Le voyage, une source d'inspiration


Bien qu'amateur de "courses lointaines", Hugo n’est pas, à la différence de Nerval ou de Gautier, un grand voyageur. Mais le voyage et sa rêverie n’en occupent pas moins une place importante dans son œuvre et dans sa vie : innombrables voyages de son enfance, séjour "romantique et pittoresque" dans les Alpes en compagnie d'Adèle, de Léopoldine et des Nodier durant l’été 1825, voyages rituels accomplis avec Juliette Drouet entre 1834 et 1843, repris de 1861 à 1870 après une longue interruption.
   


   

 

C’est le voyage lui-même dans sa double dimension physique et imaginaire qui fait chez Hugo l’objet d’une idéalisation romantique  :

"le voyageur a marché toute la journée, ramassant, relevant ou récoltant des idées, des chimères, des sensations, […] le soir venu, il entre dans une auberge, et pendant que le souper s’apprête, il demande une plume, de l’encre et du papier, il s’accoude à l’angle d’une table et il écrit."

À la manière du compagnon errant, "il voyage solitaire sans autre objet que de rêver beaucoup".
Certes, le voyage est une détente, une manière de "changer l'attitude de son esprit" comme Hugo l'écrit dans Le Rhin ou d'afficher "relâche" comme il dit dans Les Chansons des rues et des bois. Mais ce "laborieux fainéant" y est toujours en quête de tout ce qui pourra nourrir son imagination. Dessins, lettres ou carnets sont autant de notations que de transpositions.

 

 

1834-1837 :
voyages dans le nord de la France et en Belgique


De 1834 à 1837, Hugo relate ses voyages annuels dans le nord de la France et en Belgique dans des lettres qui constituent un véritable "journal". Notant ses impressions dans des carnets, dessinant la "chose vue", la décrivant, le poète amplifie l'impression du moment.

C'est à travers la Belgique, du 11 août au 13 septembre 1837, que se précise le goût de Hugo pour un art de la profusion. Hugo dessine une "extravagante arabesque" et accourt "partout où il y a une cathédrale, un hôtel de ville ou un Rubens". Après l'église Saint-Wulfrand d'Abbeville, où il a été frappé en 1835 par "le véritable fouillis de merveilleux petits détails", après Chartres (1836) "microscopique et gigantesque", après Fougères "complication inextricable de tours et tourelles", la chaire de Sainte-Gudule à Bruxelles lui apparaît comme un "poème […] prodigieusement rococo et prodigieusement beau". Cette "extravagance" – "le rococo n'est supportable que s'il est extravagant" – favorise l'exercice de l'imagination qui isole le détail caractéristique. Ainsi, en marge des lettres adressées à sa femme, apparaissent des croquis pittoresques. Les colliers des chevaux de Bruxelles y ont la forme d'une lyre, l'araignée est la clé de voûte des cathédrales. Ces "caricatures" se retrouveront tout au long de la carrière de Victor Hugo.

 

 

1838-1840 : voyages sur le Rhin


À la différence des autres voyages faits par Hugo en compagnie de Juliette Drouet, les voyages sur le Rhin conduisent à une publication en 1842, Le Rhin, augmentée d'un volume trois ans plus tard. Le texte lui-même est constitué par les fragments de trois voyages : 18-28 août 1383, 31 août-26 octobre 1839, et 29 août-1er novembre 1840.

C'est en réalité le voyage de 1840 qui est, avec plusieurs autres chapitres écrits à Paris, le noyau du livre. C'est aussi en cette occasion que l'on peut parler d'un véritable projet d'édition. En effet, Hugo tient pour la première fois un journal, sous forme de "lettres", destiné à la publication. Ce "journal", qui deviendra le manuscrit du Rhin, est précédé de notes prises sur un carnet de compte, où Hugo dessine également, et sur un album. Les dessins sont parfois topographiques, mais ils relèvent souvent de la fantaisie. Les "choses vues" deviennent des visions, les personnages des masques. Il est d'ailleurs assez difficile de faire la distinction entre les paysages réels et imaginaires. Plus qu'un livre de voyage à la manière de Dumas, Le Rhin est en grande partie le reflet de cette interpénétration de l'expérience et du fantasme.

