arrêt sur...
choses lues, choses vues

La lecture à Rome : nouveaux textes et nouveaux livres

par Guglielmo Cavallo et Roger Chartier

Rome a emprunté au monde grec la structure physique du rouleau et certaines pratiques de lecture, au moins à partir de l'époque des Scipions (IIIe siècle), et surtout au début du IIe siècle avant J.-C. Auparavant, le recours à la culture écrite ne se rencontrait que chez les prêtres et les patriciens, et il est donc difficile d'imaginer qu'il y eût à Rome d'autres livres que les annales compilées par les pontifes, les livres d'interprétation des présages, les recueils d'oracles, ainsi que quelques autres livres conservés dans des lieux secrets. Dans les familles patriciennes, on trouvait non pas des livres mais des documents d'archive, comptes rendus des magistratures exercées et éloges funèbres. Les seuls textes à lire étaient donc les inscriptions et ces documents.

Une littérature inspirée du modèle grec

À partir des IIIe-Ier siècles, l'usage du livre s'étend, et cette extension s'inscrit dans les mutations de la société romaine, mais il s'agissait presque toujours de livres grecs, tels ceux où les auteurs de comédies cherchaient inspiration et effets comiques, des livres d'usage professionnel par conséquent. La naissance même d'une littérature latine est liée à ces modèles grecs et donc à des livres grecs.
En ces premiers temps, la lecture ne se pratique que dans les classes élevées et de manière privée. Aux IIe et Ier siècles, les livres grecs arrivent à Rome comme butin de guerre. Ces livres, conservés dans les résidences de ceux qui les ont conquis, en viennent à constituer des bibliothèques privées, autour desquelles se réunit une petite société cultivée. Ainsi, Cicéron se nourrira de la bibliothèque de Faustus Sylla, fils du dictateur, et Caton d'Utique profitera de la bibliothèque que le jeune Lucullus a héritée de son père pour se plonger dans la lecture des stoïciens.
Les bibliothèques des riches Romains, comme celles du monde hellénistique, sont flanquées d'un portique et d'un jardin, et cet espace d'abord réservé aux livres devient par la suite un "espace à vivre".

La circulation de l'écrit à l'époque impériale

L'époque impériale marque une nouvelle étape, avec les grands progrès de l'alphabétisation. Le monde gréco-romain est un monde où l'écrit circule beaucoup. À côté des inscriptions de toute sorte, des épigraphes officielles aux graffiti, de très nombreux écrits sont en circulation : banderoles portées dans les cortèges, qui disent des actions de grâces ou évoquent des campagnes victorieuses ; brochures et libelles en vers ou en prose, distribués dans les lieux publics à des fins polémiques ou diffamatoires, jetons avec légende, étoffes écrites, calendriers, suppliques, lettres, messages. À quoi s'ajoutent les textes de l'administration et de l'armée, et ceux qui sont liés à l'exercice de la justice. Il s'agit bien là d'une énorme production écrite, même si les sources dont nous disposons, directes ou indirectes, n'en attestent qu'une petite partie. Dans ce monde où beaucoup de gens savent lire et où circulent de nombreux écrits, la demande de livres ne fait que croître, et trouve trois réponses. La création de bibliothèques publiques et l'augmentation du nombre des bibliothèques privées en est une, ainsi que la floraison des manuels destinés à guider le lecteur dans ses choix et dans l'acquisition de livres. La mise à disposition de textes nouveaux (ou remaniés) destinés à de nouveaux types de lecteurs en est une autre. La production et la distribution d'un nouveau type de livre, le codex, mieux adapté aux besoins de ces nouveaux lecteurs et aux nouvelles pratiques de lecture constitue également une réponse à ces nécessités nouvelles.

