Il est intéressant de revenir, en reproduisant les discours
ci-dessous, sur la très originale cérémonie qui
eut lieu récemment à l'Opéra, grâce à la
générosité de M. Alfred Clark, directeur de la
C
ie française du Gramophone. Jusqu'ici, on ne conservait dans
un musée consacré aux musiciens et aux artistes du chant
que des choses muettes, sans vie, ou
à côté :
un bâton de chef d'orchestre, un accessoire de costume, des portraits
et des autographes, etc. Désormais c'est la voix elle-même
des chanteurs et des cantatrices célèbres qu'on est assuré de
conserver. On voit combien se réjouiront plus tard ceux qui étudieront
l'histoire de notre temps !
Voici le discours prononcé par M. Malherbe au moment de cette précieuse
acquisition :
C'est une cérémonie d'un caractère étrange
qui nous rassemble aujourd'hui dans les profondeurs de l'Opéra.
Vous en pouvez constater, d'un premier coup d'œil, l'originalité ;
j'espère, au prix de quelques explications, vous en démontrer
l'utilité.
Sous ces voûtes habituellement obscures et silencieuses, dans
ces vastes souterrains qui forment les assisses d'un palais, et que
l'on pourrait prendre pour les hypogées d'un temple antique,
nous avons l'air de procéder, en attendant les formules cabalistiques, à quelques
funérailles mystérieuses, ou bien de préparer,
loin des regards indiscrets, la trame d'un noir complot. Or, cette
apparence se rapproche un peu de la réalité. Oui, nous
allons enfouir ici, non pas un être qui a cessé de vivre,
mais une chose qui parle, et qui parlera longtemps encore après
que se tairont tous ceux qui l'ont fait parler.
Et c'est bien une conspiration à laquelle nous nous trouvons
ainsi mêlés, une conspiration de la science au profit
de l'art en général et de la musique en particulier.
Vous connaissez tous cette invention récente et merveilleuse
qui consiste à capter, pour ainsi dire, le son, à fixer
par des moyens mécaniques la voix humaine, à l'enregistrer, à en
permettre, à de multiples exemplaires, la reproduction et la
transmission : démenti fameux donné au vers classique
:
Verba volant. Non, les paroles ne s'envolent plus, on
peut les recueillir et les garder comme les écrits. Le principe
initial fut, comme il arrive souvent pour les grandes découvertes,
trouvé et étudié presque à la même époque
sous des cieux différents ; la France eut sa part dans cette
glorieuse conquête, et le prodige s'est réalisé,
prodige tel, qu'en des temps lointains où la science n'avait
pas le droit de faire des miracles sans passer pour diabolique, l'inventeur
aurait expié dans les flammes la hardiesse de son génie.
Toutefois la critique ne manqua pas, au début, de se mêler à l'admiration.
La perfection n'avait pu être atteinte du premier coup, et certains
défauts, parfois pénibles pour l'auditeur, le laissaient
indifférent ou même hostile. Un déplorable nasillement
altérait le timbre vocal, et cette déformation relevait
de la caricature : Polichinelle semblait parler pour tout le monde.
On put craindre un instant que la machine parlante demeurât un
objet de curiosité, propre à intéresser les savants
et à divertir les enfants, mais non à rendre de réels
services. Le travail a dissipé les doutes, en amenant le progrès.
On a marché, et dix années de cette marche ont permis
de parcourir un long chemin vers l'idéal ; sans l'atteindre
encore, on l'entrevoit déjà ; peu à peu les défauts
s'atténuent et disparaissent, une à une les qualités
se développent et grandissent, simplicité de mécanisme,
résonance de l'appareil, formes des plaques, variété des
enregistrations, tout a été, et est chaque jour, l'objet
d'une étude qui porte ses fruits. On ne risque plus de compromettre
la beauté d'une pièce musicale par l'insuffisance ou
les défectuosités de son interprétation, et les
artistes les plus renommés peuvent soumettre leur organe à l'épreuve
délicate de cette matière sonore, sans craindre qu'elle
les trompe et que ce
traduttore devienne un
traditore.
