Les manuscrits


 

Car le mot, qu'on le sache, est un être vivant
La main du songeur vibre et tremble en l'écrivant ;
La plume, qui d'une aile allongeait l'envergure,
Frémit sur le papier quand sort cette figure.

Les Contemplations

 

 

Tôt dans sa carrière, Victor Hugo a pris soin de conserver les manuscrits de ses œuvres, non pas, comme nombre de ses contemporains, pour les offrir à des amis, mais dans l'intention de les léguer à la postérité.

 

 

La "malle aux manuscrits" léguée à la Bibliothèque nationale


Après le coup d'État du 2 décembre 1851, Juliette Drouet se charge de veiller sur les trésors contenus dans la "malle aux manuscrits" qui le suivra dans ses lieux d'exil successifs : Bruxelles, Jersey, Guernesey. Le volume des manuscrits augmente ensuite considérablement avec le développement de l'œuvre. Victor Hugo décide de léguer l'ensemble dans un codicille testamentaire daté du 31 août 1881 :

"Je donne tous mes manuscrits et tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné par moi à la bibliothèque nationale de Paris qui sera un jour la Bibliothèque des États-Unis d'Europe."

Victor Hugo meurt le 22 mai 1885. Peu après, Paul Meurice, principal exécuteur testamentaire, remet à la Bibliothèque nationale, au fur et à mesure de leur publication, les papiers de l'écrivain, qui sont classés en "manuscrits", "carnets", "albums", "reliquats", "océans", "tas de pierres", "copeaux", correspondances... La série des manuscrits littéraires est quasiment complète, à l'exception de Han d'Islande et de pièces poétiques des Odes et Ballades offertes à des amis de jeunesse.

 

L'écriture mise en scène



Victor Hugo est le premier écrivain à porter une si grande attention à l'œuvre en cours. À partir de l'exil, ses manuscrits revêtent un aspect très spectaculaire. L'écrivain choisit son papier avec soin, souvent de grandes feuilles de papier bleuté, qu'il plie dans le sens de la hauteur, partageant ainsi sa feuille en deux. Sa plume court sur la partie droite, l'immense marge de gauche étant réservée aux additions et corrections. Peut-on parler de mise en scène de l'écriture ? La beauté de sa grande écriture droite, les ajouts entourés à larges traits, les dessins marginaux croqués au fil de la rédaction, confèrent indéniablement à ses manuscrits un aspect esthétique saisissant. Mais il est aussi très émouvant de découvrir les tâtonnements du créateur à la recherche d'un vers qui chantera dans toutes les mémoires. Grâce aux différences d'écriture, le manuscrit des Misérables témoigne de la longue maturation de l'écriture qui s'étend sur plus de seize ans. Et Hugo conservera précieusement les six plumes d'oie dont il s'est servi.

Si pour plus d'un roman, plus d'un vers, le premier jet peut manquer, les biffures au courant de la plume, les corrections interlinéaires, les larges marges couvertes d'ajouts témoignent du labeur et aussi de la puissance créatrice.

 

 

Les méthodes de l'écrivain


En effet, peu de "brouillons" restituent la genèse proprement dite de l'œuvre. Un des plus spectaculaires et des plus travaillés, le manuscrit du poème "Dolor" des Contemplations, illustre la technique de la dilatation, par insertions successives, pratiquée par Hugo. La première version, que le poète aurait pu croire définitive, occupe la partie droite, selon ses habitudes d'écriture. Le texte s'enrichit ensuite par étapes, dans la marge de gauche, matérialisées par des accolades. Puis il est biffé, car recopié sur un autre feuillet, avec des additions supplémentaires. Les étapes successsives de la rédaction se greffent ainsi les unes aux autres par un réseau de "bulles", chacune des nouvelles se substituant aux précédentes.
   



   

Les manuscrits romanesques sont soumis au même traitement, avec des corrections et des remaniements si considérables que certaines pages, devenues illisibles, ont dû être remplacées. Les feuillets de "copeaux" de L'Homme qui rit témoignent de ses méthodes de composition. Le feuillet 18 en particulier nous éclaire sur le travail de l'écrivain. C'est une page bleue très surchargée, couverte d'écriture sur ses deux côtés. Au recto figure une première version du portrait de la duchesse Josiane. Les corrections en interligne, les multiples additions dans la marge de gauche ont conduit Hugo à abandonner ce feuillet pour le remplacer dans le manuscrit par une mise au net. Le verso a ensuite été utilisé pour noter au crayon et à l'encre des fragments, éparpillés sur la page, qui seront utilisés dans d'autres chapitres. Un texte en continu, partiellement ébauché, serpente en bas de page ; en haut, un croquis détaille "l'ancienne cahute d'Ursus", comme le précise la légende. Des fragments sont découpés pour rejoindre un autre état de la rédaction.
   

 
   
 

Ainsi les manuscrits de Victor Hugo ne présentent-ils pas toujours le premier jet mais souvent une copie issue d'une maturation plus ou moins longue. Cette "mise au net" occupe la partie droite de la page tandis que l'autre moitié est "mise en réserve" pour permettre un développement ou une recomposition du texte. La marge, par nature secondaire, est utilisée par Hugo comme un support autonome équivalent au premier, qui stimule la réécriture. Cette marge est parfois si remplie qu'elle constitue une seconde page. Hugo dessinant abondamment, ces colonnes de gauche accueillent parfois des dessins, nés dans les moments de recherche de l'inspiration et de l'errance de la main.