Enjeux et visions de l'illustration

Initialement simple vignette en ouverture de chaque conte, l’illustration conquiert l’espace du livre, se démultipliant pour scander les temps forts du récit dont elle dégage ainsi la structure, s’agrandissant jusqu’à devenir tableau.
Donner à voir la féerie peut paraître une gageure que des artistes au talent de visionnaires ont su brillamment relever. A rebours de la veine humoristique initiée par Cruikshank et prolongée par Lorioux puis Claverie, Gustave Doré impose une vision dramatique des contes de Perrault, tandis que, servies par la quadrichromie, les aquarelles de Rackham, Dulac et Nielsen donnent une nouvelle dimension à l’illustration de la féerie.
  
    Un frontispice et des vignettes
Les caractéristiques du conte, notamment ses origines orales, sa structure narrative et l’universalité de ses motifs ont influé sur son illustration. Présent dès la copie manuscrite des contes de Perrault, le traditionnel frontispice rappelle l’oralité du conte en rassemblant un auditoire autour d’une conteuse. Cette image emblématique perdure longtemps en ouverture des éditions illustrées. Jusque dans les années 1840, l’illustration des contes de Perrault est fréquemment réduite à un tel frontispice et une seule vignette par conte. Ainsi s’est constituée une imagerie restreinte du conte de fées, partie intégrante du conte et se transmettant avec lui, fortement inspirée par les dessins ornant la copie manuscrite des Contes de ma mère l’Oye que Clouzier a gravé pour l’édition originale de 1697.
   

   
 
  Des éditions illustrées
Avec les éditions romantiques illustrées des contes de Perrault, l’unique image emblématique du conte cède le pas aux nombreuses vignettes gravées sur bois et insérées dans le texte, offrant par là même une lecture en images du conte. A l’instar du texte qu’elles mettent en lumière, ces images opèrent sur le registre de l’essentiel dégageant les temps forts du récit. Ainsi, tout en illustrant le texte à la lettre, l’image en oriente la lecture, érigeant de fait l’illustrateur en conteur bis. Le principe d’économie qui régit l’écriture des contes dans l’enchaînement des actions et la sécheresse ou le caractère allusif des descriptions est par ailleurs propice au dépassement de la simple paraphrase.
 

Un univers féerique
Plus que les caractéristiques littéraires du conte de fées, la féerie permet à l’illustrateur de s’affranchir de la lettre et s’offre comme un domaine de prédilection pour son imagination. Quel meilleur exemple que les mille et un visages de la Bête pour rendre compte de cette liberté d’illustration du conte de fées. Le texte de Madame Leprince de Beaumont ne fournit pour tous traits que ces maigres indications  : "une bête si horrible", "une voix terrible", "cette horrible figure", "ce vilain monstre". Face à si peu d’indices, certains illustrateurs laissent libre cours à leur imagination quand d’autres optent pour la non-représentation et figurent la bête de dos ou trois quarts face en silhouette. De cette liberté de représentation du féerique, certains artistes ont su tirer le plus grand profit, s’appropriant un genre, créant un univers dans lequel la fée n’est pas seulement fée par sa baguette, ou l’ogre ogre par sa mine patibulaire. La valeur plastique de leur mise en images comme leur interprétation humoristique, dramatique ou fantastique, sont révélateurs d’un véritable talent de visionnaires.
  

De l’humour en image
Trop souvent ignoré, l’humour présent dans les contes a inspiré de nombreux illustrateurs, à commencer par George Cruikshank (1792-1878). Caricaturiste politique de renom, il est le premier illustrateur anglais des contes de Grimm dont il livre une interprétation facétieuse avec des personnages bouffons aux expressions comiques, saisis en mouvement, dans des décors de grotesques. Héritier de cette veine, Henry Morin (1873-1961) use des mêmes recettes comiques dans l’illustration des contes d’Aulnoy et de Leprince de Beaumont par le biais des physionomies et le choix des scènes mises en image. Avec les illustrations de Félix Lorioux (1872-1964) prévaut un traitement jovial et déluré. Parmi les illustrateurs contemporains perpétuant cette veine, Jean Claverie associe humour et tendresse dans une atmosphère aux tons pastel.
  

   

Des visions dramatiques
A rebours de cette interprétation légère et amusée, Gustave Doré (1832-1883) impose une vision dramatique des contes de Perrault à travers les quarante planches réalisées pour l’édition Hetzel en 1862. Déjà en 1785, Clément Marillier (1740-1808) avait habilement usé de la dramatisation en images dans son illustration du Cabinet des fées où les scènes les plus galantes voisinent avec des scènes troublantes par leur violence, leur climat ou l’étrangeté des êtres représentés. Le style trouve cependant un maître en Gustave Doré. Chez lui, tout concourt à la dramatisation du conte, depuis la mise en scène théâtrale du tableau jusqu’aux moindres détails qui génèrent un réalisme terrifiant. Cet art de la composition dramatique, quoique moins construit, se retrouve dans les illustrations de Bilibine (1876-1942), la couleur et l’ornementation en plus. Dépassant le parti pris décoratif du modern style qui domine les toy-books de son contemporain Walter Crane (1845-1915), Bilibine associe aux contes traditionnels russes et à ceux de Pouchkine une imagerie fantastique qui puise son inspiration dans l’art populaire russe.
  

   

Un univers fantastique
Affleurant chez Doré, prégnant chez Bilibine, le fantastique s’épanouit au début du XXe siècle avec Arthur Rackham, Edmond Dulac et Kay Nielsen. Chef de file de ce trio, Arthur Rackham (1867-1939) fait figure de véritable enchanteur. Inspiré par la veine humoristique, il allie au grotesque de Cruikshank la grâce d’un imagier des fées et gnomes, d’un peintre animalier et d’un amoureux de la nature. Jouant de la transparence des tons sépia, Lisbeth Zwerger apparaît de nos jours comme une héritière de Rackham, particulièrement dans l’illustration qu’elle a donnée de Poucette en 1980. D’une imagination moins prolixe, Edmond Dulac (1882-1953), prête à l’illustration du conte ses talents de coloriste soumis aux influences multiples du préraphaélisme, de l’estampe japonaise et des miniatures orientales. Caractéristiques que partage le Danois Kay Nielsen (1886-1957) dans un style toutefois plus décoratif où percent les qualités d’un décorateur de théâtre avec des paysages très stylisés, voire épurés, des atmosphères obscures et des couleurs froides.
   

   
Evoquons pour terminer le surréalisme de Frédéric Clément, illustrateur de contes de Mme d’Aulnoy, qui nourrit une préférence marquée pour les récits à métamorphoses. Dérangeantes pour certains, ses images glacées donnent à voir un monde hors du temps, désincarné, peuplé de femmes aux coiffures insolites en forme de corolle, vasque de fontaine, luminaire, rapace, crânes mortuaires et aux robes gonflées formant baudruche ou bien banquette.
  

   
Ce bref panorama omet certains noms illustres, tels ceux de Ludwig Richter ou Maurice Sendak. Il n’aspire point à l’exhaustivité mais à dégager quelques registres majeurs de l’illustration du conte de fées dans lesquels se sont distingués de grands imagiers.