Les choses en étaient à ce point lorsque je reçus
la visite d'un personnage que, malgré les exigences de sa modestie,
je devrai tout à l'heure vous nommer. Chez cet étranger,
depuis longtemps acclimaté parmi nous, se retrouvent les qualités
de la race saxonne dont le sang coule dans ses veines : hardiesse de
conception, énergie de réalisation. Anglais et Américains,
ceux-là vont droit au but et sèment pour recueillir :
parler peu, mais beaucoup agir est leur règle de conduite ;
leur volonté sait dompter la fortune. Voici donc, ou à peu
près, ce qui me fut dit : « Croyez-vous qu'il y
aurait pour nous intérêt à savoir d'une manière
précise comment Molière récitait ses comédies,
comment Talma déclamait les vers de Corneille ou de Racine,
comment Mozart exécutait une de ses sonates, comment Sophie
Arnould chantait un air de Rameau ou de Gluck ? Oui, n'est-ce pas
? Eh bien, ce que nos ascendants n'ont pu faire pour nous, nos pouvons
le faire pour nos descendants. Nous pouvons enregistrer une collection
de pièces instrumentales et vocales figurant au répertoire
de l'Opéra, par exemple, et les transmettre de telle manière
que les Français de XXI
e siècle
connaissent exactement dans quel mouvement le chef d'orchestre faisait
prendre ce morceau-ci, et avec quelle expression le chanteur interprétait
ce morceau-là.
Je vais vous remettre un appareil et des disques ; nous les enfermerons
dans une boîte scellée dont la clef restera dans vos archives,
et qu'on ouvrira dans cent ans ; donnez-moi la place nécessaire
; et je me charge du reste.
All right ? »
Vous pouvez croire que j'accueillis avec empressement une telle proposition
; je la transmis aussitôt à M. le sous-secrétaire
d'Etat aux Beaux-Arts, M. Dujardin-Beaumetz, qui, non moins enthousiasmé,
me donna toute facilité pour en poursuivre l'exécution,
et l'on se mit à l'œuvre. Quelle œuvre ? direz-vous.
Est-il donc si malaisé de placer des disques dans une boîte,
et cette boîte dans un lieu sûr ? Oui, certes, car, pratiquée
avec cette simplicité primitive, l'opération courait
grandement le risque d'aller à l'encontre du but. Nos successeurs, à l'époque
convenue, auraient ouvert le fameux colis, et n'y trouvant peut-être
qu'une poussière informe, se seraient demandé quel genre
de plaisanterie leur était faite. Tout, ici-bas, en effet, est
soumis à l'action du temps et voué à la destruction,
hommes et choses. Comment donc échapper à ce danger certain
? Comment protéger cette fatale échéance ?
Heureusement la science veillait, la science, représentée
par un chimiste distingué, M. Bardy, qui, s'attaquant au problème,
a su le résoudre. Tout a été examiné dans
les plus infimes détails, tout a été combiné en
vue du résultat favorable. Ce qu'il s'agit de conserver le sera,
n'en doutez pas, à moins d'un cataclysme imprévu ou d'une
destruction volontaire.
Je ne vous dirai point toutes les précautions que la prudence
a rendues nécessaires ; il nous manquerait, à moi la
compétence pour en parler, à vous la patience pour m'écouter.
