Les éditions d'art : 
une révolution iconographique au XIXe siècle 

La lithographie fait entrer l'illustration dans le siècle de l'industrie 
Gustave Doré, un illustrateur visionnaire ?
Arthur Rackham, un maître de la féerie illustrative
   

 

Au XIXe siècle, l'illustration occupe trois pôles :
– l'illustration documentaire, qui montre ce qu'on ne connaît pas : des personnages typés, des animaux ou des paysages exotiques,
– l'illustration commentaire, qui entre en rapport d'explication avec le texte,
– l'illustration artistique qui est regroupée en une suite d'images ou bien disséminée dans le texte.
C'est l'illustration qui fait le prix de l'ouvrage et en fixe la valeur. On passe ainsi de la narration illustrée à la figuration narrative. L'image n'est plus seulement un decorum, elle participe d'un système de mise en regard qui va progressivement changer les rapports au livre, de l'imagerie populaire au livre d'art. Cette mutation est symbolisée par le développement de l'album.
Au XIXe siècle, l'industrialisation touche le domaine de l'édition, avec l'avènement de la gravure sur acier qui permet de réaliser de gros tirages. Mais l'édition reste du domaine de l'artisanat, voire de l'art tout court, avec les différentes techniques d'impression en creux.
En favorisant la rapidité d'exécution et en augmentant le tirage des exemplaires imprimés, la lithographie représente un progrès incontestable, tout en ne permettant pas de combiner la reproduction du texte et de l'image sur une même page, procédé qui reste réservé à la gravure sur bois, à l'exception des ouvrages de luxe, mais dans ce domaine elle entre directement en concurrence avec la gravure sur acier.

  

La lithographie fait entrer l'illustration dans le siècle de l'industrie 
  

   
 

Cette planche composée de deux illustrations appartient à un ensemble de onze images consacrées à l'histoire de Cendrillon : à gauche, la marraine semble tranquillement bavarder avec sa filleule croulant sous le poids d'un immense potiron, alors que sur la gravure de droite, d'un geste décidé, elle le transforme en un magnifique carrosse d'un coup d'épée magique. La lithographie fluidifie littéralement le trait en estompant les contours et en noyant la scène sous un grisé particulièrement harmonieux. Les ombres des personnages se détachent nettement, renforçant davantage le jeu de l'alternance des noirs et blancs entre lesquels s'immiscent toute une variété incommensurable de gris.
On distingue deux types d'impression : l'impression en creux et l'impression en relief. L'impression en creux se fait sur cuivre au moyen de la taille-douce, de la pointe sèche ou de l'eau-forte.

La pointe-sèche :
– au lieu d'un burin, on utilise une pointe qui égratigne le cuivre sans le pénétrer
– les épreuves sont peu nombreuses mais de grande qualité.
L'eau-forte :
– La plaque de cuivre est recouverte d'un vernis,
– Le graveur travaille à la pointe,
– La plaque est plongée dans un bain d'eau-forte, comme on appelait l'acide à l'époque,
– Les surfaces de vernis sont respectées mais les lignes de dessin qui ont été travaillées à la pointe sont attaquées par l'acide. L'eau-forte donne plus d'accent et d'imprévu à l'impression de la gravure.
L'impression en relief est caractérisée par le passage de la gravure sur bois de fil à la gravure sur bois de bout.

Gustave Doré, un illustrateur visionnaire ?
   
Cette révolution de l'illustration au XIXe siècle est incontestablement dominée par Gustave Doré qui va donner à cet art ses lettres de noblesse, même s'il est précédé par d'illustres précurseurs, comme Gavarni Grandville ou Tony Johannot qui adopte en France la technique de bois de bout [sur bois de bout : le bois, débité perpendiculairement au fil (procédé découvert au XVIIIe siècle par Bewick ) est travaillé au burin ( gravure fine )].
   


L'éditeur Hetzel, dès son retour d'exil en 1860, commence une longue collaboration avec Gustave Doré qui verra en particulier la parution des Contes de Perrault en 1862. Hetzel, républicain de 1848, très engagé dans la vie politique et le monde littéraire, s'entoure alors des représentants les plus éminents du monde intellectuel de son époque comme George Sand, Balzac, Jules Verne ou Camille Flammarion.
Gustave Doré qui a tout juste trente ans, a conçu un grand projet, celui d'illustrer les plus grands chefs-d'œuvre de la littérature occidentale. Commençant par L'Enfer de Dante, il en vient tout naturellement aux contes de fées avec la comtesse de Ségur et Charles Perrault. Dessinant directement sur le bloc à l'encre de chine ou au lavis, il renouvelle la gravure sur bois par le bois de teinte, rendant à merveille les diverses nuances et jeux de contrastes. Remarquablement servis par des graveurs de talent comme Adolphe-François Pannemaker ou Héliodore Pisan, les quarante "tableaux" illustrant ce "très grand livre, très cher" se répartissent inégalement : donnant lieu à onze planches, Le Petit Poucet est de loin le conte qui inspire le plus l'artiste. Des disproportions effrayantes, des détails saisissants, la profondeur des forêts fantastiques font de cette œuvre une des interprétations les plus magistrales des Contes de Perrault. Le Petit Chaperon rouge donne lieu quant à lui à trois images qui sont particulièrement intéressantes.
   