 

 

1843 : voyages dans les Pyrénées et en Espagne

 

 

Comme pour celui sur le Rhin, le texte du voyage dans les Pyrénées est constitué par des notes d'albums rédigées sous forme de lettres fictives à un ami, à l'exception d'une seule effectivement adressée. Albums et carnets permettent de reconstituer l'itinéraire du voyageur, de Paris à Pasages (Espagne) en passant par Bayonne.
L'impression du moment se nourrit de toutes les impressions similaires antérieures, comme dans ses précédents voyages. Ainsi, à Pasages, les formes bizarres des rochers éveillent-elles le souvenir des silhouettes fantasques des ormes, observées sur les routes du nord de la France. C'est ce que Hugo appelle "ma théorie de l'orme, ma théorie du grès" : une affirmation de l'unité de la nature, "le grès étant au règne minéral ce que l'orme est au règne végétal". Ces thèmes seront repris dans les dessins "fantastiques" et "fantasques", en 1856 et 1857, et jusque dans la description de "L'archipel de la Manche".


   





Le jeu de l'observation, de l'imagination et de la mémoire intervient avec d'autant plus de force que le poète a séjourné en Espagne en 1811 et retrouve, au cours de ce voyage, les émotions de son enfance : "un enfant chante auprès de la mer qui murmure", déclame-il à Pasages. C'est sur le chemin du retour, après avoir vu l'île d'Oléron comme "un grand cercueil couché sur la mer", que le poète devait apprendre par les journaux, le 9 septembre, la mort de sa fille Léopoldine et de son mari, noyés près de Villequier. Sauf quelques excursions à Nemours et Montargis en 1844, Hugo ne quittera plus Paris que pour se rendre sur la tombe de sa fille, puis pour l'exil. Les voyages ne reprendront qu'en 1861.

 

 

1861-1870 : reprise des voyages


Victor Hugo est en exil depuis près de dix ans, lorsqu'au printemps 1861 il reprend son habitude du voyage annuel. Il marque sa volonté de renouer avec le passé en notant sur l'une des premières feuilles : "11 mars 1861. Je vais apporter ce portefeuille qui m'a servi déjà dans mes anciens voyages – notamment en Espagne (1843)."
Désormais, chaque année de 1861 à 1870, l'exil guernesiais est entrecoupé de plusieurs mois passés sur le continent, en Belgique, en Hollande, au Luxembourg et dans la vallée du Rhin. Les "agendas de Guernesey" s’interrompent le temps de ces voyages, au profit de "feuilles de route" ou d’albums destinés à recevoir toutes les trouvailles qu’inspirent au poète ces moments de détente. Car ces séjours sont des moments d’intense création : achèvement de la rédaction des Misérables sur le champ de bataille de Waterloo, épisodes de L’Homme qui rit, poèmes des Chansons des rues et des bois, en même temps que dessins et lavis.

Pendant ces séjours, il visite musées, cathédrales, châteaux, collecte les objets ou documents les plus hétéroclites qui vont enrichir les décors de Hauteville House, de Hauteville Fairy ou rejoindre l’imaginaire hugolien, tandis que des boiseries sculptées flamandes se métamorphosent en des lavis d'arcs de triomphe. D’autres objets et documents peuplent les feuilles du carnet en cours, préfigurations de l’objet trouvé surréaliste.
   

 

 

1871 : le séjour au Luxembourg


Après vingt ans d'exil, Victor Hugo rentre en France au lendemain de la proclamation de la république, le 5 septembre 1870. C'est en pleine Commune qu'ont lieu les obsèques de son fils Charles, décédé subitement, et Victor Hugo doit se rendre à Bruxelles pour régler une succession difficile. Expulsé par le gouvernement belge pour avoir offert l'asile aux communards, Hugo se réfugie au Luxembourg, où il séjourne quelques mois à Vianden. Il écrit "À qui la faute", achève la rédaction de L'Année terrible, et compose d'admirables lavis.
C'est pendant ce séjour au Luxembourg qu’apparaissent des compositions où le premier plan est tracé avec la plus grande précision, tandis que l’arrière-plan est noyé dans le lavis, et les contours rendus plus diffus.
   

 
   
 

Georges Hugo, dans Mon grand-père, a ainsi décrit la technique des dessins d’après l’exil :

"Il jetait l’encre au hasard en écrasant la plume d’oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait pour ainsi dire la tache noire qui devenait burg, lac profond ou ciel d’orage ; il mouillait délicatement de ses lèvres la barbe de sa plume et en crevait un nuage d’où tombait la pluie sur le papier humide ; ou bien il en indiquait précisément l’horizon. Il finissait alors avec une allumette de bois et dessinait de délicats détails d’architecture, fleurissant des ogives, donnant une grimace à une gargouille, mettant la ruine sur une tour et l’allumette entre ses doigts devenait burin."

De retour à Paris, Victor Hugo cesse de voyager. Il ne fera plus que des séjours plus au moins longs à Guernesey qui lui inspirent ses derniers lavis.


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