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choses lues, choses vues

La lecture, mécanique ou magie ?

Alberto Manguel
Les "organes" de la lecture
Les savants du Moyen Age s'accordaient à penser (comme l'avait suggéré Galien) que la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher alimentaient un fonds sensoriel général situé dans le cerveau, une zone parfois appelée "sens commun", d'où dérivaient non seulement la mémoire mais aussi la connaissance, les fantasmes et les rêves.
Cette zone à son tour était reliée aux splanchna d'Aristote, désormais réduits par les commentateurs médiévaux au seul cœur, centre de toutes sensations. On attribuait donc aux sens une parenté directe avec le cerveau, tout en considérant le cœur comme le souverain absolu du corps.
Dans une traduction manuscrite en langue allemande, datant de la fin du XVe siècle, du traité d'Aristote sur la logique et la philosophie naturelle, on voit représentée la tête d'un homme, yeux et bouche ouverts, narines dilatées, une oreille soulignée avec soin. Dans le cerveau se trouvent cinq petits cercles reliés par un trait qui représentent, de gauche à droite, le site principal du sens commun, puis les sites de l'imagination, du fantasme, de la capacité de réflexion et de la mémoire.
D'après le commentaire qui complète le dessin, le cercle du sens commun est également relié au cœur, représenté, lui aussi. Ce diagramme constitue un bon exemple de l'idée qu'on se faisait à la fin du Moyen Âge du processus de la perception, avec un ajout minime : bien qu'il ne figure pas sur cette illustration, on supposait généralement (en se référant à Galien) qu'à la base du cerveau se trouvait un "réseau merveilleux" – rete mirabile – de petits vaisseaux qui jouaient le rôle de voies de communication quand ce qui atteignait le cerveau était affiné.
On peut voir ce rete mirabile dans un schéma du cerveau que Léonard de Vinci a dessiné vers 1508, en marquant clairement les différents ventricules et en attribuant à des sections distinctes les diverses facultés mentales. D'après Léonard, le senso comune (sens commun) est ce qui évalue les impressions transmises par les autres sens et sa place est au centre de la tête, entre les impresiva (siège des impressions) et les memoria (siège de la mémoire). Les objets environnants transmettent leurs images aux sens et les sens les font passer aux impresiva.
Les impresiva les communiquent au senso comune et, à partir de là, ils sont imprimés dans la mémoire où ils se fixent plus ou moins durablement, en fonction de l'importance et de la force de l'objet en question. Au temps de Léonard, le cerveau humain était considéré comme un petit laboratoire où les matériaux récoltés par les yeux, les oreilles et les autres organes de perception devenaient des "impressions" qui, en passant par le siège du sens commun, étaient transformées en une ou plusieurs facultés – telles que la mémoire – sous la supervision du cœur. La vision de lettres noires (pour employer une image alchimique) était ainsi transmuée en l'or de la connaissance.

La lecture : mécanique ou magie ?
Mais une question fondamentale demeurait irrésolue : était-ce nous, lecteurs, qui portions le regard sur les lettres à saisir sur la page, selon les théories d'Euclide et de Galien ?
Ou étaient-ce les lettres qui atteignaient nos sens, ainsi que le soutenaient Epicure et Aristote ?
Pour Léonard et ses contemporains, la réponse (ou l'amorce d'une réponse) pouvait être trouvée dans une traduction du XIIIe siècle d'un livre écrit deux cents ans plus tôt (telle est parfois la durée des hésitations du savoir), en Égypte, par le mathématicien, physicien et philosophe de Basra, Al-Hasan ibn al-Haytham, connu en Occident sous le nom d'Alhazen.
L'Égypte prospérait au XIe siècle sous l'autorité des Fatimides ; elle accumulait les richesses provenant de la vallée du Nil et du commerce avec ses voisins méditerranéens, et ses frontières étaient protégées par une armée recrutée à l'étranger – Berbères, Soudanais et Turcs. Cette combinaison hétérogène du commerce et du mercenariat procurait à l'Égypte fatimide tous les avantages et les objectifs d'un état réellement cosmopolite.

