Michael Kenna

Des "lieux naturels" à la perspective

 

Décors

Nous sommes en Italie, dans une villa romaine. Sur les murs intérieurs d'une sorte de véranda, des peintures à fresques. Décors végétaux, arbres, feuillages fleurs, oiseaux, fontaines. Les Romains aiment s'entourer des représentations agréables de leur vie agreste. Ces éléments picturaux sont fragmentés, leur composition obéit à l'agrément de la vue, ils n'ont rien de réellement descriptifs, mais brillent plutôt par la fantaisie de leurs agencements. Il ne s'agit donc pas de paysage (qui est un ensemble lié d'une certaine étendue). Pas plus ne s'agit-il de paysage au Moyen âge dans les fresques murales que nous connaissons. Celles-ci racontent une histoire, le plus souvent biblique, et pour cela logent les différentes séquences du récit dans des décors appropriés. Ce peut être une Egypte de fantaisie pour l'épisode de la fuite en Egypte ou le paradis dans l'évocation de la faute d'Adam et Eve. Ici aussi les éléments sont isolés, dispersés, ils servent seulement de repères ponctuels au récit. Décors, illustrations ne visent pas à représenter une réalité et s'ils obéissent à certaines règles, ce sont celles qui établissent la pertinence des "lieux naturels".
 

Lieux naturels

C'est qu'Aristote n'est pas mort. Ses théories physiques sont bien vivantes. Elles régissent toutes les recherches médiévales sur la biologie, l'astrologie, le comment-va-le-monde. Pour le philosophe, les êtres vivants ont tous un lieu "naturel"' celui qui convient à leur vie et à leur développement : ainsi de la mer pour le poisson, du ciel pour l'oiseau, du marais pour l'éléphant, des rochers pour l'âne indien... etc. Ces "lieux" sont en réalité des milieux.
Or la traduction de ces lieux naturels en peinture ce sont les boîtes locales où sont situés les personnages ou les éléments significatifs du récit. Par exemple, le lieu d'Adam est la terre où il laboure à la sueur de son front après la faute, le ciel pour l'ange, le trône pour Salomon, etc.
Autant de boîtes locales qui servent à repérer les personnages d'une histoire. Ici le but du peintre est de représenter non du tout ce qu'il voit mais ce qu'il sait de l'histoire racontée en images. On a alors une juxtaposition de scènes, chacune dans sa boîte locale, illustrant tel ou tel détail du récit. Ces milieux ne sont pas des paysages mais, répétons le, des décors successifs, fragmentés, accompagnant les faits et gestes des figurants. Dans toutes ces approches rien qui puisse faire penser à ce que nous entendons maintenant par paysage ou même par nature.
 

Invention de la perspective

Avec la Renaissance, s'amorce une toute autre conception de la représentation : l'histoire n'est plus à illustrer directement, les récits bibliques sont toujours source d'inspiration, mais ils servent de prétexte à une entreprise qui se détache de la lettre et se livre librement aux jeux de l'optique et des couleurs. La pratique picturale s'autonomise, et avec elle tout ce qui peut l'embellir. Dans le contexte renaissant, il importe aux artistes de montrer la puissance de conception du génie humain. La peinture comme l'architecture et la sculpture glorifient l'ingéniosité humaine, qui se distingue entre autres par l'invention de la perspective.
La perspective : moment clef de notre appréhension de l'espace et du temps.
Car il s'agit bien de cela. Nous tournons brusquement le dos à la bi-dimensionnalité, et entrons dans la cage géométrique du cube. La linéarité d'un récit séquencé se transforme en scènes simultanées composées de plans construits en abîme.
Les lois de la perspective organisent ce que nous voyons de manière raisonnée, conformément à un dispositif de mesures proportionnées à la distance des objets entre eux et à la distance entre les objets ainsi répartis et l'œil du peintre et du spectateur. Cette organisation assure la maîtrise d'un large spectre d'objets : en fait tout ce qui se donne à voir autour de nous et cela comme ensemble tenu sous la loi d'une raison calculée.
Dans cet ensemble, la nature végétale, plutôt désordonnée, n'a que peu de place. Les premières esquisses d'un intérêt pour cette forme de vie, adviennent dans un panneau de la Renaissance (dit d'Urbino) : quelques arbres timides apparaissent derrière les murs des maisons construites autour d'une place en perspective dite "légitime" (c'est à dire réglée) et qui vaut pour exemple "idéal" des lois de la représentation. Leur place y est vraiment congrue. De même le panneau dit de Berlin ouvre ses alignements de façades sévères sur la "vue" de quelques bateaux, qui semblent posés sur une mer à peine perceptible. On voit aussi, sur la droite, un arbre solitaire qui pointe sous un arc.

