" Nous avons également
des maisons consacrées aux erreurs des sens ; là, nous produisons de prodigieux
tours de passe-passe, de trompeuses apparitions de fantômes, des impostures et des
illusions, et nous en montrons le caractère fallacieux. Vous naurez certainement
pas de peine à croire que nous, qui possédons tant de choses merveilleuses qui sont
pourtant tout à fait naturelles, nous serions capables, dans un grand nombre de
circonstances, de tromper les sens, si seulement nous voulions maquiller lesdites choses
en travaillant à les faire paraître plus miraculeuses quelles ne sont. Mais nous
détestons toute tromperie et tout mensonge, à un point tel que nous avons sévèrement
interdit à tous nos confrères, sous peine de déshonneur et damendes, de
présenter, enjolivé ou rendu plus imposant quil nest, quelque phénomène
naturel que ce soit. Ils doivent au contraire présenter les choses telles quelles, sans
adultération, sans leur prêter en rien une allure usurpée de prodige. " Telles sont, mon fils, les
richesses de la Maison de Salomon.
" Voyons maintenant quels
sont les divers emplois et charges des membres de notre Société. Nous avons douze
collègues qui voyagent à létranger et qui nous rapportent des livres, des
échantillons et des exemples dexpériences de toutes les régions du monde, ceci en
se faisant passer pour des gens dautres nationalités, puisque nous cachons la
nôtre. Nous les appelons les Marchands de Lumière.
" Nous en avons trois qui
rassemblent les expériences quon peut trouver dans tous les livres. Nous les
appelons les Pilleurs.
" Nous en avons trois qui
rassemblent toutes les expériences touchant aux arts mécaniques, aux sciences libérales
et aux procédés qui ne sont pas constitués en arts. Nous les appelons les Artisans.
" Nous en avons trois qui
essaient de nouvelles expériences, selon ce quils jugent bon eux-mêmes. Nous les
appelons les Mineurs.
" Nous en avons trois qui
arrangent dans des rubriques et des tables les expériences des quatre premiers groupes,
afin de mieux nous éclairer sur la façon de tirer de tout cela des remarques et des
axiomes. Nous les appelons les Compilateurs.
" Nous en avons trois qui
sappliquent à examiner les expériences des autres, et cherchent la façon
den retirer des choses utiles et applicables à la conduite de la vie ;
den tirer des connaissances susceptibles de servir dans des travaux et diverses
opérations, mais aussi dans la mise en évidence des causes ; den tirer encore
des procédés de prédiction naturelle et des moyens clairs et faciles pour découvrir
quelles sont les propriétés et les parties cachées des corps. Nous les appelons les
Donateurs ou Bienfaiteurs.
" Puis, après que notre
Société en son entier sest consultée dans diverses réunions consacrées à
lexamen des travaux précédents et des collections dexpériences quils
ont permis de rassembler, trois membres de cette Société sont chargés de proposer de
nouvelles expériences, qui, étant éclairantes à un niveau plus élevé, permettent
dentrer plus avant dans les secrets de la Nature. Nous les appelons les Flambeaux.
" Nous en avons trois
autres qui exécutent les expériences commandées par les précédents, puis qui en font
un compte rendu. Nous les appelons les Greffeurs.
" Enfin, nous en avons
trois qui portent plus haut les découvertes que les expériences précédentes ont permis
de faire en les transformant en remarques, axiomes et aphorismes dun niveau plus
élevé. Ceux-là, nous les appelons les Interprètes de la Nature.
" Nous avons aussi, vous
imaginez bien, des novices et des apprentis, afin que le remplacement des hommes qui se
consacrent à ces recherches soit toujours assuré ; sans parler dun grand
nombre de serviteurs et de domestiques, hommes et femmes. Et nous faisons aussi
ceci : nous tenons des consultations pour décider quelles sont, parmi les inventions
et les expériences que nous avons faites, celles qui seront rendues publiques et celles
qui ne le seront pas ; et nous sommes tous astreints à un serment par lequel nous
jurons le silence, de sorte que les choses qui doivent, à notre avis, être tenues
secrètes restent bien celées bien quils nous arrive parfois de révéler à
lEtat certaines de celles-ci, mais non toutes.
" Voici maintenant quels
sont nos rites et nos cérémonies : nous avons deux galeries, très longues et très
belles. Dans lune, nous exposons toutes sortes de modèles et déchantillons,
des inventions particulièrement rares et de grande importance. Dans lautre, nous
exposons les statues des plus insignes inventeurs. Là, on voit la statue de votre
Christophe Colomb, qui découvrit les Indes Occidentales ; celle de l'homme qui
inventa les bateaux; celle de ce moine de chez vous qui inventa la poudre à canon et
lartillerie ; celle de linventeur de la musique, linventeur de
lécriture, celui de limprimerie, celui auquel nous devons les relevés en
astronomie, linventeur du travail des métaux, du verre, de lexploitation du
ver à soie, du vin, du blé et du pain, linventeur des sucres, notre connaissance
de tous ces inventeurs sappuyant dailleurs sur une tradition plus sûre que la
vôtre. On y voit ensuite des statues de divers de nos compatriotes, auteurs
dinventions excellentes ; mais, puisque vous ne les avez pas vues, il serait
trop long de vous les décrire, et de plus vous risqueriez fort de vous en faire une idée
erronée en vous efforçant dentendre ces descriptions. Ainsi donc, pour chaque
invention présentant quelque valeur, nous érigeons une statue à l'inventeur, et nous le
comblons dhonneurs et de largesses. Certaines de ces statues sont faites de bronze,
dautres de marbre et de jaspe, dautres encore de cèdre ou dautres bois
précieux, rehaussés dor et dornements divers, dautres enfin de fer,
dargent ou dor.
" Nous avons certains
hymnes et offices religieux par lesquels quotidiennement nous louons Dieu et lui rendons
grâces pour ses uvres admirables, et nous avons aussi des textes de prières
destinées à implorer son secours et sa bénédiction, afin quil répande la
lumière sur nos travaux et fasse que nous les employions toujours à des fins bonnes et
saintes.
" Enfin, nous faisons des
tournées dans les principales villes du royaume. Au cours de ces visites, quand
loccasion sen présente, et quand nous le jugeons bon, nous rendons publique
telle ou telle nouvelle invention utile. Nous leur annonçons aussi, par des procédés de
prédiction naturelle, les maladies, épidémies, invasions danimaux nuisibles,
disettes, tempêtes, tremblements de terre, vastes inondations, comètes, ainsi que les
températures de lannée et diverses autres choses. Après quoi, nous conseillons
les habitants sur les mesures à prendre pour prévenir ces événements ou y remédier.
Quand il eut dit cela, il se leva.
Moi, comme on me lavait prescrit, je magenouillai. Il posa sa main droite sur
ma tête et dit :
" Que Dieu te bénisse,
mon fils, et quil bénisse le récit que je viens de faire. Je taccorde la
permission de le faire connaître pour le plus grand bien des autres nations : nous,
ici, nous sommes dans le sein de Dieu, une terre inconnue du reste du monde. "
Là-dessus, il me quitta, non sans
mavoir octroyé, en cadeau, pour mes compagnons et moi, une somme denviron
deux mille ducats. Ils prodiguent ainsi, chaque fois quils en ont loccasion,
de grandes largesses.
Bacon (Francis), La
Nouvelle Atlantide
1627 : fin de la description de la Maison de Salomon (maisons consacrées aux erreurs des
sens, emplois et charges des membres de la Société, rites et cérémonies).
Traduction par Michèle Le Doeuff et Margaret Llasera (Garnier Flammarion, 1995) |