Michael Kenna

GUSTAVE FLAUBERT

1891
Un désastre horticole
« Heureusement qu’ils trouvèrent dans leur bibliothèque l’ouvrage de Boitard, intitulé l'Architecte des Jardins.

L’auteur les divise en une infinité de genres. Il y a, d’abord, le genre mélancolique et romantique, que se signale par des immortelles, des ruines, des tombeaux, et un « ex-voto à la vierge, indiquant la place où un seigneur est tombé sous le fer d’un assassin ». On compose le genre terrible avec des rocs suspendus, des arbres fracassés, des cabanes incendiées ; le genre exotique, en plantant des cierges du Pérou « pour faire naître des souvenirs à un colon ou à un voyageur ». Le genre grave doit offrir, comme Ermenonville, un temple à la philosophie. Les obélisques et les arcs de triomphe caractérisent le genre majestueux ; de la mousse et des grottes, le genre mystérieux ; un lac, le genre rêveur. Il y a même le genre fantastique, dont le plus beau spécimen se voyait naguère dans un jardin wurtembergeois — car on y rencontrait successivement un sanglier, un ermite, plusieurs sépulcres, et une barque se détachant d’elle-même du rivage, pour vous conduire dans un boudoir où des jets d’eau vous inondaient quand on se posait sur le sofa.

Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et Pécuchet eurent comme un éblouissement. Le genre fantastique leur parut réservé aux princes. Le temple à la philosophie serait encombrant. L’ex-voto à la madone n’aurait pas de signification, vu le manque d’assassins ; et, tant pis pour les colons et les voyageurs, les plantes américaines coûtaient trop cher. Mais les rocs étaient possibles, comme les arbres fracassés, les immortelles et la mousse, et dans un enthousiasme progressif, après beaucoup de tâtonnements, avec l’aide d’un seul valet et pour une somme minime, ils se fabriquèrent une résidence qui n’avait pas d’analogue dans tout le département.

La charmille ouverte çà et là donnait jour sur le bosquet, rempli d’allées sinueuses en façon de labyrinthe. Dans le mur de l’espalier, ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on découvrirait la perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir suspendu, il en était résulté une brèche énorme, avec des ruines par terre.

Ils avaient sacrifié les asperges pour bâtir à la place un tombeau étrusque, c’est-à-dire un quadrilatère en plâtre noir, ayant six pieds de hauteur, et l’apparence d’une niche à chien. Quatre sapinettes aux angles flanquaient ce monument, qui serait surmonté par une urne et enrichi d’une inscription.

Dans l’autre partie du potager, une espèce de Rialto enjambait un bassin offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustées. La terre buvait l’eau, n’importe ! Il se formerait un fond de glaise qui la retiendrait.

La cahute avait été transformée en cabane rustique, grâce à des verres de couleur.

Au sommet du vigneau, six arbres équarris supportaient un chapeau de fer-blanc à pointes retroussées, et le tout signifiait une pagode chinoise.

Ils avaient été sur les rives de l’Orne choisir des granits, les avaient cassés, numérotés, rapportés eux-mêmes dans une charrette, puis avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant les uns par-dessus les autres ; et au milieu du gazon se dressait un rocher, pareil à une gigantesque pomme de terre.

Quelque chose manquait au delà pour compléter l’harmonie. Ils abattirent le plus gros tilleul de la charmille (aux trois quarts mort, du reste), et le couchèrent dans toute la longueur du jardin, de telle sorte qu’on pouvait le croire apporté par un torrent ou renversé par la foudre. […]


C’était, dans le crépuscule, quelque chose d’effrayant. Le rocher, comme une montagne, occupait le gazon, le tombeau faisait un cube au milieu des épinards, le pont vénitien un accent circonflexe par-dessus les haricots, et la cabane, au-delà, une grande tache noire, car ils avaient incendié son toit de paille pour la rendre plus poétique. Les ifs, en forme de cerfs ou de fauteuils, se suivaient jusqu’à l’arbre foudroyé, qui s’étendait transversalement de la charmille à la tonnelle, où des pommes d’amour pendaient comme des stalactites. Un tournesol, çà et là, étalait son disque jaune. La pagode chinoise, peinte en rouge, semblait un phare sur le vigneau. Les becs des paons, frappés par le soleil, se renvoyaient des feux, et derrière la claire-voie, débarrassée de ses planches, la campagne toute plate terminait l’horizon. »

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, in Œuvres, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », t. II, 1988