Michael Kenna

Le paysage, une invention "achevée" ?
par Anne Cauquelin

Nous avons tendance à croire aux données des sens. Nous percevons, croyons-nous, les choses telles qu'elles sont, de manière directe, et comme ingénument. Ainsi pensons-nous percevoir la "nature" directement, intuitivement, sous la forme perceptible du paysage. Paysage et nature ne feraient qu'un, selon le sens commun. Non seulement un terme évoque généralement l'autre mais, plus encore, ils sont communément employés l'un pour l'autre et l'identification paysage/nature nous vient tout "naturellement" à l'esprit.
Nous savons bien cependant que le paysage est un fait de culture, et, spécifiquement, de culture artistique, et que la nature, elle, est principe, et au principe du devenir et du développement, et qu'elle pourrait s'appeler tout aussi bien "élan vital", par exemple. Mais ce savoir reste en dehors de nos pensées, étranger à nos comportements, isolé dans un compartiment du cerveau.
Pourquoi ce déni, et comment en sommes-nous arrivés à confondre ces deux domaines ? Pour comprendre quel cheminement a pu conduire à cette méprise, et tenter d'y remédier, rien de tel que l'histoire : elle permet de retracer les étapes concrètes d'une construction ingénieuse, ce qui relativise fortement la naturalité du paysage, (I. Des lieux naturels à la perspective). Il est besoin, cependant, d'une explication plus générale qui concerne l'ensemble de nos comportements, (II. Des inventions structurantes) et d'une mise en question des concepts de nature et de naturel. (III. Nature, origine et illusion).
 
Remarquons tout d'abord un détail d'importance, trop souvent ignoré : le terme ni la chose n'existaient dans l'antiquité occidentale qui est généralement notre point de référence en ce qui concerne concepts et pratiques tant politiques qu'esthétiques et philosophiques. Aucun "paysage" n'est décrit dans les textes grecs anciens. Pour planter un décor il suffit d'une place et d'un arbre, d'une rivière et d'un platane (Socrate et Phèdre au bord de l'Ilissos dans le dialogue de Platon). Aucune palette de bleu à l'horizon des mers – la mer si présente pour nous sur la côte grecque est, pour les philosophes et les poètes antiques, une masse liquide peu fiable et sa couleur est le "glauque".
 
       
 
Remarquons aussi que ce que nous nommons "paysage" n'a pas de correspondant dans les cultures orientales. L'évocation de l'environnement passe par des canaux sensorio-conceptuels différents qui privilégient, par exemple, la symbolique poétique, un élément naturel en appelant un autre en vertu d'une référence passée dans le fond commun de la langue (Chine), ou la palette des odeurs évoquant une sorte d'ambiance (poésie arabo-islamique médiévale), des cultures où ni le mot ni la chose "paysage" n'existent.
En Occident, en revanche, le mot et la chose sont d'origine récente : le XIVe siècle l'a vu naître aux Pays Bas et en Italie. Origine qui ne prend nullement racine dans un vif sentiment ni même un quelconque souci de "la nature", mais d'une invention de géographe et de cartographe d'une part, d'architectes et de mathématiciens d'autre part. Invention technique s'il en est, en réponse à un problème technique aussi : comment représenter la troisième dimension, sur une surface plane (telle une toile, une planche, un papier). Comment donner l'illusion de la profondeur ? La réponse, on le sait, fut l'élaboration des lois de la perspective. Concordance des recherches : les travaux sur l'optique se développent au même moment.
Comment et pourquoi cette invention technique ayant un objet restreint, singulier, a-t-elle pu influer sur l'ensemble du domaine artistique et au-delà sur l'idée que nous nous faisons du monde ? Pour répondre à cette question voyons d'abord ce qui change en peinture avec la perspective.
 
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