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"Un
bout de trottoir à elle"
Gervaise vue par ses voisins
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Jamais Gervaise n'avait encore montré tant
de complaisance. Elle était douce comme un mouton, bonne comme du pain.
À part Mme Lorilleux, qu'elle appelait Queue-de-vache pour se venger,
elle ne détestait personne, elle excusait tout le monde. Dans le léger
abandon de sa gueulardise, quand elle avait bien déjeuné et pris son
café, elle cédait au besoin d'une indulgence générale. Son mot
était : "On doit se pardonner entre soi, n'est-ce pas, si l'on
ne veut pas vivre comme des sauvages." Quand on lui parlait de sa
bonté, elle riait. Il n'aurait plus manqué qu’elle fût
méchante ! Elle se défendait, elle disait n'avoir aucun mérite à
être bonne. Est-ce que tous ses rêves n'étaient pas réalisés ?
est-ce qu'il lui restait à ambitionner quelque chose dans
l'existence ? Elle rappelait son idéal d'autrefois, lorsqu'elle se
trouvait sur le pavé : travailler, manger du pain, avoir un trou à
soi, élever ses enfants, ne pas être battue, mourir dans son lit. Et
maintenant son idéal était dépassé ; elle avait tout, et en plus
beau. Quant à mourir dans son lit, ajoutait-elle en plaisantant, elle y
comptait mais le plus tard possible, bien entendu.
Émile Zola, L'Assommoir, chapitre
V.
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