Parcours de l’exposition
par Laure Beaumont-Maillet
Des « Photographes-polygraphes »
La plupart des photographes humanistes partagent la
profession de reporters-illustrateurs ou de « photographes polygraphes
», comme se plaît à les nommer Willy Ronis. Une presse abondante,
née dans l’enthousiasme de la Libération, leur fournit des commandes
dans des domaines très divers. Indépendants (Marcel Bovis, Jean Lattes
ou Lucien Lorelle), organisés au sein d’agence (l’ADEP, Rapho ou Magnum),
ou encore salariés de magazines (Izis pour Paris-Match, Edouard
Boubat pour Réalités ou Jean-Louis Swiners pour Terre
d’Images), ils nourrissent le paysage visuel des Français et
comblent leur soif d’images. Nombre d’entre eux illustrent également
des affiches touristiques, des documents pédagogiques, des calendriers
ou des agendas, en réponse à des commandes du Commissariat au tourisme,
de la Documentation française, de multiples organismes en charge de
la reconstruction du pays, d’associations ou d’entreprises privées
et publiques. En marge de ces productions, ils mènent des projets
éditoriaux personnels ou collectifs à leur initiative ou à celle d’éditeurs
et de directeurs artistiques français et suisses, au rôle déterminant
(Robert Delpire, Romeo Martinez, Albert Mermoud et Albert Plécy).
L’édition constitue la part la plus valorisante de leur œuvre, à une
époque où en dehors des manifestations du Groupe des XV et des
Salons nationaux, les expositions sont rares.
Notons enfin que la synergie entre commande et création est constitutive
de leur œuvre : ils enrichissent de tirages personnels leurs photothèques
professionnelles et s’inspirent de l’approche documentaire du reportage
d’illustration dans la représentation sans fard de leurs propres découvertes.
Paris des rêves, France aux visages
Dans la France d’après-guerre, ruinée et divisée,
les photographes humanistes contribuent à produire une iconographie
nationale teintée à la fois de nostalgie et d’optimisme.
Saisissant dans leur quotidien « les Parisiens tels qu’ils
sont » et une France dont ils chantent l’art de vivre,
ils donnent à voir les archétypes sociaux français.
Deux grandes institutions commanditaires d’images, le commissariat
général au Tourisme et la Documentation française,
sollicitent ces photographes pour la promotion des particularismes nationaux
et la présentation didactique de la géographie, de l’économie
ou des forces vives du pays. En parallèle, de grands éditeurs
tels qu’Arthaud ou Seghers relaient cette quête d’identité
nationale d’après l’Occupation par des ouvrages où
la France cherche à se définir entre tradition et modernité.
En dehors du petit peuple coutumier des rues parisiennes dont les figures
pittoresques et vivantes inspirent les illustrateurs autant que les
poètes, des aspects inédits et moins riants de la société
d’après-guerre retiennent l’attention et l’empathie
de photographes tel que Doisneau, qui, contre l’avis de tous,
décide de consacrer un ouvrage à la banlieue de Paris
et à ses mutations. Enfin, si la France continue d’inspirer,
par sa traditionnelle douceur de vivre, l’enchantement sincère
de photographes français et étrangers, il arrive que la
publicité ou la mode s’emparent avec esprit et efficacité
du vocabulaire pittoresque véhiculé par le courant humaniste
pour promouvoir les caractéristiques authentiques de leurs produits.
« Un miroir fraternel »
De nombreux photographes humanistes affirment leur engagement idéologique
(aux côtés des communistes, des chrétiens) ou leur
espérance en l’homme et leur solidarité active envers
les plus démunis. Beaucoup partagent les luttes des ouvriers,
donnent écho aux revendications des mal-logés, relayent
des actions caritatives (Croix rouge, Emmaüs). Attentifs au présent,
ils donnent à voir la modernisation et les progrès touchant
le monde du travail, de la vie quotidienne des villes et des villages.
Participant à des campagnes publiques pour le bien-être
de tous et le développement des individus (hygiène, pédagogies
nouvelles, lecture publique), ils affirment, en dépit des horreurs
de la guerre, leur espoir en une société plus juste et
en de meilleurs lendemains.
