Sartre et le roman
d'après Michel Contat


Le roman comme expérience, Sartre l'a trouvé chez Faulkner et chez Dos Passos, surtout, et après avoir écrit La Nausée. Non pas que la découverte de la contingence n'ait fait l'objet d'une aventure expérimentale. Mais c'était son expérience qu'il avait transposée, dramatisée, à travers Roquentin, son sentiment d'être de trop, cette façon de se boire sans soif qu'il a décrite philosophiquement sous le nom d'existence. Ce qu'il a inventé avec La Nausée, c'est une nouvelle manière de philosopher par la fiction. S'il avait alors un modèle, c'était Kafka, et aussi la tradition romanesque française – qu'il s'agissait en somme de radicaliser, par la phénoménologie : une conscience s'appréhende dehors, dans les choses, dans le monde, "toute conscience est conscience de quelque chose". Ce que la conscience de Roquentin saisit dans l'expérience de la nausée est sa propre superfluité par rapport à un monde qui se passerait très bien d'elle. Elle entrevoit un recours : la création littéraire, comme un fil d'acier qui trancherait dans la foison molle et pâmée du monde, pour lui donner une forme aussi pure qu'un cercle, un triangle ou une droite.
       

    Un cycle historique

Si l'inspiration de La Nausée est d'abord philosophique, il n'en est plus de même pour Les Chemins de la liberté. Ce qui s'offre à l'esprit de Sartre, c'est l'idée même de roman, de cycle romanesque, avec des personnages, et plus seulement des comparses observés du dehors tels que l'Autodidacte. Sartre ambitionne un grand roman sur la liberté, comme Les Rougon-Macquart l'ont été sur le déterminisme, sur le modèle de la trilogie USA de Dos Passos dont le sujet est l'histoire d'une défaite, celle du prolétariat américain, et l'histoire d'une nation, les États-Unis, au XXe siècle. La technique est neuve parce qu'elle emprunte au cinéma : rédiger à la première personne pour donner à sentir ce qu'éprouve le scripteur en décrivant ce qu'il voit. Le roman historique devient un roman du présent, écrit à partir d'une subjectivité, puisque c'est le propre de la conscience du monde : d'être singulière, d'être en situation.
      
  Technique cinématographique

Derrière l'objectif de la caméra, il y a une subjectivité pantelante, douloureuse, désirante. Sartre ne va pas reprendre cette technique-là, mais l'adapter en même temps que les autres fournies par USA. L'une est la biographie de personnages publics. Une autre est le récit distancé par l'ironie stylistique ; c'est celle qui préside à la narration des expériences existentielles et sociales d'une série de personnages. Sartre l'utilise avec brio pour la nouvelle L'Enfance d'un chef. Une autre encore est la technique du newsreel, des "actualités", montage de coupures de presse, de déclarations radiophoniques, de lambeaux de chansons, tout le bruit de fond des médias.
Ces procédés, Sartre s'en servira en les accélérant sur un vertigineux toboggan narratif pour donner, dans Le Sursis, une idée de cette "totalité détotalisée" qu'est un moment de l'histoire mondiale (la crise de Munich, en septembre 1938) qui unifie soudain la planète dans ses myriades d'histoires.
   
    Le roman inachevé

Quand Sartre publie en 1949, La Mort dans l'âme, le troisième volet des Chemins de la liberté, le prière d'insérer promet une suite, "La dernière chance", qui restera à l'état scénarique. Il faudra attendre 1963 pour apprendre, dans La Force des choses, ce que seraient devenus les personnages si Sartre n'avait pas abandonné la rédaction du roman. Simone de Beauvoir rapporte le scénario et conclut sobrement : "Tout le monde mort ou presque, il n'y avait plus personne pour se poser les problèmes de l'après-guerre." C'est elle qui se les pose, dans Les Mandarins, coupant en quelque sorte l'herbe sous les pieds de Sartre. Voilà l'une des raisons de l'inachèvement. Mais ce n'est pas la principale. Sartre était incapable, il l'a reconnu, d'écrire en fiction ce qu'il n'avait pas vécu dans la réalité. L'héroïsme est son tourment, ce n'est pas son fort. Mathieu résistant, il ne le sentait pas.
Et puis, en 1949-1950, la politique a retrouvé ses ambiguïtés. Elles trouvent mieux à s'exprimer sur scène, dans une dialectique vivante. Le théâtre l'emporte sur le roman, et ses effets sont plus directs. Mais le roman exerce une fascination souterraine : il se prolonge en nous à condition justement d'être consubstantiellement inachevé, suspendu. Le grand roman moderne est inachevé par essence et par existence. Le roman ne saurait conclure, il doit ménager à la fin une ouverture du sens.


L'article intégral de Michel Contat est publié dans le catalogue de l'exposition.