Cependant, il vous intéressera de savoir que les disques sont
disposés de manière à ne pas être en contact
immédiat les uns avec les autres ; le poids résultant
de la superposition aurait pu avec le temps altérer la fine
gravure qui représente ce que j'appellerai le tracé sonore,
et compromettre ainsi l'exécution future. De plus, entre ces
plaques isolées, il fallait empêcher l'introduction de
l'air. L'air est l'ami de tout ce qui respire, il est l'ennemi de tout
ce qui ne vit pas, il est le grand destructeur par excellence, si subtil
qu'il se glisse en les coins les plus étroits, si obstiné qu'on
a beau le chasser par la porte : il trouve toujours le moyen de revenir
par la fenêtre. Il fallait donc soustraire les objets à son
action délétère, et l'on a construit une première
boîte en cuivre, ce métal se laissant moins pénétrer
que les autres ; dans cette boîte on fait le vide, et l'on dresse
contre tout retour offensif la barrière d'une soudure. Le précieux
objet prend place dans une seconde boîte, que l'on soumet une
opération analogue, en ayant soin que les soudures de l'une
ne fassent pas vis-à-vis aux soudures de l'autre, afin d'éviter
l'action directe de l'air, dans le cas où quelques atomes pousseraient
l'indiscrétion jusqu'à forcer la consigne qui les éloigne.
Notons aussi que les disques sont établis avec des matières
résineuses, et que trop de sécheresse peut leur nuire ;
alors vous devinez l'action bienfaisante que doit exercer sur eux un
séjour prolongé dans les caves de l'Opéra ;
la privation de lumière et d'air contribuera, certes, au bon état
de leur santé. C'est donc ici qu'ils vont reposer pour un siècle.
Entre deux piliers un mur a été construit, et, dans
l'intervalle, des casiers métalliques ont été disposés
de manière à recevoir les caisses de disques à mesure
qu'elles nous parviendront. Car le généreux donateur,
qui a pris à sa charge tous les frais de l'entreprise, ne se
contente pas d'un premier cadeau, il en promet d'autres ; il veut que,
lorsqu'un progrès aura été réalisé,
le témoignage en soit apporté ici, et que ces armoires
se garnissent afin d'aboutir à ces deux résultats pour
nos descendants :
1° Montrer quel était l'un des aspects de la musique du
vingtième siècle, ce que chantaient et comment chantaient
les principaux artistes de notre époque, à l'Opéra
;
2° Montrer quelle aura été la marche ascendante d'une
des inventions les plus géniales de ce temps, en suivant, pour
ainsi dire, pas à pas, ses progrès pendant une centaine
d'années.
Un parchemin spécial donnera, bien entendu, la liste détaillée
de tous les morceaux contenus dans les caisses, et toutes les indications
nécessaires pour mettre en mouvement la machine et ses accessoires,
puisque, au cours d'un si long espace de temps, bien des détails
se verront forcément modifiés, et il importe que les
ouvriers d'alors, munis des outils nouveaux, ne soient pas embarrassés
pour manier ceux que l'âge aura plus ou moins démodés.
A cette liste une autre sera jointe, où se liront les noms de
ceux qui, par leur initiative, par leur aide, par leurs travaux, ont
contribué à la réussite de l'entreprise et en
deviennent les véritables parrains. Alors on remerciera, comme
j'ai l'honneur de remercier ici :
M. Aristide Briand, ministre de l'instruction publique, et M. Dujardin-Beaumetz,
sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts, qui ont bien voulu accorder à l'œuvre
leur haut patronage, et qui se sont fait aujourd'hui représenter
par leurs chefs de cabinet, M. Etienne Port et M. Gabriel Faure ;
M. Adrien Bernheim, commissaire du gouvernement auprès des théâtres
subventionnés, que rien ne laisse indifférent de tout
ce qui touche à la musique et à l'art dramatique ;
M. P. Gailhard, directeur de l'Opéra, assisté de son
sous-directeur, M. P.-V. Gheusi, et de son secrétaire
général, M. Georges Boyer ; je suis personnellement heureux
que cette cérémonie ait eu lieu assez à temps
pour compter encore parmi les actes de sa longue et brillante direction ;
M. Bardy, qui n'a pas craint de braver l'action du temps, et dont les
recherches scientifiques permettent de compter sur la victoire finale
;
M. Cassien Bernard, l'éminent architecte, qui, après
avoir choisi l'emplacement convenable, a disposé la mise en œuvre
et dirigé la partie matérielle de l'opération
;
MM. les membres de la presse, ici présents, qui veulent bien
nous prêter le concours de leur grande et utile publicité ;
Enfin et surtout (n'aurais-je point dû le nommer déjà?)
le sympathique directeur de la Société du Gramophone à Paris,
M. Clark, le promoteur de l'idée, celui qui a conçu ce
noble projet et qui patiemment en a préparé la réalisation.
