« Monsieur le Ministre, Messieurs,
Sera-t-il permis au gramophone lui-même de prendre ici la parole,
et de remercier en son nom l'éminente assistance, qui a bien voulu
le suivre jusque dans ces catacombes de l'Opéra ? Avant de m'introduire,
pour cent ans au moins, dans l'urne fatale, qui sera fermée sous
vos yeux, je tiens à exprimer une fois encore ma gratitude envers
ce Musée de la Voix, et envers son aimable conservateur, M. Banès.
Ne l'oublions pas, Messieurs, c'est en France que naquit, il y a quelques
années, l'idée d'une bibliothèque phonographique,
idée que toutes les autres nations se sont fait un devoir d'imiter
depuis lors, reconnaissant ainsi l'intérêt scientifique d'une
pareille collection. Et c'est l'Académie Nationale de Musique qui,
avant tout autre, réalisa cet ingénieux projet. N'était-ce
pas légitime ? Où les voix endormies auraient-elles trouvé meilleur
et plus sûr accueil ? Il appartenait au temple de la musique dramatique
française, dont nous saluons ici les grands prêtres MM. Messager
et Broussan, de tenter ce miracle de la durée, de conserver à nos
arrière-petits-fils ce qu'il y a de plus fugitif au monde, ce qui
par excellence n'a ni corps ni durée : la voix humaine.
Comme le peintre, comme l'écrivain et le musicien même, l'artiste
lyrique pourra désormais laisser d'autres témoignages de
son talent que le souvenir d'une réputation périssable.
Cette souveraineté d'un organe précieux, ce charme efficace
du mouvement vibratoire, cette voix enfin, si subtile et si chère,
nous l'aurons sauvée de l'oubli, et le chanteur pourra dire à son
tour :
Non
omnis moriar !
M. le Ministre, en assistant personnellement à cette cérémonie,
vous avez marqué le haut intérêt que vous attachiez à cette œuvre
de survie musicale. Lorsque, dans un siècle, ces disques reverront
le jour, les artistes vous sauront gré d'avoir donné cette
preuve de bienveillante sympathie à leurs grands devanciers de
1912. »
A cette allocution succéda un air de Lohengrin chanté par
Franz, puis un solo de Kubelik dans lequel les harmoniques des cordes
donnèrent l'impression d'un instrument à vent, enfin la
plainte de Dalila soupirée par Mlle Brohly.
Personne n'élève
la voix, le disque seul a la parole. Le moment est solennel. Ligotés
dans des feuilles d'amiante, serrés par les bandelettes funéraires,
une trentaine de phonogrammes attendent l'enfouissement. Là gisent,
en puissance, Chaliapine, Caruso, Amato, le délicieux Reynaldo
Hahn, qui mérite bien de passer à la postérité en
qualité de ténor, Mmes Farrar, de Montalent [sic], Brohly,
Melba etc. Le ministre se lève. Il se découvre et
d'une main ferme appose le cachet que nul ne doit briser avant 2012
! Bruyants et indiscrets, les photographes nous aveuglent de leurs étincelles.