Un Meeting officiel dans les caves de l'Opéra

C'était, certes, un cortège étrange que celui que nous composions, à travers les vestibules et les escaliers de l'Opéra. Sous la conduite de M. Malherbe, bibliothécaire de la maison, nous suivions les méandres du monument. L'un de nous portait une lanterne sourde, d'autres des chaises et des fauteuils sur leur tête, quelques-uns des appareils photographiques.
A la lueur incertaine de la bougie, nos ombres dansaient sur le mur en horde fantastique. Nous tâtonnions du pied, nous rasions les murs emportant beaucoup de poussière avec nos vêtements. Ainsi, de la bibliothèque aux caves immenses de l'Académie nationale de musique et de chant, nous avons déambulé comme les personnages d'un drame très noir.
Dans les caves, où s'enchevêtrent les voies, entre les lourds piliers de pierre, nous gagnons un réduit et nous voilà devant un petit caveau tout neuf, meublé de casiers de fer, qui a l'air de vouloir accueillir des fruits ou des bouteilles. Mais ce ne sont point des vivres qui doivent y prendre place. Non ! Ce sont des voix humaines, les plus belles, les plus fortes, les plus pures, les plus célèbres qui vont y être enfermées durant cent ans, pour se réveiller dans un siècle comme la Belle au Bois Dormant chez la Grande Sarah.
Sur la porte du caveau de brique et de fer, nous lisons, gravés sur une plaque de cuivre, ces mots énigmatiques :
DON ALFRED CLARK
28 juin 1907
DISQUES DE GRAMOPHONE

Une cérémonie aux lanternes

Cependant, un certain nombre de personnes nous ont précédés sous ces voûtes étranges. Elles sont groupées autour de trois tables qui supportent des disques de verre superposés, des marmites en cuivre et un magnifique gramophone. Les chaises et fauteuils apportés sont rangés, face à l'entrée du caveau. Les photographes mettent leurs appareils en batterie.
Que va-t-il se passer ?
Mais, un gros monsieur jovial et très chauve apparaît. C'est M. Bernheim, commissaire du gouvernement auprès des théâtres subventionnés. On l'entoure, on le salue. Voici venir aussitôt deux autres personnages officiels, les chefs de cabinet de MM. Briand et Dujardin-Beaumetz, représentant leurs ministres. Puis, voilà M. Boyer, secrétaire général de l'Opéra ; M. P. B. Gheusi, souriant et serré dans un petit veston ; enfin, M. Gaillard, tout heureux dans son gilet aux reflets rouges.
On va commencer. Ces messieurs prennent place hiérarchiquement.
M. Malherbe seul, est resté devant le caveau mystérieux. Il déploie un papier et nous conte une fort curieuse anecdote, la fantaisie pittoresque et très louable d'un industriel américain, M. Clark, ici présent.
 

Pour nos petits neveux

M. Clark a voulu que les générations futures puissent juger de la perfection de ses appareils et apprécier les applications d'une merveilleuse invention. Cependant, sa préoccupation fut aussi très artistique ; car il rêva de conserver pour nos descendants les voix célèbres de nos grands chanteurs et de nos cantatrices. Ces voix, elles sont ici emprisonnées sur ces disques. Ceux-ci vont être, tout à l'heure, enfermés dans les murailles en cuivre où le vide sera fait, et qui seront scellées. Le tout sera déposé dans le caveau et dormira là durant cent ans. Auprès des disques, le gramophone perfectionné sera installé confortablement ; mais, pour celui-ci, M. Clark se réserve de le faire remplace au fur et à mesure des perfectionnements nouveaux. Enfin, à ces appareils est joint un parchemin donnant toutes les indications nécessaires, aux personnes qui feront l'exhumation, dans un siècle, pour qu'elles puissent, au besoin, réparer ceux-ci et les manœuvrer sans hésitation. Sur ce parchemin, toutes les personnes présentes à la cérémonie sont invitées à déposer leur signature.
Qui se refuserait un siècle d'immortalité ?
A M. Malherbe succède M. Bernheim, qui remercie M. Clark de son idée ingénieuse. Il imagine le ravissement de ceux de nos descendants qui pourront écouter les voix qui nous auront charmés et dont les échos ne seront pas éteints à jamais, grâce à la science. Il ne faut pas, en effet, oublier la science et les savants en cette affaire !  

Le Chant du Cygne

Dans un siècle, la Patti, Mmes Calvé, Mérentié, Lindsay, Melba ; Tamagno, Caruso, Noté, Renaud, Dufranne, Affre chanteront de la même voix vibrante : Romeo et Juliette, Ariane, Faust, Le Trouvère, Hamlet, La Favorite, Le Chalet, Le Barbier de Séville, Thaïs, Si j'étais Roi, Samson et Dalila, etc., car tous ces airs interprétés par ces chanteurs illustres seront cachés dans ce caveau.
Le jeu magistral de Kubelik ou de Pugno, eux-mêmes, pourra être apprécié également.
Cependant, avant que la chimie ne soit appelée à l'aide pour sceller tout à fait les voix de cristal dans leurs marmites, le gramophone est invité à se faire entendre, et l'âme de Tamagno se réveille en un brillant morceau.
C'est vraiment le chant du cygne.  

Le Coup du Photographe

Poum !
A peine le chanteur disparu a-t-il achevé sa tirade que l'air s'embrase. Une lueur enveloppe, une seconde, l'assistance… Le photographe, lui aussi, veut faire entrer cette scène pittoresque dans l'immortalité. La fumée se promène en lourds nuages le long des voûtes et une âcre odeur de magnésium nous prend à la gorge.
La partie officielle est terminée et l'on procède à la mise en bière des disques de la Belle au Bois Dormant.
Qui sait, ces voix dans un siècle feront, peut-être, elles aussi, des amoureux !

« A l'Opéra / Un enterrement dans les souterrains / Un gramophone qui sera historique. – Un Meeting officiel dans les caves de l'Opéra. – Scène fantastique. – La mise en bière des disques. », dans le Messidor, Paris, t. 1, n° 329, jeudi 26 décembre 1907, p. 1, col. d-e
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