Les lieux de l'utopie

L’utopie, pays de Nulle Part – "Utopia" signifie littéralement "en aucun lieu" –, s’est trouvé au fil des siècles des lieux de concrétisation très divers : un pays imaginaire doit être représenté comme inaccessible, une île lointaine ou une région enfermée dans de hautes montagnes. De l’âge d’or de Hésiode ou d’Ovide au pays du Sport de Perec, le parcours proposé est chronologique et traverse les îles comme les villes.

 

L’âge d’or, Hésiode
L’âge d’or (fable troisième), Ovide
Le bonheur au paradis, Saint Augustin
Description de l’île, Thomas More
La Bétique, Fénelon
Un dîner chez le docteur Sarrazin, Jules Verne
La Cité heureuse, Émile Zola
W ou le pays du Sport, Georges Perec

L’âge d’or

  


Encore si tu veux je te réciterai
Un autre beau propos que bien je déduirai :
Mais garde ce discours au fond de ta poitrine :
Car et hommes et Dieux ont eu même origine.
Les Dieux logés au ciel firent premièrement
L’humaine race d’or, lors du gouvernement
Qu’avait Saturne au ciel : or ces hommes sans peine
Sans travail sans souci vivaient une âge pleine,
A l’aise comme Dieux. Ils ne sentaient jamais
La vieillesse chétive, ains également frais
Et de pieds et de mains, exempts de tout martyre
Jamais ils ne faisaient que banqueter et rire :
Et comme sommeillant doucement trépassaient.
De tous biens à souhait ces hommes jouissaient.
La terre donne-vivre apportait d’elle-même
Du fruit de son bon gré en abondance extrême.
Eux avec plusieurs biens sans querelle émouvoir,
De franche volonté faisaient bien leur devoir.
Or depuis que la terre eut couvert cette race.
Jupiter voulut bien leur faire cette grâce
Que de bons démons ils soient, afin que des humains
Sur la terre à jamais soient fidèles gardiens.
Ce sont eux qui sur cette terre et ça et là tournoient
D’or vêtus ; donne-biens, et diligents s’emploient
A remarquer tous ceux qui font ou bien ou mal.
C’est le loyer qu’ils ont magnifique et royal.

Hésiode, Les travaux et les jours : (v.139-164), mis en français par Jacques Le Gras. Paris, édition Prevosteau, 1586.


L’âge d’or (fable troisième)

   


Le premier âge du monde fut appelé l’Age d’or, parce que l’homme y gardait sa foi, sans y être contraint par les lois, parce que de son propre mouvement il cultivait la Justice, et qu’il ne connaissait point d’autres biens que la simplicité et l’innocence. La peine et la crainte en étaient entièrement bannies ; et comme il n’y avait point de criminels, il n’y avait point de supplices ni de lois qui en ordonnassent. On n’appréhendait point de paraître en la présence d’un Juge ; et tout le monde était assuré sans avoir besoin de Juge. Les pins n’avaient pas encore été coupés pour être convertis en vaisseaux ; et de ces belles montagnes, dont ils étaient les ornements, ils n’étaient pas descendus dans la Mer, pour aller voir un monde inconnu.

Les hommes ne connaissaient point d’autres terres que les terres où ils étaient nés. Il n’y avait point de fossés qui environnassent les Villes, et qui les défendissent par leur profondeur. Il n’y avait point de trompettes, il n’y avait point d’épées, ni de toutes ces autres armes, qui ne protègent les uns qu’à la ruine des autres ; et les Peuples toujours paisibles, passaient doucement leur vie, sans devoir leur tranquillité à la force des gens de guerre. Ainsi la terre donnait libéralement toutes choses, sans y être contrainte par la bêche ou par la charrue ; et les hommes satisfaits de ce qu’elle donnait d’elle-même, faisaient leurs meilleurs repas des fruits qu’ils trouvaient dans les forêts, de ceux qu’ils cueillaient dans les buissons, et du gland qui tombait des chênes. Le Printemps était éternel, et la douce humidité de l’haleine des Zephirs entretenait l’éclat des fleurs, après les avoir fait naître, sans avoir été semées. En même temps qu’on avait coupé les blés, la terre en produisait de nouveaux, sans que le Laboureur se mit en peine de la cultiver. On voyait couler partout des fleuves de lait et de nectar ; et les forêts avaient des arbres d’où l’on voyait distiller le miel.

Ovide, Les Métamorphoses (traduction de Pierre du Ryer, 1702).


