Michael Kenna

FRANÇOIS PETRARQUE

1335
L'ascension du mont Ventoux
L’ascension du mont Ventoux est fameuse. Le 26 avril 1335, Pétrarque, intrépide proto-alpiniste, entreprend l’ascension du mont Ventoux afin d’apprécier, vu du sommet, le vaste panorama qu’il gouverne. C’est, dans la tradition européenne, la première relation d’une observation paysagère assortie de considérations morales et religieuses, consacrées aux Confessions de saint Augustin, que le poète a emportées dans sa besace. Le texte de Pétrarque, par son évocation de la stupeur, fait appel en sourdine à ce qui deviendra l’un des concepts fondateurs du Sublime.
« J’ai fait aujourd’hui l’ascension de la plus haute montagne de cette contrée que l’on nomme avec raison le Ventoux, guidé uniquement par le désir de voir la hauteur extraordinaire du lieu. Il y avait plusieurs années que je nourrissais ce projet, car, comme vous le savez, j’ai vécu dès mon enfance dans ces parages, grâce au destin qui bouleverse les choses humaines. Cette montagne, que l’on découvre au loin de toutes parts, est presque toujours devant les yeux. Je résolus de faire enfin ce que je faisais journellement, d’autant plus que la veille, en relisant l’histoire romaine de Tite-Live, j’étais tombé par hasard sur le passage où Philippe, roi de Macédoine, celui qui fit la guerre au peuple romain, gravit le mont Hémus en Thessalie, du sommet duquel il avait cru, par ouï-dire, que l’on apercevait deux mers : l’Adriatique et l’Euxin. Est-ce vrai ou faux ? Je ne puis rien affirmer, parce que cette montagne est trop éloignée de notre région, et que le dissentiment des écrivains rend le fait douteux. Car, pour ne point les citer tous, le cosmographe Pomponius Méla déclare sans hésitation que c’est vrai ; Tite-Live pense que cette opinion est fausse. Pour moi, si l’exploration de l’Hémus m’était aussi facile que l’a été celle du Ventoux, je ne laisserais pas longtemps la question indécise. Au surplus, mettant de côté la première de ces montagnes pour en venir à la seconde, j’ai cru qu’on excuserait dans un jeune particulier ce qu’on ne blâme point dans un vieux roi. […].
Le pic le plus élevé est nommé par les paysans le Fils ; j’ignore pourquoi, à moins que ce ne soit par antiphrase, comme cela arrive quelquefois, car il paraît véritablement le père de toutes les montagnes voisines. Au sommet de ce pic est un petit plateau. Nous nous y reposâmes enfin de nos fatigues. Et puisque vous avez écouté les réflexions qui ont assailli mon âme pendant que je gravissais la montagne, écoutez encore le reste, mon père, et accordez, je vous prie, une heure de votre temps à la lecture des actes d’une de mes journées. Tout d’abord frappé du souffle inaccoutumé de l’air et de la vaste étendue du spectacle, je restai immobile de stupeur. Je regarde ; les nuages étaient sous mes pieds. L’Athos et l’Olympe me sont devenus moins incroyables depuis que j’ai vu sur une montagne de moindre réputation ce que j’avais lu et appris d’eux. Je dirige ensuite mes regards vers la partie de l’Italie où mon cœur incline le plus. Les Alpes debout et couvertes de neige, à travers lesquelles le cruel ennemi du nom romain se fraya jadis un passage en perçant les rochers avec du vinaigre, si l’on en croit la renommée, me parurent tout près de moi quoiqu’elles fussent à une grande distance. J’ai soupiré, je l’avoue, devant le ciel de l’Italie qui apparaissait à mon imagination plus qu’à mes regards, et je fus pris d’un désir inexprimable de revoir et mon ami et ma patrie. Ce ne fut pas toutefois sans que je blâmasse la mollesse du sentiment peu viril qu’attestait ce double vœu, quoique je pusse invoquer une double excuse appuyée de grandes autorités. Ensuite une nouvelle pensée s’empara de mon esprit et le transporta des lieux vers le temps.  »
Pétrarque, "L'ascension du mont Ventoux" traduite pour la première fois par Victor Develay, Paris, Librairie des bibliophiles, 1880