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Gervaise vue par ses voisins
Un idéal atteint
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Au milieu de ces cancans, Gervaise,
tranquille, souriante, sur le seuil de sa boutique, saluait les amis d'un
petit signe de tête affectueux. Elle se plaisait à venir là, une
minute, entre deux coups de fer, pour rire à la rue, avec le gonflement
de vanité d'une commerçante, qui a un bout de trottoir à elle. La rue
de la Goutte-d'Or lui appartenait, et les rues voisines, et le quartier
tout entier. Quand elle allongeait la tête, en camisole blanche, les bras
nus, ses cheveux blonds envolés dans le feu du travail, elle jetait un
regard à gauche, un regard, à droite, aux deux bouts, pour prendre d'un
trait les passants, les maisons, le pavé et le ciel : à gauche, la
rue de la Goutte-d'Or s'enfonçait, paisible, déserte, dans un coin de
province, où des femmes causaient bas sur les portes ; à droite, à
quelques pas, la rue des Poissonniers mettait un vacarme de voitures, un
continuel piétinement de foule, qui refluait et faisait de ce bout un
carrefour de cohue populaire. Gervaise aimait la rue, les cahots des
camions dans les trous du gros pavé bossué, les bousculades des gens le
long des minces trottoirs, interrompus par des cailloutis en pente
raide ; ses trois mètres de ruisseau, devant sa boutique, prenaient
une importance énorme, un fleuve large, qu'elle voulait très propre, un
fleuve étrange et vivant, dont la teinturerie de la maison colorait les
eaux des caprices les plus tendres au milieu de la boue noire.
Émile Zola, L'Assommoir,
chapitre
V.
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