Aux Pays Bas, dans le même temps, la vision s'élargit et atteint l'horizon grâce au dispositif d'une perspective cavalière : la ligne de fuite se situe plus haut que le regard du spectateur. Il s'agit de donner à voir une étendue de pays la plus large possible. Souci de cartographe et d'historien ou d'historiographe.
Nous sommes bien en présence d'une technique permettant d'échapper à la linéarité, d'ouvrir ce qu'on appelle très justement des "perspectives" à l'intérieur et comme creusant l'espace du tableau, en même temps que s'instaure un arrière monde, un au-delà du tableau : celui qui se projette au-delà de la ligne d'horizon, et qui fait "fond" pour le regard. Il n'est qu'à regarder deux images : l'une dans la logique de l'historia et des boites locales, l'autre dans celle de la perspective et de l'horizon, pour constater le changement.
 

   
 

Naissance du paysage

Au lieu de voyager comme un lecteur tâchant de lire et d'interpréter des séquences d'images ou de balayer la surface du tableau à la recherche de boites locales, l'œil du spectateur du tableau de Van Eyck, se déplace de la surface du tableau vers le fond, sans chercher nécessairement une histoire, se contentant d'apprécier ce qu'il voit, et comment ce qu'il voit est fait. La perspective permet et sollicite l'apparition de ce fond, compris comme la limite et en même temps la totalité du monde visuel qui nous entoure. C'est là une toute nouvelle posture, un tout autre comportement, en somme un nouveau dispositif à la fois corporel et intellectuel qui est requis. Il devient possible alors de traiter l'étendue du visible comme un tout autonome, sans l'aide d'aucun récit. La "vue" vaut pour elle-même.
En effet, à ses débuts, comme adjuvant de l'architecture, le paysage apparaît souvent dans le cadre d'une fenêtre, la veduta, mais il est un moment où il sera représenté pour lui – même sans recours au cadre bâti, comme sujet à part entière. Dès lors s'opère un glissement vers ce qui paraît comme pure naturalité sans artifice. La construction disparaît, le paysage, cet effet de perspective, est confondu avec la "nature". Le paysage non seulement comme genre pictural mais comme substance est né.
Nous venons de suivre la naissance lente et complexe d'un concept de paysage, son apparition d'abord timide, puis de plus en plus prégnante dans le domaine de l'art, donné finalement comme équivalent de "nature". Cette démarche historique devrait suffire pour montrer que le paysage n'est pas un fait de nature, donné tel quel, mais un construct.
Pourtant, il faut avouer que cette démonstration ne satisfait pas l'opinion commune qui voit nature là où il y a paysage… devrons-nous alors passer par la philosophie et l'analyse des formes de perception pour arriver à convaincre ? Je propose de prendre une autre voie, plus immédiatement sensible. Elle consiste à comparer deux inventions techniques capables de révolutionner les modes de perception de l'espace, l'une classique, l'autre contemporaine. Il s'agit du paysage comme invention achevée et du cyberespace dont le statut est encore en question.
 
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