La création des bibliothèques publiques

La fonction de lieu de lecture des bibliothèques publiques romaines est assez mal connue. On est sûr qu'il ne s'agit pas de bibliothèques réservées à de petits cercles, comme dans le monde hellénistique, mais il faut quand même y voir des "bibliothèques savantes".
Bien qu'officiellement ouvertes à tous, seul les fréquente, dans la pratique, un public de lecteurs cultivés, souvent ceux qui possèdent déjà une bibliothèque privée. Aussi leur multiplication ne doit-elle pas être trop directement attribuée à une croissance du nombre des lecteurs. Quand leur création est décidée par l'empereur, il s'agit plutôt de monuments destinés à conserver sa mémoire dans la suite des temps (elles abritent aussi ses archives) et à sélectionner et codifier le patrimoine littéraire.
D'autres bibliothèques publiques sont aussi créées par de riches particuliers au titre de l'évergétisme, comme lieu de culture de la vie urbaine.
La sélection opérée par les bibliothèques publiques représente une véritable censure des textes qui déplaisent au pouvoir. Ovide en sera la victime. Mais la circulation de ses livres chez les contemporains, et le fait qu'ils nous ont été transmis, montrent que, si les bibliothèques publiques cherchent à orienter les choix des lecteurs, ceux-ci peuvent continuer à acquérir à titre privé, à faire recopier, à lire ou à se faire lire des ouvrages exclus de la conservation publique (ou censurés de quelque manière). Ce qui accroît le nombre d'exemplaires et donc les chances de survie de ces œuvres.

Le développement des bibliothèques privées

La multiplication des bibliothèques privées répond dans une certaine mesure à un accroissement des besoins de lecture. Même dans les cas où ces bibliothèques ne servent qu'à faire parade de sa richesse et d'une culture de façade, elles montrent que dans les représentations de la société gréco-romaine de l'époque, livres et lecture font partie des loisirs et de la vie des gens aisés.
L'époque impériale a vu la publication de plusieurs traités de lecture destinés à aider le lecteur dans ses choix et à se constituer une première collection de livres. Il faut en déduire, soit que la production des libraires est désormais si étendue et si diversifiée par rapport au passé qu'elle peut désorienter, soit que le public n'est plus celui de la seule élite, et qu'il en est d'autant plus perdu ou indécis dans ses choix.

La multiplication des nouveaux textes

La floraison de nouveaux textes est une seconde réponse à l'accroissement des besoins de lecture. Ovide, auteur particulièrement attentif aux exigences et aux humeurs changeantes de son public, offre un exemple : après avoir publié les deux premiers livres de son Art d'aimer, il en écrit un troisième, destiné au seul public féminin. À l'époque impériale, les femmes s'émancipent, certaines ont désormais accès à l'écrit et sont donc capables de lire le petit livre qu'Ovide leur destine. La figure de la lectrice s'est déjà rencontrée fugitivement dans la Grèce classique, mais c'est à Rome, à l'époque impériale, qu'elle s'impose pour la première fois. Le même Ovide parle aussi de livres à contenu futile, consacrés à des jeux de société ou aux bonnes manières. Si ces livres circulent chez les gens instruits, et assez cultivés, ils sont pourtant destinés à un public plus vaste et indifférencié, à l'instruction plutôt réduite : ce sont des textes créés ou remaniés pour de nouveaux types de lecteurs, intellectuellement moins aguerris.
 

La naissance du codex

Troisième réponse à cet accroissement de la demande, le codex, le livre avec des pages, vient remplacer peu à peu le rouleau à partir du Ier siècle après J.-C., et sera la forme privilégiée pour les textes chrétiens et donc par leur lectorat. La demande accrue finira par provoquer, dès le début du IIIe siècle, un divorce entre le besoin de textes nouveaux (dont ceux du christianisme en pleine ascension) et les mécanismes traditionnels de production et de distribution du livre en rouleau, qui reste tributaire d'une main-d'œuvre servile, de techniques artisanales assez coûteuses, et d'une matière première importée d'Égypte, le papyrus. Le codex, avec ses pages, a pour lui plusieurs atouts : son moindre coût, puisque le texte occupe les deux côtés du support, l'usage (en dehors de l'Égypte) du parchemin, produit animal qui pouvait se fabriquer partout ; enfin sa forme plus pratique, qui demandait une main-d'œuvre moins qualifiée, permettait une distribution par de nouveaux canaux, laissait le lecteur plus libre de ses mouvements, et convenait mieux à des textes faits pour être consultés ou étudiés en profondeur, tels les textes chrétiens ou juridiques, qui deviendraient les plus nombreux dans les derniers siècles de l'Empire.
Transformation du livre et transformation des pratiques de lecture ne pouvaient qu'aller de pair.
 
haut de page