" C'est un bonheur
d'aimer une morte,
on en fait ce qu'on veut. "
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Aragon
et Man Ray
L'engouement ne va pas s'arrêter là, d'autres
auteurs vont exploiter le thème jusqu'à une
époque encore récente, mais c'est Aragon qui,
avec Aurélien publié en 1944, va ramener
le masque au devant de la scène et doublement ancrer
le mythe dans la littérature et la photographie. Aurélien,
son héros, habite à la pointe de l'île
Saint-Louis un appartement qui donne sur la Seine. Désorienté
après quatre années passées au front
pendant la Seconde Guerre mondiale, il tombe amoureux de Bérénice
le jour où il se rend compte qu'elle ressemble à
L'Inconnue de la Seine quand elle ferme les yeux.
Le roman est la description poétique de cet amour impossible.
Au début des années soixante, Aragon s'attelle
à la publication commune de ses œuvres et de celles
d'Elsa Triolet, intitulée (Oeuvres romanesques
croisées . Entreprise d'autant plus vaste, qu'il
la souhaite très abondamment illustrée. L'écrivain
ne sera pas avare d'explications concernant sa démarche
et le choix des artistes qu'il va solliciter : "Anicet
est mon premier livre en prose, entrepris d'écrire
en 1918 au chemin des Dames... L'illustration du roman en
1964 a été réunie pour en donner la clef...
Pouvais-je adapter un système semblable à Aurélien
? Ici, le livre est sans clef... j'ai demandé à
Man Ray, qui n'est pas qu'un photographe, de faire servir
la photographie à des compositions qui toutes jouent
du visage supposé de la femme qu'Aurélien aime,
Bérénice... Man Ray a donné quinze interprétations
de cette femme de plâtre, allant jusqu'à lui
ouvrir les yeux, et pire, et mieux à la faire vieillir
de 20 ans" .
Conscient de la force des images de Man Ray, il va jusqu'à
dire : "Mais le roman c'est Man Ray qui l'a écrit,
jouant en noir et blanc du masque de L'Inconnue de la
Seine. " |
"Une matière
fidèlement contemplée
produit des rêves. "
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Albert Rudomine
La photographie, dont la puissance est de créer la
mort subite, mais aussi de rendre vivant l'inanimé,
se montre aussi sensible à l'Inconnue de la Seine
que la littérature ; elle va jouer un rôle
aussi important pour la popularité de ce visage.
Albert Rudomine, connu pour ses représentations de
nus et de sculptures, réalise en 1927 un portrait
de l'Inconnue qu'il traite avec le même jeu
d'ombre que les acteurs qu'il photographie à la même
époque, comme Dullin ou encore Georges Pitoëff.
Le titre qu'il choisit, La Vierge inconnue, canal de
l'Ourcq est un amalgame de L'Inconnue de la Seine
et du visage de la Vierge, mais aussi un rappel de
suicides spectaculaires dans le canal qui avaient défrayé
la chronique des faits divers. À la recherche d'une
image plus évocatrice, plus poétique de l'univers
aquatique de L'Inconnue, il fait un photomontage
où le masque flotte au milieu des nénuphars.
Rudomine "avait un sens très particulier de
la vibration de la lumière, sensible au bord de se
briser comme on dit de quelqu'un qu'il est au bord des larmes.
Une morbidesse baudelairienne, un tremblement de soir d'automne",
dans lesquels le masque semble avoir toujours baigné.
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Yvonne Chevalier
En 1929, Yvonne Chevalier humanise l'Inconnue; le masque
est remplacé par un vrai visage de femme apparaissant
à fleur d'eau et intitulé, bien sûr,
L'Inconnue de la Seine . |
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Willy
Zielke
Curieusement, en 1934, le photographe allemand Willy Zielke,
qui appartient à la Nouvelle Objectivité et
connu surtout pour ses photographies d'objets industriels,
va lui aussi mettre en scène le visage en plâtre
: il l'enveloppe dans un voile de tulle blanc évoquant
à la fois le papier de soie qui enveloppe les objets
fragiles et les voilettes derrière lesquelles les femmes
se cachent le visage.
Chacun des textes et des photographies cités a induit
des études critiques, et les auteurs, à leur
tour pris au jeu, sont partis en quête de L'Inconnue
de la Seine. L'idée obsédante de découvrir
qui elle était vraiment a conduit certains à
la reconnaître soit dans une artiste de music-hall d'origine
hongroise du nom de Ewa Lázló, soit dans la
fille du mouleur de masque mortuaire de Hambourg ou enfin
dans une jeune Française du nom de Valérie qui
se serait mariée à un Anglais à Saint-Pétersbourg
et dont la tombe se trouverait au Père-Lachaise. |
"C'est
vraiment très étrange.
Que quelqu'un doive d'abord mourir afin de trouver la vie."
Sigmund Freud
Délire et rêves dans la "Gradiva"
de Jensen, 1907 |
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Le point de départ de ce jeu de piste qui,
jusqu'à présent, ne mène nulle part,
reste le mouleur de la rue Racine. C'est sans doute le traducteur
anglais de Rilke qui, le premier, s'était rendu chez
M. Lorenzi. Il n'était que le premier d'une
longue liste de chercheurs à faire cette démarche
et le propriétaire actuel de cette entreprise familiale
a encore assez de patience pour répondre aux mêmes
questions déjà posées à son
aïeul. En 1960, pour la revue Chercheurs et Curieux
Pierre Lièvre avait interrogé l'arrière-grand-père
de l'actuel mouleur, qui faisait remonter l'histoire à
son propre grand-père lequel aurait lui-même
moulé l'Inconnue à la demande d'un médecin
légiste. Jean Ducourneau, pour rédiger sa
note sur L'Église de Céline va à
son tour rue Racine où le petit-fils rectifie les
propos du grand-père. Son père lui avait toujours
dit que le masque "avait été levé
sur le visage d'un très joli modèle d'atelier,
rappelant qu'il est techniquement impossible que ce masque
ait été levé sur un cadavre".
Si la jeune femme n'a toujours pas d'histoire, le masque,
lui, en a une.
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Ce
texte a été originellement publié dans
le catalogue Le Dernier Portrait à l'occasion
de l'exposition du même nom présentée
au musée d'Orsay du 5 mars au 26 mai 2002.
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