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Déshumanisation Portrait de l’ombre Gervaise chez Goujet L’ironie de l’idéal La mort |
Brusquement, en levant les yeux, la
blanchisseuse aperçut devant elle l'ancien hôtel Boncœur. La petite
maison, après avoir été un café suspect, que la police avait fermé,
se trouvait abandonnée, les volets couverts d'affiches, la lanterne
cassée, s'émiettant et se pourrissant du haut en bas sous la pluie, avec
les moisissures de son ignoble badigeon lie de vin. Et rien ne paraissait
changé autour d'elle. Le papetier et le marchand de tabac étaient
toujours là. Derrière, par-dessus les constructions basses, on
apercevait encore des façades lépreuses de maisons à cinq étages,
haussant leurs grandes silhouettes délabrées. Seul, le bal du Grand-Balcon
n'existait plus ; dans la salle aux dix fenêtres flambantes
venait de s'établir une scierie de sucre, dont on entendait les
sifflements continus. C'était pourtant là, au fond de ce bouge de
l'hôtel Boncœur, que toute la sacrée vie avait commencé. Elle restait
debout, regardant la fenêtre du premier, où une persienne arrachée
pendait, et elle se rappelait sa jeunesse avec Lantier, leurs premiers
attrapages, la façon dégoûtante dont il l'avait lâchée. N'importe,
elle était jeune, tout ça lui
semblait gai, vu de loin. Vingt ans seulement, mon Dieu ! et elle
tombait au trottoir. Alors, la vue de l'hôtel lui fit mal, elle remonta
le boulevard du côté de Montmartre. Émile Zola, L'Assommoir, chapitre XII. |