 

La première de ces illustrations en pleine page montre la rencontre de la petite fille avec le loup. Celui ci est représenté de dos, sa taille gigantesque dépassant largement celle de la fillette portant sa galette et son petit pot de beurre. Pointant son index tendu dans une direction qui semble évoquer le chemin à suivre pour arriver jusque chez la Mère'grand, la petite fille ne montre aucun signe d'inquiétude face à ce grand loup.
Ses yeux ne reflètent aucun signe d'effroi, bien au contraire, on peut même y lire comme une interrogation face à un secret jalousement gardé par sa mère et sa grand'mère. Le loup peut-il lui apprendre ce qu'on lui cache ? Nulle trace de danger dans cette forêt dont on distingue au premier plan le tronc noueux d'un arbre. Celle-ci est le lieu de la rencontre fortuite, mais aussi du plaisir de la promenade, de la cueillette et du rire. Nous sommes loin ici de la forêt de l'égarement du Petit Poucet traitée en plongée avec ces petits enfants blottis les uns contre les autres, écrasés par la masse de la végétation. Le loup, lui même ici ne fait pas peur : ce n'est qu'un gros chien qui demande son chemin en quête d'un foyer !
  

La seconde illustration montre le petit Chaperon rouge et le loup, couchés dans le même lit, juste avant la dévoration. La petite fille, fascinée et intriguée, semble en même temps révulsée. Alors que tout son comportement hésite entre l'attirance et la répulsion, elle maintient le drap d'un geste pudique sur son épaule droite alors que ses yeux semblent dire au loup le contraire de ce que son geste évoque. L'agressivité de l'animal est manifestée par ses griffes sorties ainsi que par son regard avide. Ayant remplacé son chaperon-béret par un bonnet de nuit en dentelles, les cheveux dénoués, symbolique traditionnellement érotique, l'enfant semble plus mûre que dans la première illustration. L'opposition des regards croisés crée un moment de suspense dramatique qui laisse présager un dénouement brutal. Mais le travestissement du loup peut aussi prêter à sourire, car celui-ci a revêtu le bonnet de nuit enrubanné de la grand'mère et on peut bien sûr se demander pourquoi la petite fille ne le démasque pas. Car n'est-ce pas la grand'mère qui s'est déguisée en loup, pour faire peur à sa petite fille ? N'est-ce pas elle qui se dit conteuse, et se précipite sur l'enfant pour la dévorer (de baisers ?) comme l'indique l'annotation au manuscrit de 1695 : "On prononce ces mots d'une voix forte, pour faire peur à l'enfant comme si le loup l'alloit manger".

Pistes pédagogiques :
Retrouver le passage du texte de Perrault dont il est question ici. Quels éléments du texte sont mis en valeur par la gravure ?
Expliquer le choix des trois illustrations du conte par Doré. En quoi le loup de Doré est-il particulièrement effrayant ? Que faut-il en penser par rapport à la morale de l'histoire ?

 

Arthur Rackham, un maître de la féerie illustrative
   
 

Illustrateur de la féerie par excellence, Arthur Rackham fait des légendes et récits merveilleux son domaine de prédilection. Il met en image Le Petit Chaperon rouge dans la version des frères Grimm pour un recueil qui fut complètement refondu par Charles Guyot. La scène est construite autour d'une diagonale qui par du bonnet de nuit du loup pour aboutir au bas du dos de la fillette en passant par les deux paires d'yeux des protagonistes. On retrouve ici le lourd rideau du lit à baldaquin aux motifs surchargés, tout comme le couvre-lit de la Mère-grand et la jupe de la fillette, très éloignés du modèle campagnard. Cette dernière est revêtue d'une capeline avec capuche entièrement rouge dont l'à-plat contraste fortement avec les arabesques des autres tissus et le blanc des draps qui semblent inviter la fillette . Celle ci hésite, ne sachant finalement quelle attitude adopter. Les deux pieds fermement campés sur le sol, elle repousse de la main gauche la lourde tenture comme pour dévoiler aux regards de tous le loup déguisé. Aucun sentiment de peur ou d'effroi ne semble l'affecter, alors que le loup manifeste quant à lui bien des signes d'agitation et de fébrilité. Arborant le bonnet de nuit de l'aïeule, ainsi que ses lunettes, comme pour accentuer le comique de la situation, la gueule ouverte, sans craindre d'exhiber sa dentition quelque peu effrayante, ses grosses pattes d'ours retenant la couverture jusqu'au menton, c'est lui qui de manière singulière, affiche une pudeur fort peu appropriée. Il est vrai que nous sommes dans la version Grimm, et que celle-ci se termine bien pour l'enfant mais très mal pour le carnassier dans les deux versions collectées : dans un cas un chasseur lui ouvre le ventre et le remplit de pierres ce qui le fait périr d'indigestion. Dans l'autre version, le Petit Chaperon échaudé rencontre un autre loup mais court aussitôt chez sa grand'mère et les deux femmes se débarrassent de l'intrus en le précipitant dans une auge. Nous sommes loin ici de la fin cruelle à la manière de Perrault et il semble bien que l'illustrateur ait choisit délibérément de ne point provoquer l'effroi chez les lecteurs.

Pistes pédagogiques :
En comparant avec les illustrations précédentes, montrer que le choix de la version Grimm impose à l'illustrateur une certaine modération dans le traitement de l'action représentée.
Qui est ici maître du jeu ? Pourquoi le rapport de force est-il finalement défavorable au loup ?
Que penser du travestissement de l'animal ?
Quelle indication peut-on en tirer sur l'impact du merveilleux dans ce conte ?
En comparant avec des versions traditionnelles orales, montrer en quoi cette version des frères Grimm est plus particulièrement destinée aux enfants.