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La bibliothèque comme un jardin

Alberto Manguel

En l'an 1250 Richard de Fournival imagina un système fondé sur un modèle horticole. Comparant sa bibliothèque à un jardin "où ses concitoyens pourraient cueillir les fruits de la connaissance", il divisa ce jardin en trois parterres – correspondant à la philosophie, aux "sciences lucratives" et à la théologie – et chaque parterre en un certain nombre de carrés, ou areolae, qui comprenaient chacun une table des matières ou tabula, énumérant les sujets traités. Le parterre de la philosophie, par exemple, était divisé en trois areolae :
la philosophie, les sciences lucratives et la théologie.
La philosophie comprenait elle-même : grammaire, dialectique, rhétorique ; géométrie et arithmétique, musique, astronomie et, enfin, physique, métaphysique, éthique et poétique.
Les sciences lucratives comprenaient, elles : médecine et droit civil et droit canon.
Dans les carrés, chaque table des matières comportait un certain nombre de lettres, égal au nombre des livres qui s'y trouvaient contenus, de sorte qu'on pouvait attribuer une lettre à chaque livre et l'inscrire sur sa couverture. Afin d'éviter la confusion résultant de l'identification de plusieurs livres par la même lettre, Fournival variait typographies et couleurs, marquant un livre de grammaire d'un A majuscule rose vif, un autre d'un A oncial violacé.
Bien que la bibliothèque de Fournival fût divisée en trois "parterres", les tables n'étaient pas nécessairement allouées aux sous-catégories en ordre d'importance, mais en fonction du nombre des volumes qui s'y trouvaient. La dialectique, par exemple, occupait une table entière parce qu'il y avait plus d'une douzaine de livres sur ce sujet ; la géométrie et l'arithmétique, représentées chacune par six livres seulement, partageaient une même table.
Dans l'organisation de ce jardin, Richard de Fournival s'était inspiré, du moins en partie, des sept arts libéraux distingués au Moyen Âge par l'éducation traditionnelle : la grammaire, la rhétorique, la logique, l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique. Ces sept sujets, énumérés au début du Ve siècle par Martianus Capella, étaient censés couvrir la gamme entière de la sagesse humaine, à l'exception de la médecine, du droit et de la théologie.

Les bibliothécaires européens en quête d'Aristote
Un siècle environ avant que Fournival ne propose son système, d'autres amateurs de livres tels que le père du droit canon, Gratien, et le théologien Pierre Lombard avaient suggéré de nouvelles divisions du savoir humain fondées sur une relecture d'Aristote, dont l'hypothèse d'une hiérarchie universelle de l'existence leur paraissait très attrayante, mais leurs suggestions restèrent ignorées pendant de nombreuses années.
Au milieu du XIIe siècle, cependant, le nombre des œuvres d'Aristote qui avaient commencé à se répandre en Europe (traduites en latin d'après les versions arabes, elles-mêmes traduites du grec, par des érudits tels que Michael Scot et Hermannus Alemannus) obligea les savants à reconsidérer les catégories que Foumival trouvait si naturelles.

À partir de 1251, l'Université de Paris inscrivit officiellement l'œuvre d'Aristote à son programme. A l'instar de leurs prédécesseurs d'Alexandrie, les bibliothécaires européens recherchèrent Aristote. Ils le trouvèrent, édité et annoté avec méticulosité par des savants musulmans tels qu'Averroès et Avicenne, ses principaux interprètes d'Orient et d'Occident.
Alberto Manguel,Une Histoire de la lecture, Actes Sud, 1998