Cette force d’engagement des photographes humanistes est gommée
par des livres valorisant la nostalgie du temps passé et minimisant
la dénonciation d’une misère endémique.
Seule prévaut une vision anecdotique « so french »
dont la presse étrangère est friande et où les
critiques voient la négation naïve de toute réalité
géopolitique et sociale.
Ces engagements conduisent pourtant certains photographes, en pleine
guerre froide puis dans la tourmente des guerres coloniales, à
renoncer à de prestigieux clients, voire à la reconnaissance
de leur travail longtemps maintenu dans l’oubli.
C’est aujourd’hui tout un pan de leur œuvre que l’on
redécouvre : ce « miroir fraternel » que, selon
Claude Roy, ils présentent à leurs contemporains, avec
toujours, en arrière-plan, un optimisme résolu et un
attachement fort aux valeurs de partage, de solidarité et de
communion entre les hommes.
« L’infiniment humain »
« C’est l’humanité qui m’intéresse,
c’est la pulpe ». À l’instar d’Henri
Cartier-Bresson, les photographes humanistes n’ont de cesse selon
Soupault de « donner à voir (…) l’infiniment
humain », en saisissant dans le quotidien de la rue les figures
d’une humanité authentique et sincère : hommes simples,
travailleurs et leurs familles issus des classes modestes, enfants riches
de leur seules innocence et spontanéité, ou couples d’amants
rendus meilleurs par la force de leurs sentiments. C’est, d’après
Boubat, un véritable « comportement visuel amoureux » que ces photographes adoptent sur leurs semblables dont ils
cherchent à éclairer la face bonne, noble et vraie.
Elargissant ce regard à d’autres horizons, certains photographes
importent aussi la vision d’hommes et de femmes du monde entier
et véhiculé, à travers livres et presse, l’idée
d’une universalité des qualités et des valeurs humaines.
« Correspondant[s] de paix » aux yeux de Prévert,
ils adhèrent aux idéaux et aux espoirs d’une époque
: celle de la mise en place d’institutions internationales pour
la diplomatie et le développement (l’ONU et l’Unesco),
celle surtout de l’exposition « The Family of man »
qui, dans son souhait d’expliquer l’Homme aux hommes a pour
ambition de créer des conditions d’échanges et de
paix durable entre les peuples.
Loin de la mièvrerie simpliste qu’on lui prête volontiers,
cette vision – après les horreurs de la guerre et dans
les menaces nouvelles de déchirements internationaux –
est une résolution affichée à garder foi en un
genre humain uni, bon et perfectible.
« L’imaginaire d’après nature »
De la réalité quotidienne et apparemment banale dont ils
nourrissent leur œuvre, les photographes humanistes font resurgir
ce que Cartier-Bresson appelle un « imaginaire d’après
nature » : à travers leur objectif, la vie de tous les
jours devient tout à tour théâtrale, merveilleuse
ou poétique.
Attentifs comme Doisneau au « spectacle permanent et gratuit de
la vie quotidienne », ils transforment les anonymes de la rue
en acteurs naturels de la comédie humaine, les changent en figures
comiques, fantastiques ou oniriques.
Attachés au théâtre du monde, ils n’en partagent
pas moins une prédilection pour le monde du cirque et des forains
qui, à leur instar, font du réel matière à
rêves.
Sensibles à ce qui, au quotidien, est porteur d’enchantement
ou de mystère, ils affectionnent les atmosphères brumeuses,
les lieux empreints de connotations poétiques, les figures mélancoliques
ou songeuses, et retrouvent, dans leur quête d’imaginaire
et de merveilleux, des thématiques chères aux autres arts
(chansons, cinéma et littérature).
Au-delà, la présence de figures humaines fait basculer
de simples paysages dans le registre poétique de la contemplation
et le personnage de dos, tant prôné par Boubat, imprègne
de sa rêverie la réalité qui l’entoure.
Ces images, porteuses de rêve ou de fiction, doivent leur force
évocatrice à une indéniable sensibilité
formelle (à la lumière ou à la composition) que
ces photographes – souvent graphistes ou peintres de formation
– ont déniée tel Izis, dans leur recherche sincère
de la « bonne photo simple ».