La métaphore océanique


 
Le chaos est navigable
   

   

La mer est omniprésente dans l’œuvre graphique aussi bien que littéraire de Victor Hugo, elle l’accompagne de sa puissance irréductiblement sauvage, offerte au regard humain comme un miroir plein d’âme, autant que refusée à sa vision, impénétrable en ses profondeurs, éternellement agissante, murmurante, recommencée. Pleine de fureur et de bruits, peuplée d’histoires, de mémoires ou de voix disparues, elle ne cesse de faire brèche dans l’œuvre, d’ouvrir à la double contemplation de la Ténèbre et du Ciel, d’effacer rivages et repères pour proposer sa houle innombrable, rappeler son foisonnement irrépressible travaillé par une invention permanente de formes.
La mer est la matrice essentielle dans quoi tout vient prendre commencement et puiser son essor. L’espace de la mer est ce qui permet le déploiement de l’existence humaine sous le double signe de l’absorption et de la métamorphose. Hugo lui-même n’a-t-il pas trouvé dans ces maisons-du-bord-de-l’eau qui fixent son exil un renouvellement de son inspiration littéraire et graphique et un élargissement de ses combats ?
   

   
 

À travers la mer, l’homme mesure tout ce qui lui échappe ; insaisissable, elle est ce qui place la création tout entière sous le signe du flux et du reflux, du mouvant et de l’instable. Profondément ambivalente, la mer constitue un principe permanent "d’intranquillité" : réservoir de vie et de formes, énergie de naissance, mais aussi retour incessant au chaos de l’indétermination, puissance d’effacement, de destruction et d’évanouissement… Elle consomme la fragilité de toutes les entreprises humaines menacées à tout moment de se défaire. Jamais en repos, la mer apparaît dans l’œuvre de Victor Hugo comme une scène essentielle où se joue le théâtre de l’existence, l’homme y livre bataille à la puissance conjuguée des éléments et s’y mesure à l’inévitable. C’est là qu’il prend, dans le tourment, sa véritable dimension et devient "maintenant marcheur de l’infini".

 

 

La mer, un effacement des repères

 

La mer est ce qui brouille les frontières, efface les côtes, opère d’alchimiques métamorphoses en quoi se mélangent les extrêmes et s’abolissent les différences. Elle est ce "grand danger" où l’homme se perd et parfois se retrouve.
L’homme est fait de la même substance que la vague :

Sous de certains souffles violents du dedans de l’âme, la pensée est un liquide. Elle entre en convulsions, elle se soulève, et il en sort quelque chose de semblable au rugissement de la vague. Flux, reflux, secousses, tournoiements, hésitations du flot devant l’écueil, grêles et pluies […], arrachements misérables d’une écume inutile, folles ascensions tout de suite écroulées, immenses efforts, perdus, apparition du naufrage de toutes parts, ombre et dispersion, tout cela qui est dans l’abîme est dans l’homme.

L’Homme qui rit


   

Mais l’homme est aussi le navire : "Qu’est-ce que ce navire impossible ?/ C’est l’homme"(La Légende des siècles) et le poète est aussi le capitaine, celui qui peut s’adresser aux "marins de la Manche" avec "l’autorité du naufragé" : "Je vais vous dire ce que je suis. Je suis […] un matelot, je suis un combattant du gouffre […]. J’ai autour de moi un perpétuel tremblement d’horizon, j’assiste au va-et-vient de ce flot qu’on appelle le fait ; en proie aux événements comme vous aux vents, je constate leur démence apparente et leur logique profonde."

 

 

Un rendez-vous avec l’infini

Combattons, recommençons, persévérons, avec cette pensée que la haute mer se prolonge au-delà de la vie humaine, que, même hors de la vie, l’immense navigation continue, et qu’un jour, nous constaterons la ressemblance de l’océan où sont les vagues avec la tombe où sont les âmes.

Discours "Aux marins de la Manche"


   

 

La mer est l’irruption de l’ailleurs, de l’immense, elle nous regarde avec les yeux de l’invisible, elle offre à la pensée un essor sans limite, elle est le lieu brûlant d’un rendez-vous avec l’infini.

 

 

Un lieu d’échanges alchimiques


Lieu mystérieux d’échanges, la mer est ce qui fait communiquer entre eux les extrêmes opposés : l’ancien et le nouveau, l’ici et le là-bas, les vivants et les morts, le clair et l’obscur, le rugissement et le murmure. La "boîte aux lettres de la mer", décrite au "sieur Clubin" par le capitaine Gestrais-Gaboureau dans Les Travailleurs de la mer, pourrait en constituer l’étrange emblème : "C’est un poteau qui a une barrique au cou. Cette barrique, c’est la boîte aux lettres. Il a fallu que les Anglais écrivent dessus : post-office […]. C’est la poste de l’océan. […] Le navire qui vient de l’Atlantique envoie ses lettres pour l’Europe, et le navire qui vient du Pacifique envoie ses lettres pour l’Amérique […]. Vous voyez qu’on peut écrire à ses amis. Les lettres parviennent."
Vision fascinante que celle d’un "milieu" de la mer, à l’exacte jonction d’un aller et d’un retour. Vision dérisoire que celle de ce dispositif artisanal qui garantit pourtant des communions lointaines !

 

 

Un lieu de dévoration et de renaissance

 

La mer est aussi le lieu du non-humain, de ce désert sans voile où se déploie une fatalité élémentaire sur laquelle l’homme n’a aucune prise. Désert inquiétant parce qu’il peut signifier que toute vie a déjà été absorbée, engloutie sans retour : "Ô combien de marins, combien de capitaines/ Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines/ Dans ce morne horizon se sont évanouis !" (Les Rayons et les Ombres, "Océano Nox ")
Fausse apparence de désert puisque les entrailles de la mer recèlent le grouillement d’une puissance de dévoration : "Dessus, des tourbillons d’oiseaux de mer ;/ dans l’ombre,/ Dessous, des millions de poissons carnassiers." (La Légende des siècles, "Pleine mer")
Dernière demeure de l’épave et du naufragé, tombe liquide où les morts ne sont pas en paix, la mer est un lieu de hantise où la mort semble plus vivante que la vie : "Ô triste mer ! sépulcre où tout semble vivant" (La Légende des siècles, ibid.).
   

 
   

Lieu de dispersion absolue mais peut-être aussi écho des voix perdues, murmure d’histoires ensevelies dans l’oubli, nostalgie d’une mémoire d’où surgirait peut-être l’improbable contour d’une Atlantide disparue, le signal d’une flamboyante origine ou l’essor d’un navire de lumière, navire ailé "de jour vêtu" qui porterait vers les étoiles "le destin de l’homme à la fin évadé" et parviendrait à mêler "presque à Dieu l’âme du genre humain", esquif céleste de La Légende des siècles, dont l’ascension incroyablement bleue semble ouvrir l’épopée humaine à un avenir radieux ("Plein ciel").