De la
nature du pays de Potuan et du caractère de ses habitants
La principauté du Potu nest pas
bien grande, puisquelle ne fait quune petite partie du globe où elle est
placée. Tout ce globe sappelle Nazar ; il a à peine deux cent milles
dAllemagne en circuit et on peut commodément le parcourir sans aucun guide car on
ny parle partout quune seule et même langue, quoique les Potuans soient fort
différents des autres peuples de ce globe dans les affaires publiques, et en tout ce qui
regarde le gouvernement, aussi bien que dans les murs et les coutumes. Ils sont par
rapport aux autres peuples de Nazar ce que les Européens sont à légard des
nations de notre monde, cest-à-dire quils les surpassent tous en prudence et
en sagesse. Tous les chemins du pays de Potu sont distingués par des pierres placées à
la distance dun mille les unes des autres. Ces pierres ont des espèces de bras ou
dautres figures sur lesquelles on lit le chemin quil faut tenir pour aller à
telle ville ou village que lon veut. Toute la principauté est remplie de bourgs,
villages et cités. Ce que je trouve de plus étonnant, cest que je viens de
remarquer que, nonobstant la diversité de murs, de coutumes et de génie, les
habitants de ce globe saccordent dans le langage, et parlent tous le même. Cela
surprend agréablement un voyageur, et le ravit, pour ainsi dire, en extase.Le pays est entrecoupé de rivières et de
canaux, sur lesquels on voit voguer des bateaux à rames qui fendent les ondes, non à
force de bras comme chez nous, mais par des ressorts qui les font agir à la manière des
automates, et qui font aller la barque comme par une espèce de vertu magique, car il
nest pas possible, à moins quon ait des yeux dArgus et une
pénétration surnaturelle, de découvrir le nud de cet artifice, tant ces arbres
sont ingénieux et subtils dans leurs inventions.
Le mouvement de ce globe est triple
comme celui de notre terre, de sorte quon y distingue les temps tout de même que
chez nous, par les jours, les nuits, les étés, les hivers, les printemps et les
automnes. Les lieux situés sous les pôles sont plus froids que ceux qui en sont plus
éloignés. Pour ce qui regarde la clarté, il y a peu de différence entre les nuits et
les jours pour les raisons que jen ai données ci-dessus. Et lon peut même
assurer que les nuits y sont plus agréables ; car il nest pas possible de rien
imaginer de plus resplendissant que cette lumière du soleil qui est réfléchie et
réverbérée par lhémisphère où, le firmament compacte, et renvoyée sur la
planète où elle se répand au long et au large, comme si une lune dune grandeur
immense luisait continuellement autour delle.
Les habitants consistent en arbres
de diverses espèces, comme chênes, tilleuls, peupliers, palmiers, buissons, etc.,
doù les seize mois de lannée reçoivent leurs différents noms.
Lannée souterraine contient seize mois ; cest lespace de temps que
la planète de Nazar est à faire sa révolution. Elle recommence son cours au bout de cet
intervalle ; mais, comme le jour de ce recommencement nest pas fixe, à cause
du mouvement irrégulier de la planète, qui varie comme celui de notre lune, messieurs
les faiseurs dalmanachs se trouvent souvent hors de gamme dans leurs calculs. Les
différentes époques reçoivent leurs noms des principaux événements. Le plus
remarquable est lapparition dune comète qui se fit voir il y a trois mille
ans, et qui causa, dit-on, un déluge universel qui submergea toute lespèce
arborienne, aussi bien que toutes les autres créatures vivantes. Il y eut pourtant
quelques individus qui, sétant sauvés sur le sommet des montagnes, échappèrent
à la fureur des flots. Cest de ces arbres échappés que descendent ceux qui
habitent aujourdhui cette planète. La terre y produit des herbes, des légumes, et
presque les mêmes sortes de fruits que nous avons en Europe ; mais on ny voit
point davoine ; aussi, ny est-elle pas nécessaire, puisquil
ny a pas de chevaux. Les mers et les lacs fournissent des poissons exquis et ornent
le pays de plusieurs rivages agréables, sur lesquels on voit des villes et des villages.
