Contre Utopie

L’utopie comme système fascine et effraie : la recherche de l’égalité passe souvent par une liberté sacrifiée sur l’autel de la transparence, de la communauté, et d’une coûteuse entente qui impose un bonheur à l’individu – au nom du bien commun.

 

Enseigner les mathématiques, Jonathan Swift.
L’horreur du Bienfaiteur, Eugène Zamiatine.
L’avenir totalitaire, George Orwell.
Une âme blanche comme neige, George Orwell.
L’arbitraire des lois, Georges Perec.

 

Enseigner les mathématiques

   


De là nous entrâmes dans l’école de mathématiques, dont le maître se servait pour instruire ses disciples d’une méthode que les Européens auront de la peine à s’imaginer : chaque démonstration était écrite sur du pain à chanter, avec une certaine encre de teinture céphalique. L’écolier à jeun avalait ce pain à chanter, et pendant trois jours, il ne prenait qu’un peu de pain et d'eau. Pendant la digestion du pain à chanter, la teinture céphalique montait au cerveau et y portait la proposition . Cependant, cette méthode n’avait pas eu beaucoup de succès jusque-là ; mais c’était, disait-on, parce que l’on s’était trompé quelque peu dans le quantum satis, c’est-à-dire dans les doses de la composition, ; ou parce que les écoliers, malins et indociles, au lieu d’avaler le bolus, qui leur semblait nauséabond, le jetaient de côté ; ou, s’ils le prenaient, ils le rendaient avant qu’il eût pu faire son effet ; ou bien enfin parce qu’ils ne pouvaient s’astreindre à l’abstinence prescrite.

Jonathan SWIFT, Les Voyages de Gulliver, 1726, deuxième ouvrage.


L’horreur du Bienfaiteur

    


Je descendis et assistai à un délire général. Les soleils de cristal taillé éclairaient un quai bourré de têtes devant un train vide et engourdi.
Je ne la voyais pas, mais je la reconnus à sa voix souple et flexible comme une cravache. Ses sourcils relevés vers les tempes devaient être quelque part…
– Laissez-moi passer. Il me faut…
Des pinces me saisirent aux bras et aux épaules, je fus immobilisé :
– Non, remontez. On vous guérira, on vous remplira de bonheur jusqu’aux bords. Quand vous serez rassasié vous rêvasserez tranquillement, en mesure, et vous ronflerez. Vous n’entendez pas ce grand ronflement symphonique ? Vous êtes difficile : on veut vous débarrasser de ces points d’interrogation qui se tordent en vous comme des vers et vous torturent ! Courez subir la Grande Opération !
– Qu’est-ce que cela peut vous faire si je ne consens pas à ce que d’autres veulent à ma place, si je veux vouloir moi-même, si je veux l’impossible…
Une voix lourde et lente lui répondit :
– Ah, ah ! L’impossible ! C’est à dire rêver à des chimères idiotes pour qu’elles s’agitent devant votre nez comme un appât. Non, nous coupons cet appât et…
– Et vous le mangez, et vous en aurez besoin d’un autre. Il paraît que les anciens avaient un animal appelé "âne". Pour le faire avancer, on lui attachait une carotte devant le nez de façon qu’il ne pût l’attraper. S’il l’attrapait, il la mangeait.

Eugène Zamiatine, Nous autres, 1920.


L’avenir totalitaire

   
S’ils obtenaient la domination de toute l’Afrique, s’ils possédaient des champs d’aviation et des bases sous-marines au Cap, ils couperaient l’Océania en deux. Cela pouvait tout signifier : la défaite, l’écrasement, le nouveau partage du monde, la destruction du Parti ! Il respira profondément. Une étrange mixture de sentiments – mais ce n’était pas à proprement parler une mixture, c’étaient plutôt des couches successives de sentiments, dont on ne pouvait dire laquelle était plus profonde –, une étrange mixture de sentiments luttait en lui.

L’accès disparut. Il remit à sa place le cavalier blanc mais ne put, pour le moment, entreprendre une étude sérieuse du problème d’échecs. Ses pensées s’égaraient de nouveau. Presque inconsciemment, il traça du doigt dans la poussière de la table :
2 + 2 = 5
– Ils ne peuvent pénétrer en vous, avait-elle dit.

