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"Un
bout de trottoir à elle"
Un idéal atteint
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Le quartier trouvait Gervaise bien
gentille. Sans doute, on clabaudait sur son compte, mais il n'y avait
qu'une voix pour lui reconnaître de grands yeux, une bouche pas plus
longue que ça, avec des dents très blanches. Enfin, c'était une jolie
blonde, et elle aurait pu se mettre parmi les plus belles, sans le malheur
de sa jambe. Elle était dans ses vingt-huit ans, elle avait engraissé.
Ses traits fins s'empâtaient, ses gestes prenaient une lenteur heureuse.
Maintenant, elle s'oubliait parfois sur le bord d'une chaise, le temps
d'attendre son fer, avec un sourire vague, la face noyée d'une joie
gourmande. Elle devenait gourmande ; ça, tout le monde le
disait ; mais ce n'était pas un vilain défaut, au contraire. Quand
on gagne de quoi se payer de fins morceaux, n'est-ce pas ? on serait
bien bête de manger des pelures de pommes de terre. D'autant plus qu'elle
travaillait toujours dur, se mettant en quatre pour ses pratiques, passant
elle-même les nuits, les volets fermés, lorsque la besogne était
pressée. Comme on disait dans le quartier, elle avait la veine ;
tout lui prospérait. Elle blanchissait la maison, M. Madinier, Mlle
Remanjou, les Boche ; elle enlevait même à son ancienne patronne,
Mme Fauconnier, des dames de Paris logées rue du Faubourg-Poissonnière.
Dès la seconde quinzaine, elle avait dû prendre deux ouvrières, Mme
Putois et la grande Clémence, cette fille qui habitait autrefois au
sixième ; ça lui faisait trois personnes chez elle, avec son
apprentie, ce petit louchon d'Augustine, laide comme un derrière de
pauvre homme. D'autres auraient pour sûr perdu la tête dans ce coup de
fortune. Elle était bien pardonnable de fricoter un peu le lundi, après
avoir trimé la semaine entière. D'ailleurs, il lui fallait ça ;
elle serait restée gnangnan, à regarder les chemises se repasser toutes
seules, si elle ne s'était pas collé un velours sur la poitrine, quelque
chose de bon dont l'envie lui chatouillait le Jabot.
Émile Zola, L'Assommoir, chapitre
V.
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