La science islamique
En 1004 le calife Al-Hakim (qui avait accédé au pouvoir à l'âge de onze ans et allait disparaître mystérieusement, vingt-cinq ans plus tard, au cours d'une promenade solitaire) fonda au Caire une grande académie – Dar al-Ilm ou Maison de la Science – sur le modèle des institutions préislamiques. Il fit don à son peuple de son importante collection personnelle de manuscrits et décréta que quiconque le souhaitait pouvait y venir lire, transcrire et s'instruire. La réussite administrative d'Al-Hakim compensa dans l'imagination populaire son caractère notoirement sanguinaire et ses décisions excentriques – il interdit ainsi le jeu d'échecs et la vente de poissons sans écailles. Il avait pour ambition de faire du Caire fatimide non seulement le centre symbolique du pouvoir politique, mais aussi la capitale de la création artistique et de la recherche scientifique, et dans cette intention il invita à sa cour de nombreux astronomes et mathématiciens renommés, parmi lesquels Al-Haytham.
La mission officielle d'AI-Haytham consistait à étudier une méthode de régulation du cours du Nil. Il s'y appliqua, sans succès, mais passa aussi ses journées à préparer une réfutation des théories astronomiques de Ptolémée (dont ses ennemis disaient qu'il s'agissait "moins d'une réfutation que d'un nouvel ensemble de doutes") et ses nuits à écrire la volumineuse étude sur l'optique qui devait le rendre célèbre.
Selon Al-Haytham, toute perception du monde extérieur comporte un certain degré d'inférence délibérée provenant de notre faculté de jugement. Il développait cette théorie à partir de l'argument fondamental de la théorie aristotélicienne de l'intromission – selon lequel les qualités de ce que nous voyons atteignent l'œil au moyen de l'air – et confortait son choix d'explications précises dans les domaines de la physique, des mathématiques et de la physiologie. Mais, plus radicalement, Al-Haytham établissait une distinction entre "sensation pure" et "perception", la première étant inconsciente ou involontaire – vision de la lumière devant ma fenêtre et des formes changeantes de l'après-midi – la seconde demandant un acte volontaire de reconnaissance – lecture d'un texte sur une page. L'importance de la thèse d'Al-Haytham réside dans le fait qu'il identifiait, pour la première fois, dans l'action de percevoir, une gradation de l'activité consciente allant de "voir" à "déchiffrer" ou "lire".

Ce que nous voyons, selon Bacon
Al-Haytham est mort au Caire en 1038. Deux siècles plus tard, le savant anglais Roger Bacon – dans une tentative de justifier aux yeux du pape Clément IV l'étude de l'optique à une époque où certaines factions au sein de l'Église catholique soutenaient avec violence que la recherche scientifique était contraire au dogme chrétien – rédigea un résumé commenté de la théorie d'Al-Haytham. En se fondant sur Al-Haytham (tout en minimisant l'importance de la science islamique), Bacon expliquait à Sa Sainteté les mécanismes de la théorie de l'intromission.
D'après Bacon, lorsque nous regardons un objet (un arbre ou les lettres E A U), une pyramide visuelle se forme, dont la base se trouve sur l'objet lui-même et le sommet au centre de la courbure de la cornée. Nous "voyons" quand la pyramide pénètre dans notre œil et que ses rayons, disposés sur la surface de notre globe oculaire, sont réfractés de telle manière qu'ils ne se croisent pas. Voir, pour Bacon, était le processus actif en vertu duquel l'image d'un objet pénétrait dans l'œil et était alors appréhendée grâce aux "capacités visuelles" de l'œil.

Qu'est-ce que lire ?
Quel rapport y a-t-il entre l'acte d'appréhender des lettres et un processus qui implique non seulement la vue et la perception mais aussi l'inférence, le jugement, la mémoire, la capacité de reconnaître, le savoir, l'expérience, la pratique ?
Al-Haytham savait (et Bacon en était sûrement d'accord) que tous ces éléments nécessaires pour accomplir l'acte de lire lui prêtaient une stupéfiante complexité, exigeant pour sa réussite la coordination de cent talents différents. Et ce ne sont pas seulement ces talents qui affectent la lecture, mais aussi le temps, le lieu, le support (tablette, rouleau, page ou écran). Pour le fermier sumérien anonyme, le village à proximité duquel il gardait ses moutons et ses chèvres, et le galet de glaise ; pour Al-Haytham, la salle ronde et blanche de la nouvelle académie du Caire, et le manuscrit de Ptolémée, lu d'un œil sarcastique ; pour Bacon, la cellule de la prison à laquelle il fut condamné à cause de son enseignement peu orthodoxe, et ses précieux volumes scientifiques ; pour Léonard, la cour de François 1er, où il vécut ses dernières années, et les cahiers qu'il remplissait d'une écriture secrète qu'on ne pouvait déchiffrer qu'en la regardant dans un miroir.
Tous ces éléments d'une incroyable diversité se retrouvent dans une même action ; cela, Al-Haytham l'avait pressenti. Mais comment cela se passe, quelles connexions complexes et formidables ces éléments établissent entre eux, c'est une question qui, pour Al-Haytham et ses lecteurs, demeurait sans réponse.
Alberto Manguel, Une Histoire de la lecture, Actes Sud, 1998