La boisson ordinaire des habitants est faite du suc de certaines herbes qui sont toujours
vertes, dans quelques saisons que ce soit. Ceux qui vendent cette boisson sont nommés
vulgairement ninhalpi, herbicocteurs. Le nombre en est fixé dans chaque ville, et
ils ont seuls le privilège de cuire ou distiller ces herbes. Ceux qui font ce métier ne
peuvent exercer aucune autre profession, ni faire aucune autre espèce de commerce que ce
soit. En revanche, il est expressément défendu à toutes les personnes qui ont des
emplois publics, ou qui ont des pensions de la cour, de singérer dans ce négoce,
par la raison que ces personnes, à la faveur du crédit quelles ont acquis dans
leur charge, attireraient tous les acheteurs à elles, et donneraient la boisson à
meilleur prix à cause des autres émoluments dont elles jouissent. Et cest là un
inconvénient qui narrive que trop dans notre monde où lon voit des officiers
et des ministres négocier, trafiquer et senrichir en peu de temps par ces indignes
monopoles, pendant quils causent la ruine des ouvriers et des marchands.
Le nombre des habitants
saccroît merveilleusement chaque jour, grâce à un certain édit connu sous le nom
de loi en faveur de la propagation. En vertu de cette loi, les bienfaits et les immunités
augmentent ou diminuent, selon le nombre denfants quon a engendrés. Quiconque
est père de six enfants est exempt de tout tribut ordinaire et extraordinaire :car,
dans ce pays-là, on croit que rien nest plus avantageux à létat que la
vertu politique des mâles et la fécondité des femmes ; en cela on pense bien
différemment de la manière dont on pense dans notre pays, où lon impose un tribut
sur chaque enfant comme sur la chose du monde la plus inutile et la plus pernicieuse.
Personne dans cette région-là, ne peut exercer deux charges à la fois, car les Potuans
ont pour maxime que la moindre occupation demande une personne toute entière. Sur quoi je
remarquerai, avec la permission de messieurs les habitants de notre globe, que les charges
sont beaucoup mieux administrées chez cette nation que parmi nous ; et la coutume de
ne pas exercer deux emplois dans le même temps est si sacrée quun médecin
nose point sétendre ni singérer dans toutes les parties de la
médecine, mais est obligé de sen tenir à un certain genre de maladie ; un
musicien a un seul instrument ; et, enfin, il nen va pas là comme dans notre
globe, où la pluralité des fonctions énerve les forces des hommes, augmente leur
mauvaise humeur, fait négliger les emplois, et est cause que nous ne sommes nulle part,
parce que nous voulons être partout. De là vient quun médecin élevé à la
dignité de ministre, voulant guérir les maladies des particuliers et celles de
lEtat, aigrit les unes et les autres ; et si un musicien veut jouer du luth, et
faire le magistrat en même temps, on ne peut attendre de lui que des dissonances.
Insensés que nous sommes ! nous admirons des gens qui ont laudace de vouloir
exercer plusieurs emplois à la fois, de singérer des plus importantes affaires et
qui se croient propres à tout. Nous ne voyons pas que ce nest là que leffet
dun téméraire orgueil qui aveugle ces gens-là sur leur faiblesse : car,
sils connaissaient bien tout le poids des affaires et la petitesse de leurs propres
forces, ils refuseraient les fasceaux et trembleraient au seul nom de magistrature. Chez
les Potuans, personne nentreprend rien au-delà de ses talents. Il me souvient, à
ce propos, davoir oui discourir sur cette matière un illustre philosophe nommé
Rakbafi, lequel disait que chacun connaissait son propre génie, quil juge
sévèrement de ses vices et de ses vertus de peur que les comédiens ne paraissent plus
avisés que nous, car ils choisissent toujours les pièces qui sont le plus à leur
portée, et non pas celles qui sont les meilleures. Quoi donc ! un baladin saura sur
le théâtre,faire un discernement que le sage ne saura pas faire dans la vie ?
Les Potuans ne sont pas distingués
en patriciens et en plébéiens, ou en nobles et en roturiers. Cette distinction avait
bien lieu autrefois parmi eux, mais les princes ayant remarqué que cela était une source
de discordes et de divisions, abolirent toutes les prérogatives attachées à la
naissance et voulurent quon nestimât plus que la vertu ,et que lon
neût plus égard quà elle. Si la naissance, donne quelque privilège
aujourdhui, ce nest quà cause de la quantité des branches que
lon apporte en venant au monde car lon est estimé plus ou moins noble à
proportion de ce que lon a de branches ;par où lon est rendu plus ou
moins propre au travail des mains. Quant au génie et aux murs de la nation,
jen ai déjà parlé plus haut. Jy renvoie le lecteur et je termine ce
chapitre pour passer à dautres choses.
Ludvig Holberg, Le
monde souterrain de Nicolas Klim
1re édition en 1741 Amsterdam ; Paris [s. n.], 1788
Traduit du latin par M. de Mauvillon
" La justice des arbres " (p. 23/30)
Chapitre V, " De la nature du pays de Potuan et du caractère de ses
habitants ",( p. 72/79)
Copenhague et Leipzig, J. Preus. Gallica |