Grâce à lui, nos descendants éprouveront une émotion
que nous ne connaissons guère, car, le plus souvent, ceux-là vivent
encore dont nous entendons, reproduits par l'appareil gramophonique,
les paroles ou les chants. Mais dans un siècle, tous, nous aurons
disparu. Ce qui fut notre corps et notre esprit ne sera plus qu'une
vague poussière, atome dispersé dans l'infini des mondes
; pourtant l'apparence de la vie que nous avons perdue se retrouvera
dans ces plaques résineuses que chanteront pour nos successeurs.
O merveille ! "Ils entendront parler les morts !"
Telle est la surprise que leur réserve la cérémonie
de ce jour. Ils connaîtront votre nom et votre œuvre, ils
constateront qu'on a travaillé pour eux, et, pendant quelques
instants, vous revivrez dans leur souvenir ; ils vous sauront gré de
votre effort et vous féliciteront, car c'est faire œuvre
belle et bonne que de négliger quelquefois l'intérêt
trop immédiat et d'assurer, en travaillant pour l'avenir, la
marche ininterrompue du progrès.
Charles Malherbe, archiviste à l'Opéra
***
Allocution de M. Adrien Bernheim, commissaire du gouvernement
Votre idée est charmante, Monsieur : Théophile Gautier,
qu'il est bon de relire parfois, écrivait, il y a exactement
soixante ans, dans un de ses feuilletons du
Moniteur : « Un
jour, peut-être, lorsque la critique, perfectionnée par
le progrès universel, aura à sa disposition des moyens
de notation sténographiques pour fixer toutes les nuances du
jeu d'un acteur, n'aura-t-on plus à regretter tout ce génie
dépensé au théâtre en pure perte pour les
absents et la postérité. De même qu'on a forcé la
lumière à moirer d'images une plaque polie, l'on parviendra à faire
recevoir et garder, par une matière plus subtile et plus sensible
encore que l'iode, les ondulations de la sonorité, et à conserver
ainsi l'exécution d'un air de Mario, d'une tirade de Mlle Rachel
ou d'un couplet de Frédéric Lemaître. »
Vous le voyez, Monsieur, vous avez réalisé l'idée
d'un poète exquis et vous avez donné à cette idée
une forme pratique.
En cette admirable bibliothèque de l'Opéra que le regretté Charles
Nuitter a organisée, et qui est devenue un véritable
musée, vous offrez une place d'honneur à ces rouleaux
de cire. Et ces rouleaux, apparemment si fragiles, vont nous permettre – n'y
a-t-il pas là un admirable et effroyable sujet de drame ? – de
garder pieusement et d'entendre – toujours ! – les voix
que nous croyions à jamais éteintes. On ne dira plus
que les rôles s'évanouissent à mesure que leurs
interprètes les jouent ou les chantent. On ne prétendra
plus que l'art du comédien ou du chanteur ne laisse pas plus
de trace que le papillon qui voltige dans l'air ou la barque qui se
promène sur l'eau. Vous rendez ainsi, Monsieur, à l'art
dramatique et musical un inappréciable service, et nous félicitons
tous le directeur de l'Opéra, mon ami M. Gailhard, de vous avoir
aidé à l'accomplissement de vôtre tâche.
Charles Malherbe et Adrien Bernheim, « Nouveaux documents d’histoire
musicale aux archives de l’Opéra », dans
la Revue musicale,
Paris, t. 8, n° 2, mercredi 15 janvier 1908, s. p. [p.12-16] (retranscription
des discours de Charles Malherbe et Adrien Bernheim).