Le bonheur au paradis

   


XXVI. Ainsi l’homme vivait au paradis comme il le voulait, aussi longtemps qu’il voulut ce que Dieu avait ordonné. Il vivait jouissant de Dieu dont la bonté faisait la sienne ; il vivait exempt de tout besoin et il avait le pouvoir de vivre toujours ainsi. Il avait à disposition une nourriture pour apaiser sa faim, une boisson pour étancher sa soif, l’arbre de vie pour le garantir contre les atteintes de la vieillesse. Aucune espèce de corruption corporelle n’imposait la moindre gêne à aucun de ses sens. Il n’avait à craindre aucune maladie intérieure, aucun accident extérieur : dans sa chair une parfaite santé, dans son âme une pleine sérénité. De même qu’on ne souffrait en paradis ni du chaud ni du froid, ainsi son hôte était-il à l’abri de tout désir et de toute crainte contrariant sa volonté bonne. Pas l’ombre d’une tristesse, pas la moindre vaine joie. Continuellement il trouvait sa vraie joie en Dieu pour qui il brûlait d’une charité née d’un cœur pur, d’une conscience droite et d’une foi sincère. Entre les deux époux régnait une union fidèle fondée sur un chaste amour, entre le corps et l’âme un mutuel dévouement, une obéissance sans effort au commandement divin. Le repos ne dégénérait pas en lassitude, on n’était pas malgré soi accablé de sommeil.

Saint Augustin, La Cité de Dieu, 413-427, chapitre XIV.


Description de l’île

   


L’île d’Utopie, en sa partie moyenne, et c’est là qu’elle est la plus large, s’étend sur deux cents milles, puis se rétrécit progressivement et symétriquement pour finir en pointe aux deux bouts. Ceux-ci, qui ont l’air tracés au compas sur une longueur de cinq cents milles, donnent à toute l’île l’aspect d’un croissant de lune. Un bras de mer d’onze milles environ sépare les deux cornes. Bien qu’il communique avec le large, comme deux promontoires le protègent des vents, le golfe ressemble plutôt à un grand lac aux eaux calmes qu’à une mer agitée. Il constitue un bassin où, pour le plus grand avantage des habitants, les navires peuvent largement circuler. Mais l’entrée du port est périlleuse, à cause des bancs de sable d’un côté et des écueils de l’autre. À mi-distance environ, se dresse un rocher, trop visible pour être dangereux, sur lequel on a élevé  une tour de garde. D’autres se cachent insidieusement sous l’eau. Les gens du pays sont seuls à connaître les passes, si bien qu’un étranger pourrait difficilement pénétrer dans le port à moins qu’un homme du pays ne lui serve de pilote. Eux-mêmes ne s’y risquent guère, sinon à l'aide de signaux qui, de la côte, leur indiquent le bon chemin. Il suffirait de brouiller ces signaux pour conduire à sa perdition une flotte ennemie, si importante fût-elle. Sur le rivage opposé, se trouvent des criques assez fréquentées. Mais partout un débarquement a été rendu si difficile, soit par la nature, soit par l’art, qu’une poignée de défenseurs suffirait à tenir en respect des envahisseurs très nombreux.

Thomas More, Utopie, 1516, Livre second


La Bétique 

   


Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des Colonnes d’Hercule et de cet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis d’avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l’âge d’or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons n’y soufflent jamais. L’ardeur de l’été y est toujours tempérée par des zéphyrs rafraîchissants, qui viennent adoucir l’air vers le milieu du jour. Ainsi toute l’année n’est qu’un heureux hymen du printemps et de l’automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins et d’autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d’or et d’argent dans ce beau pays ; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l’or et l’argent parmi leurs richesses : ils n’estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l’homme. Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l’or et l’argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer, par exemple, pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au dehors, ils n’avaient besoin d’aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d’artisans : car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes ; encore même la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l'agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas d’exercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale.

Fénelon, Les aventures de Télémaque, 1699, septième livre


Un dîner chez le docteur Sarrazin

    


Il était sept heures du soir.

Cachée dans d’épais massifs de lauriers-roses et de tamarins, la cité s’allongeait gracieusement au pied des Cascades-Mounts et présentait ses quais de marbre aux vagues courtes du Pacifique, qui venaient les caresser sans bruit. Les rues, arrosées avec soin, rafraîchies par la brise, offraient aux yeux le spectacle le plus riant et le plus animé. Les arbres qui les ombrageaient bruissaient doucement. Les pelouses verdissaient. Les fleurs des parterres, rouvrant leurs corolles, exhalaient toutes à la fois leurs parfums. Les maisons souriaient, calmes et coquettes dans leur blancheur. L’air était tiède, le ciel bleu comme la mer, qu’on voyait miroiter au bout des longues avenues.

