Des inventions structurantes
 
 

 
 
    Pourquoi faire intervenir ici le  cyberespace ? C'est que le contemporain fait voir le traditionnel sous un  angle nouveau et révèle au jour ce qu'une longue habitude avait occulté. C'est  aussi que ces deux inventions techniques ont les mêmes propriétés : ce  sont toutes deux des mises en forme de l'environnement, des représentations de  l'espace, qui toutes deux servent de cadre à nos activités et sont le socle  quotidien où nous prenons appui. 
    Cependant, un déséquilibre apparaît : la mise en forme que le  paysage impose, nous ne la sentons pas comme contrainte, ni construction, tout  au contraire, c'est la nature même, pensons nous, qui se donne dans la forme du  paysage. En revanche, l'espace qu'offre le réseau numérique, nous le  considérons comme un dispositif qui met la nature entre parenthèse, et en  quelque sorte nous en prive.
     La question est alors :  Comment se fait-il que l'espace du numérique dans lequel nous nous immergeons  de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps ne soit pas considéré  comme un "espace naturel" au même titre que l'environnement paysager ?  Ce sont pourtant bien là deux types d'avatars de l'étendue, des avatars spatiaux, comme présentations sensibles de l'étendue. Que l'espace  cybernétique ne soit pas devenu notre espace de vie, ne se soit pas naturalisé,  intériorisé, voilà qui nous met sur la trace, par comparaison, des propriétés naturalisantes du paysage. 
    
   
Le paysage, une structure  feuilletée 
  
  

 
   Avec le paysage tel qu'il se présente à nous aujourd'hui, nous sommes  en présence d'une structure feuilletée. J'entends par là qu'il réunit les différents  niveaux perceptifs, cognitifs, et affectifs en un seul "donné". 
    Perceptifs, car je prends conscience d'un espace dans ses limites  visuelles et d'un temps, celui que je mets à aller de la surface au fond du  tableau, par étapes. Temps instantané de la vision de l'espace, temps mesuré  d'un parcours de l'œil. 
    Cognitifs, car le paysage permet d'appréhender une structure spatio-temporelle  nouée ; au temps de l’éternité qui m’attend là-bas, loin, correspond l’étendue  unie, sans aspérité, d’un schéma. Et aux moments discontinus par lesquels je  m’avance dans le paysage, correspondent les topoi, les lieux précis  parcourus dans cette démarche. Espace et temps sont alors noués dans une forme  qui offre cette propriété vraiment singulière de donner à voir la structure  abstraite du monde dans lequel nous vivons. 
    Affectifs, enfin, car derrière l’horizon, quelque chose se tient en  réserve : le mystère de l’invisible, un au-delà traditionnellement lié à  la vie morale. Ainsi la géométrie côtoie-t-elle la métaphysique, l’arithmétique  donne la main à la morale, et le paysage résume en simultanéité l’ordre  hiérarchisé des valeurs. 
    Ce bref résumé suffit à montrer  la complexité et l’imbrication des niveaux de sens qu’offre un paysage. C’est  une structure nouée que nous pouvons intérioriser en tant qu'a priori.
  
    
    Qu'entendre par là ? Nous  savons que notre appréhension du monde ne peut se faire en dehors d'un cadre  formel : l'espace et le temps conditionnent cette appréhension ; tout ce  que nous percevons et tout ce que nous faisons se passe dans le temps et  l'espace, quelles que soient les définitions qui leur sont données. Formelles, ces  deux entités qui indiquent les conditions a priori de notre expérience  du monde, se résolvent en a priori matériels dans les cas concrets de  cette expérience même. Or le paysage est la forme concrète que prennent ces a priori pour se présenter à nous d'une  manière sensible. Le paysage est donc une invention achevée en ce sens qu'elle conditionne notre  manière d'appréhender le monde qui nous entoure. Cette invention technique est naturalisée.
 
  
Le  cyberespace une invention in process
 
  
  
   L'invention d'un espace  "autre" qu'est le cyberespace, bien que cet espace offre un ensemble  de propriétés aussi complexe que le paysage, et bien qu'en un certain sens il offre  du monde une vue aussi bien construite et qu'il nous invite à l'occuper, manque  cependant à faire  nature comme le paysage. Plusieurs raisons à cela, qui, a contrario mettent en lumière les  particularités du paysage. Rapidement énumérés ce sont les traits suivants : une spatialité anoptique, un retrait du temps, une structure morcelée  non stable.
  
    La spatialité du cyberespace n’appartient pas au régime du voir. Il ne  se construit pas sur les éléments de la visibilité (formes, couleur, distance,  proche, lointain). C'est un espace d'opérations mentales retransmises par des  signes sur la surface de l'écran. En dérobant le monde des calculs qui le  produit, il dérobe aussi la totalité de son étendue, ce n’est qu’une petite  partie du net qui nous apparaît avec les sites web. Les sites ne sont que des  morceaux émergeants. Cet espace est coupé de notre monde perceptuel quotidien,  et les formes visibles que nous y appréhendons sont des substituts d'un autre  espace situé derrière l’horizon du voir, dans les opérations qui l'engendrent.
      En effet, dans un espace où la  cible visée est immédiatement touchée, nul besoin de représenter la distance  qui sépare la requête de sa satisfaction ; qu’elle soit proche ou  lointaine, la cible aura, du point de vue spatial, la même définition :  elle ne sera pas située en perspective et aucune carte de type géographique ne  peut la représenter. Seule le pourrait une autre sorte de perspective, celle  d’une mise en rapport de la requête avec un « code de fuite »  représentant le moyen d’accès à la satisfaction de la demande.  
   
 
  
 
 
  
   Avec le retrait du spatial nous assistons au retrait du temps. On  sait que la définition traditionnelle du temps est « nombre du  mouvement ». Or, avec le net, la vitesse du transport qui lie  instantanément deux points sur le réseau annule le temps du parcours. Dans ce  contact instantané le mouvement ne peut être mesuré, il est même quasi nul. La  temporalité du mouvement échappe donc à la mesure, elle s’efface. 
Avec un déplacement privé de  temporalité, et un espace dont les parties ne sont plus à distance et ne  peuvent être repérées de manière stable, la structure nouée de nos perceptions  habituelles n’a plus lieu d’être. 
Il n’y a donc pas dans l’espace  que propose le réseau cybernétique ce nouage  espace / temps qui structure, nous l’avons vu, le paysage traditionnel.  Distance et donc mesure, infini et donc incommensurable, ne sont pas des  concepts valides pour le cyberespace. 
   Or ce schéma se heurte à une  culture perspectiviste devenue une nature, et les difficultés que nous avons à  en accepter les traits montrent à l'évidence à quel point l'invention du  paysage nous a construits. Nous déclarons même le cyberespace artificiel, et  répréhensible le fait de s'y adonner longtemps ; ses usagers, les  cyber-internautes sont accusés de se mettre hors réalité, le monde dit réel  étant celui auquel nous sommes habitués et que dessine et soutient la structure  paysagère. 
   
Si le cyberespace n’est pas plus  artificiel dans sa constitution que le paysage ne l’a été, il n’est cependant  pas naturalisé, c’est à dire qu’il n’est pas passé au rang des évidences  majeures qui le rendraient nécessaire à notre appréhension 
    du monde dans sa totalité, et en  feraient cet a priori formel que le paysage perspectiviste assume pour  le moment.