Mais ils pouvaient entrer en vous. "Ce qui vous arrive ici vous marquera à jamais", avait dit O’Brien. C’était le mot vrai. Il y avait des choses, vos propres actes, dont on ne pouvait guérir. Quelque chose était tué en vous, brûlé, cautérisé.

Il avait vu Julia, il lui avait parlé. Il n’y avait aucun danger à le faire. Il savait, presque instinctivement, que le Parti ne s’intéressait plus maintenant à ses actes. Il aurait pu s’arranger pour la rencontrer une seconde fois si elle ou lui l’avait désiré. C’était réellement par hasard qu’ils s’étaient rencontrés.

George Orwell, 1984, 1949.

  
Une âme blanche comme neige

   
Les pieds de Winston, sous la table s’agitaient convulsivement. Il n’avait pas bougé son siège, mais en esprit, il courait, il courait de toutes ses forces. Il était avec la foule au-dehors et s’assourdissait lui-même de hourras. Il regarda encore le portrait de Big Brother, le colosse qui chevauchait le monde ! Le roc contre lequel les hordes asiatiques s’écrasaient elles-mêmes en vain ! Il pensa que dix minutes auparavant – oui, dix minutes seulement – il y avait encore de l’équivoque dans son cœur alors qu’il se demandait si les nouvelles du front annonceraient la victoire ou la défaite. Ah ! C’était plus qu’une armée eurasienne qui avait péri. Depuis le premier jour passé au ministère de l’Amour, il avait beaucoup changé, mais le changement final, indispensable, qui le guérirait, ne s’était jamais jusqu’alors produit.

La voix du télécran déversait encore son histoire de prisonniers, de butin et de carnage, mais le vacarme extérieur s’était un peu apaisé. Les garçons revenaient à leur service. L’un d’eux s’approcha de Winston avec la bouteille de gin. Winston, plongé dans un rêve heureux, ne faisait aucunement attention à son verre que l’on remplissait. Il ne courait ni n’applaudissait plus. Il était de retour au ministère de l’Amour. Tout était pardonné et son âme était blanche comme neige. Il se voyait au banc des prévenus. Il confessait tout, il accusait tout le monde. Il longeait le couloir carrelé de blanc, avec l’impression de marcher au soleil, un garde armé derrière lui. La balle longtemps attendue lui entrait dans la nuque.

Il regarda l’énorme farce. Il lui avait fallu quarante ans pour savoir quelle sorte de sourire se cachait sous la moustache noire. O cruelle, inutile incompréhension ! Obstiné ! volontairement exilé de la poitrine aimante ! Deux larmes empestées de gin lui coulèrent de chaque côté du nez. Mais il allait bien, tout allait bien.

LA LUTTE ETAIT TERMINEE.

IL AVAIT REMPORTE LA VICTOIRE SUR LUI-MEME.

IL AIMAIT BIG BROTHER.

Georges ORWELL, 1984, 1949.


L’arbitraire des lois

   

Celui qui commence à se familiariser avec la vie W, un novice par exemple qui, venant des Maisons de Jeunes, arrive vers quatorze ans dans un des quatre villages, comprendra assez vite que l’une des caractéristiques, et peut-être la principale, du monde qui est désormais le sien est que la rigueur des institutions n’y a d’égale que l’ampleur des transgressions dont elles sont l’objet. Cette découverte, qui constituera pour le néophyte un des éléments déterminants de sa sauvegarde personnelle, se vérifiera constamment, à tous les niveaux, à tous les instants. La Loi est implacable, mais la Loi est imprévisible. Nul n’est censé l’ignorer, mais nul ne peut la connaître. Entre ceux qui la subissent et ceux qui l’édictent se dresse une barrière infranchissable. L’Athlète doit savoir que rien n’est sûr ; il doit s’attendre à tout, au meilleur et au pire ; les décisions qui le concernent, qu’elles soient futiles ou vitales, sont prises en dehors de lui ; il n’a aucun contrôle sur elles. Il peut croire que, sportif, sa fonction est de gagner, car c’est la Victoire que l’on fête et c’est la défaite que l’on punit ; mais il peut arriver dernier et être proclamé Vainqueur : ce jour-là, à l’occasion de cette course-là, quelqu’un, quelque part, aura décidé que l’on courrait à qui perd gagne.

Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance, 1975