conçu comme une interrogation en acte du protocole des observatoires, il comporte notamment un volet participatif. Sur les cent points de vue de l’itinéraire, soixante-dix sont « adoptés » par des participants qui s’engagent à en assurer la reconduction pendant les dix prochaines années.

Marilyn Bridges

Entrée du tunnel sous la Manche, Coquelles, 1992

Dirigée par Pierre Devin, la Mission photographique transmanche accompagne les transformations causées par le « chantier du siècle », celui du tunnel sous la Manche dont le lancement a été officialisé conjointement en janvier 1986 par les dirigeants français et britanniques. Pendant vingt ans, vingt-huit photographes examinent les répercussions de ce projet sur le territoire de la région Nord-Pas-de-Calais. Parmi eux, Marilyn Bridges et Philippe Lesage arpentent le chantier tandis que les grands formats hauts en couleur de Ralph Hinterkeuser célèbrent le renouveau urbain de la capitale de la région.

Philippe Lesage

Série « Chantier du Lien Fixe Transmanche, terminal, février-mars 1988 »

Ralph Hinterkeuser

Nous sommes là, Seclin, 2001

Jean Bernard

Chez Madame Grondin, 1992

Jean Bernard

Chambres chez la famille Alphonsine, 1992

Jean Bernard

Chez Marcella Bonin après son arrivée dans un LES, 1991

C’est à l’échelle du quartier cette fois que les trois photographes de « Trwa Kartié » travaillent. Entre 1989 et 1994, ils suivent le projet de rénovation urbaine des sites de Piton Saint-Leu, Rivière des Galets et Trois-Bassins sur l’île de la Réunion. Les images de Jean Bernard évoquent une manière d’habiter, cette relation subtile entre les gens et leur demeure, entre le paysage de sa chambre et celui de sa fenêtre.

Brigitte Bauer

Série « Marseille », 2002-2003

La mission photographique Euroméditerranée, réalisée entre 2002 et 2009, a pour objet de suivre la rénovation urbaine de la ville de Marseille. L’habiter, élargi à l’espace public, s’exprime cette fois dans le mouvement, les modes d’installation éphémères ou pérennes, les trajectoires urbaines et les usages des lieux. Une pelouse, un parapet, l’ombre d’un viaduc, tous les interstices de la ville sont investis. Brigitte Bauer va à l’encontre d’un préjugé de déshérence d’une périphérie urbaine qui est manifestement vivante et encore palpitante, alors que les prises de vues d’Emmanuel Pinard, assez déshumanisées, donnent à voir la percée des grands axes de communication.

Emmanuel Pinard

Chemin du Cap-Janet, Marseille, 2002

EN
Paysages français Une aventure photographique, 1984-2017