Un voyageur, arrivant dans la ville, aurait été frappé de l’air de santé des habitants, de l’activité qui régnait dans les rues. On fermait justement les académies de peinture, de musique, de sculpture, la bibliothèque, qui étaient réunies dans le même quartier et où d’excellents cours publics étaient organisés par sections peu nombreuses, - ce qui permettait à chaque élève de s’approprier à lui seul tout le fruit de la leçon. La foule, sortant de ces établissements, occasionna pendant quelques instants un certain encombrement ; mais aucune exclamation d’impatience, aucun cri ne se fit entendre. L’aspect général était tout de calme et de satisfaction.

Jules Verne, Les Cinq cents millions de la Bégum, 1879.


La Cité heureuse

   


C’était la Cité rêvée, la Cité du travail réorganisé, rendu à sa noblesse, la Cité future du bonheur enfin conquis, qui sortait naturellement de terre, autour de l’usine élargie elle-même, en train de devenir la métropole, le cœur central, source de vie, dispensateur et régulateur de l’existence sociale. Les ateliers, les grandes halles de fabrication s’agrandissaient, couvraient des hectares ; tandis que les petites maisons, claires et gaies, au milieu des verdures de leurs jardins, se multipliaient, à mesure que le personnel, le nombre des travailleurs, des employés de toutes sortes, augmentait. Et, ce flot peu à peu débordant, les constructions nouvelles s’avançait vers l’Abîme, menaçait de le conquérir, de le submerger. D’abord, il y avait eu de vastes espaces nus entre les deux usines, ces terrains incultes que Jordan possédait en bas de la rampe des Monts Bleuses. Puis, aux quelques maisons bâties près de la Crècherie, d’autres maisons s’étaient jointes, toujours d’autres, une ligne de maisons qui envahissait tout comme une marée montante, qui n’était plus qu’à deux ou trois cents mètres de l’Abîme. Bientôt, quand le flot viendrait battre contre lui, ne le couvrirait-il pas, ne l’emporterait-il pas, pour le remplacer de sa triomphante floraison de santé et de joie ? Et le vieux Beauclair lui aussi était menacé, car toute une pointe de la Cité naissante marchait contre lui, près de balayer cette noire et puante bourgade ouvrière, nid de douleur et de peste, où le salariat agonisait sous les plafonds croulants.
  

Parfois, Luc, le bâtisseur, le fondateur de ville, la regardait croître, sa Cité naissante, qu’il avait vue en rêve, le soir où il avait décidé son œuvre ; et elle se réalisait, et elle partait à la conquête du passé, faisant sortir du sol le Beauclair de demain, l’heureuse demeure d’une humanité heureuse. Tout Beauclair serait conquis, entre les deux promontoires des Monts Bleuses, tout l’estuaire des gorges de Brias se couvrirait de maisons claires, parmi des verdures, jusqu’aux immenses champs fertiles de la Roumagne. Et, s’il fallait des années et des années encore, il l’apercevait déjà de ses yeux de voyant, cette Cité du bonheur qu’il avait voulue, et qui était en marche.

Émile Zola, Travail, 1901.


W ou le pays du Sport

   


Mais que W ait été fondée par des forbans ou par des sportifs, au fond, cela ne change pas grand-chose. Ce qui est vrai, ce qui est sûr, ce qui frappe dès l’abord, c’est que W est aujourd’hui un pays où le Sport est roi, une nation d’athlètes où le Sport et la vie se confondent en un même magnifique effort. La fière devise
                     FORTIUS ALTIUS CITIUS
qui orne les portiques monumentaux à l’entrée des villages, les stades magnifiques aux cendrées soigneusement entretenues, les gigantesques journaux muraux publiant à toute heure du jour les résultats des compétitions, les triomphes quotidiens réservés aux vainqueurs, la tenue des hommes : un survêtement gris frappé dans le dos d’un immense W blanc, tels sont quelques-uns des premiers spectacles qui s’offriront au nouvel arrivant. Ils lui apprendront, dans l’émerveillement et l’enthousiasme (qui ne serait enthousiasmé par cette discipline audacieuse, par ces prouesses quotidiennes, cette lutte au coude à coude, cette ivresse que donne la victoire ?), que la vie, ici, est faite pour la plus grande gloire du Corps. Et l’on verra plus tard comment cette vocation athlétique détermine la vie de la Cité, comment le sport gouverne W, comment il a façonné au plus profond les relations sociales et les aspirations individuelles.

Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, 1975, chapitre XII.