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choses lues, choses vues

La lecture entre contraintes et invention

par Guglielmo Cavallo et Roger Chartier
L'histoire de la lecture a longtemps été partagée entre deux types d'approches : celles qui entendaient déplacer ou dépasser l'histoire littéraire traditionnelle ; celles qui se fondaient sur une histoire sociale des usages de l'écrit.
De nombreuses démarches ont tenté de "sortir" la lecture de l'œuvre, pour la comprendre comme une interprétation du texte qui n'est pas entièrement commandée par les agencements linguistiques et discursifs. D'un autre côté, l'histoire de la lecture a trouvé des appuis puissants dans l'histoire de l'alphabétisation et de la scolarisation, celle des normes et des compétences culturelles et celle de la diffusion et des usages de l'imprimé. Elle est apparue comme le prolongement possible, nécessaire, des études classiques qui ont dessiné, pour différents sites européens, la conjoncture de la production éditoriale, la sociologie des possesseurs de livres, la clientèle des libraires, des cabinets littéraires et des sociétés de lecture.
Entre ces deux familles d'approches, l'analyse bibliographique à la manière anglaise et américaine a proposé une possible articulation. Elle montre comment les formes du livre et les dispositions de la page affectent la construction du sens du texte. Par ailleurs, elle collecte, sur le livre lui-même, les traces de sa circulation (marques de possession, ex-libris, mentions d'achat, de don, de prêt, etc.) comme celles de sa lecture (soulignements, annotations, index personnels, textes manuscrits, etc.). En cela, elle rappelle que les textes sont toujours communiqués à leurs lecteurs dans des formes (manuscrites ou imprimées, écrites ou orales) qui les contraignent sans pour autant détruire leur liberté.
L'histoire de la lecture peut croiser ces diverses approches en reconnaissant les contraintes qui bornent la fréquentation des livres et la production du sens, tout en inventoriant les ressources mobilisables par la liberté du lecteur – une liberté qui est toujours inscrite à l'intérieur de dépendances multiples mais qui est à même d'ignorer, déplacer ou subvertir les dispositifs destinés à la réduire.

Les contraintes qui s'imposent aux lecteurs

De ces dispositifs, les premiers sont ceux qu'instituent la loi et le droit. Les censures et les autocensures, mais aussi le régime juridique qui fixe le droit des auteurs et celui des héritiers sont autant de mécanismes qui brident les lecteurs. Par défaut, en privant le plus grand nombre d'entre eux des œuvres prohibées, réservées à la minorité de ceux qui, privilégiés ou audacieux, sont les clients des vendeurs clandestins. Par excès, puisque les textes expurgés, amendés ou remaniés par la volonté des censeurs ou celle des exécuteurs testamentaires se trouvent éloignés de leur forme première et de l'intention de leur créateur.
Les stratégies éditoriales constituent, elles aussi, des limites aux pratiques de lecture. Sans doute, en inventant des genres nouveaux, tout ensemble textuels et éditoriaux, en mettant à disposition des moins fortunés des imprimés bon marché, les éditeurs proposent au public une gamme de lectures possibles toujours plus large et plus diverse. La liberté des lecteurs, toutefois, ne peut s'exercer qu'à l'intérieur de ces choix faits à partir d'intérêts ou de préférences qui ne sont pas forcément les leurs. Même si ces préférences ne sont pas toutes ni toujours seulement commerciales, ce sont elles qui gouvernent les politiques éditoriales et commandent l'offre de lecture. Desserré à l'âge de l'industrialisation de l'imprimerie, des concurrences multiples et des publics nouveaux, ce contrôle des lectures à l'amont, par les décisions des éditeurs, a durablement caractérisé les sociétés d'Ancien Régime.

Les lecteurs s'emparent des livres

À l'intérieur des territoires ainsi proposés à leurs parcours, les lecteurs s'emparent des livres (ou des autres objets imprimés), leur donnent sens, les investissent de leurs attentes. Cette appropriation n'est pas sans règles ni limites. Les unes lui viennent des stratégies déployées par le texte lui-même qui entend produire des effets, dicter une posture, obliger le lecteur. Les pièges qui lui sont tendus et dans lesquels il doit tomber sans même s'en rendre compte, sont à la mesure de l'inventivité rebelle qui lui est toujours supposée. D'autres codes de lecture, à la fois contraignants et subvertis, sont donnés par l'image. Accompagnant souvent le texte imprimé, elle institue un protocole de lecture qui doit ou bien énoncer avec d'autres signes, mais dans une même grammaire, ce que formule l'écrit, ou bien donner à voir dans un langage spécifique ce que la logique du discours est impuissante à montrer. Toutefois, dans l'un et l'autre cas (qui indiquent deux régimes de fonctionnement très différenciés du rapport entre le texte et l'image), l'illustration, chargée de guider l'interprétation, peut devenir le support d'une  "autre" lecture, détachée de la lettre, créatrice de son espace propre.

Les formes de la dialectique de la contrainte et de l'invention

Cette dialectique de la contrainte et de l'invention implique que soient croisées une histoire des conventions qui norment la hiérarchie des genres, qui définissent les modalités et les registres du discours, et une autre histoire, celle des schèmes de perception et de jugement propres à chaque communauté de lecteurs. Un des objets majeurs de l'histoire de la lecture réside donc dans l'identification des écarts qui, dans la longue durée, se creusent entre les lecteurs ou les lectures imaginés, désignés, visés par les textes et, d'autre part, leurs publics pluriels et successifs.
C'est un décalage semblable que produisent les variations dans la "mise en texte" des œuvres. Dépendant, selon les cas, de la volonté de l'auteur, des choix de l'éditeur ou des habitudes des typographes (ou des copistes), les formes données à la présentation des textes ont une double signification. D'un côté, elles traduisent la perception que les faiseurs de textes ou de livres ont des compétences des lecteurs ; d'un autre, elles visent à imposer une manière de lire, à façonner la compréhension et à contrôler l'interprétation. Dans le manuscrit et dans l'imprimé, ces différences formelles, matérielles, se situent à diverses échelles. La ligne, en premier lieu, avec au haut Moyen Age l'apparition de la séparation entre les mots, qui est une condition essentielle pour que soit possible une lecture silencieuse. La page, ensuite, deux fois transformée : aux derniers temps du livre manuscrit par la disparition des textes placés en marge (rubriques, gloses, commentaires) ; aux XVIe et XVIIe siècles par l'apparition puis la généralisation des alinéas et la division en paragraphes. Le livre lui-même, enfin, auquel la technique de l'imprimé donne son identité, déclinée sur la page de titre, et une maniabilité nouvelle assurée par la généralisation et la fixation du double dispositif de la pagination et de l'indexation.
L'histoire des pratiques de lecture entend croiser ces diverses approches, ces différentes manières de comprendre la rencontre entre les textes et leurs lecteurs. L'étude des transformations des façons de lire permet de porter un regard neuf sur les évolutions majeures (culturelles, religieuses, politiques) qui ont bouleversé les sociétés occidentales de l'Antiquité à aujourd'hui. Très tôt, dès le monde grec, ces sociétés ont été des sociétés de l'écrit, du texte, du livre. Donc des sociétés de la lecture. Mais la lecture n'est pas un invariant anthropologique sans historicité. Les hommes et les femmes d'Occident n'ont pas toujours lu de la même façon. Plusieurs modèles ont gouverné leurs pratiques ; plusieurs "révolutions de la lecture" ont modifié leurs gestes et leurs habitudes.
 
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