Au cours du mois de juin de l'an 2012, une commission d'historiens
se souviendra d'un legs laissé par le siècle précédent, d'une attention
des Parisiens de 1912 pour ce qui représentait alors l'avenir. Il s'agira
d'exhumer, des sous-sols des bâtiments où se trouva jadis l'Opéra,
des disques phonographiques qui enregistrèrent la voix des comédiens
et des chanteurs célèbres de cette époque. L'Opéra ? Seuls, quelques érudits
sauront ce que représentait, cent ans auparavant, cet édifice, qui
aura reçu une autre destination, celle d'un garage d'aérobus, par exemple,
car aura-t-on pu, dans un quartier devenu excentrique, conserver un
théâtre de luxe ? Le Paris central, le Paris du mouvement, le Paris
mondain, se trouvera alors du côté de Saint-Germain. D'ailleurs, on
aura de la construction des théâtres une tout autre conception pour
la commodité du public et pour les réalisations scéniques. On aura
seulement transporté dans des musées les ouvres d'art qui décoraient
l'Opéra. Il ne sera resté intact, parmi tant de changements, que ce
coin de sous-sols, qu'on aura pris la précaution de "classer", pour
respecter un vou des aïeux.
Les archéologues désignés, suivis des opérateurs des journaux (car il n'y aura
plus de feuilles imprimées, mais les journaux seront parlés, et le problème de
la vision à distance, depuis longtemps résolu, permettra d'envoyer à l'abonné l'image
directe des événements), pénétreront donc dans cette cave, et briseront les scellés.
Sur ces disques, on lira des noms, dont la signification paraîtra assez obscure,
et des discussions s'engageront à leur sujet, car, après cent ans, bien des gloires
seront ternies et bien des confusions risqueront de s'établir : les chanteurs
eux-mêmes n'ont pas l'immortalité certaine. Il y aura là matière à des travaux
savants, et qui ne seront pas sans présenter de sérieuses difficultés. Il ne
sera pas aisé, en effet, de se reporter aux documents d'époque : le papier de
1912 sera tombé, partiellement, au moins, en poussière. Cependant, après ces
commentaires du moment, réservant des solutions délicates, les disques seront
posés sur l'appareil, et l'assistance éprouvera une sorte d'attendrissement,
mêlé de sourires, pour les moyens primitifs employés, dans l'enregistrement de
la voix, par les ancêtres.
— Que voulez-vous ! dira avec indulgence le président de la commission,
ils tâtonnaient. La
science était encore peu avancée.
— Oui, répondra un autre, mais ils avaient quelque prétention en supposant
qu'ils provoqueraient notre admiration.
— Il faut faire la part de l'état de barbarie
où l'on vivait en 1912.
— Chaque époque, hasardera un philosophe, a l'orgueil de se croire la plus
avancée
de toutes. Que cela nous soit, pour nous-mêmes, une leçon ce modestie !
— Soit ! murmurera un critique, mais ces sons nasillards reproduisent de la musique,
et nous offrir ces airs comme des chefs-d'ouvre !...
Le cadeau qui aura été fait par le XXe siècle ne paraîtra peut-être pas bien
brillant à des gens qui se piqueront d'avoir tout transformé, qui vivront dans
des conditions très éloignées des nôtres, qui auront d'autres façons de juger,
de penser, de sentir, qui auront supprimé tous les obstacles auxquels nous nous
heurtons encore, et qui, surtout, auront oublié tout ce qui nous intéresse présentement.
Peut-être seront-ils plus indifférents que nous ne le croyons à ces témoignages
de notre temps. Toutefois, par un certain snobisme, on s'occupera de cette année
1912, on ressuscitera ses modes, et un conférencier élégant (s'il y a encore
des conférenciers) s'amusera à évoquer le tableau de l'existence, telle qu'elle était
alors comprise en ces âges reculés.
Paul Ginisty « La semaine parisienne : Dans cent ans… - A propos
de disques phonographiques. - Le jour de l'échéance. - Paris au
XXIe siècle. - Ce que dira de nous l'avenir.»,
dans le Petit
Parisien, Paris, t. 37, n°13015, lundi 17 juin 1912, p. 1, col.
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