arrêt sur...
choses lues, choses vues

Lectures et lecteurs

par Guglielmo Cavallo et Roger Chartier

"Bien loin d'être des écrivains, fondateurs d'un lieu propre, héritiers des laboureurs d'antan mais sur le sol du langage, creuseurs de puits et constructeurs de maisons, les lecteurs sont des voyageurs ; ils circulent sur les terres d'autrui, nomades braconnant à travers les champs qu'ils n'ont pas écrits, ravissant les biens d'Égypte pour en jouir. L'écriture accumule, stocke, résiste au temps par l'établissement d'un lieu et multiplie sa production par l'expansionnisme de la reproduction. La lecture ne se garantit pas contre l'usure du temps (on s'oublie et on l'oublie), elle ne conserve pas ou mal son acquis, et chacun des lieux où elle passe est répétition du paradis perdu".



Le texte n'a de signification que par ses lecteurs

Michel de Certeau établit une distinction fondamentale entre la trace écrite, quelle qu'elle soit, fixée, durable, conservatrice, et ses lectures, toujours dans l'ordre de l'éphémère, de la pluralité, de l'invention. La lecture n'est pas déjà inscrite dans le texte, sans écart pensable entre le sens assigné à celui-ci par son auteur, son éditeur, la critique ou la tradition… et l'usage ou l'interprétation qui peut en être fait par ses lecteurs.
Qu'il s'agisse du journal ou de Proust, le texte n'a de signification que par ses lecteurs ; il change avec eux ; il s'ordonne selon des codes de perception qui lui échappent.
La tâche de l'historien est de reconstruire, dans leurs différences et leurs singularités, les diverses manières de lire qui ont caractérisé les sociétés occidentales depuis l'Antiquité.
Mener à bien une telle enquête suppose de porter l'attention sur la manière dont s'opère la rencontre entre "le monde du texte" et "le monde du lecteur" – pour reprendre les termes de Paul Ricœur. Les lecteurs ne sont jamais confrontés à des textes abstraits, idéaux, détachés de toute matérialité : ils manient des objets, entendent des paroles dont les modalités gouvernent la lecture et, ce faisant, commandent la possible compréhension du texte.
La lecture est, par ailleurs, toujours une pratique incarnée dans des gestes, des espaces, des habitudes. Tous ceux qui peuvent lire les textes ne les lisent pas de la même façon, et, à chaque époque, l'écart est grand entre les lettrés virtuoses et les moins habiles des lecteurs. Diffèrent également les normes et les conventions de lecture qui définissent, pour chaque communauté de lecteurs, des usages légitimes du livre, des façons de lire, des instruments et des procédures d'interprétation. Les attentes des différents groupes de lecteurs à l'égard de la lecture varient enfin profondément. Ainsi les textes sont lus différemment par des lecteurs qui ne partagent pas les mêmes techniques intellectuelles, qui n'entretiennent pas une semblable relation avec l'écrit, qui ne donnent ni la même signification ni la même valeur à un geste apparemment identique : lire un texte.
"De nouveaux lecteurs produisent de nouveaux textes, et les significations de ceux-ci dépendent de leurs nouvelles formes". D. F. McKenzie a ainsi désigné avec grande acuité le double ensemble de variations – variations des formes de l'écrit, variations de l'identité des publics – que doit prendre en compte toute histoire désireuse de restituer la signification mouvante et plurielle des textes.
Ce constat invite à repérer les contrastes majeurs qui opposent, dans la longue durée, diverses manières de lire, en caractérisant dans leurs écarts les pratiques des diverses communautés de lecteurs à l'intérieur d'une même société ; à porter attention aux transformations des formes et des codes qui modifient, à la fois, le statut et le public des différents genres textuels.

Le texte n'existe pas en lui-même, séparé de toute matérialité

Il n'est pas de texte hors le support qui le donne à lire (ou à entendre), hors la circonstance dans laquelle il est lu (ou entendu). Les auteurs n'écrivent pas des livres : non, ils écrivent des textes qui deviennent des objets écrits – manuscrits, gravés, imprimés et, aujourd'hui, informatisés – maniés diversement par des lecteurs de chair et d'os dont les façons de lire varient selon les temps, les lieux et les milieux.
On peut ainsi repérer, à l'intérieur de chaque époque, les mutations fondamentales qui ont transformé dans le monde occidental les pratiques de lecture et, au-delà, les rapports à l'écrit, depuis l'invention de la lecture silencieuse dans la Grèce ancienne jusqu'aux pratiques nouvelles, à la fois permises et imposées par la révolution électronique de notre présent.
 
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