Jeudi, dans un caveau souterrain de l'Opéra, on a procédé pour
la seconde fois à une cérémonie des plus intéressantes.
Il s'agissait, comme en 1907, d'enterrer une série de disques de
gramophones en des urnes scellées qui ne doivent être ouvertes
que passé l'an deux mille. Ces disques, lors de la première
opération, avaient enregistré les voix des chanteurs les
plus célèbres, mais non pas les plus français, entre
autres Tamagno, Caruso, Scotti, Adelina Patti, Melba, Calvé. Cette
fois, ce fut le tour de Caruso, déjà nommé, du ténor
Franz, de Chaliapine, de Campagnola, de Bayle, et de Mmes Bessie Abbott,
Géraldine Farrar, Marcelle Sembrich, Tetrazzini, sans oublier le
délicieux compositeur Reynaldo Hahn et le pianiste Paderewski,
lequel voisinera avec notre Raoul Pugno. On frémit à la
supposition que ces deux virtuoses s'éveillent un jour en la personne
de leurs disques et se lancent un défi pour le championnat du monde
: ce serait à ébranler les souterrains de notre Académie
nationale !
Evidemment, les musicographes de l'avenir trouveront là de précieux
documents sur un art qui, peut-être alors, aura subi de formidables
modifications, et sur des artistes, aujourd'hui fameux, dont le nom
sera depuis beau temps oublié. Mais j'imagine que les privilégiés,
officiels ou autres, qui ont assisté à ce joyeux enterrement,
agrémenté d'un concert phonographique, n'ont pu se défendre
de quelques réflexions amères sur la brièveté de
la vie. Ils me feraient volontiers songer au bonhomme auquel on avait
affirmé que les corbeaux vivaient un siècle. Il courut acheter
un corbeau, installa sa cage sur une table, s'assit devant, et le dessin
qui représente la scène nous le montre la tête entre
ses mains, fixant l'oiseau d'un œil naïf, et murmurant : « Nous
allons bien voir si c'est vrai qu'ils vivent cent ans ! »
André Méjanes, « Le musée de la voix »,
dans le Petit Journal, Paris, t. 50, n° 18069, dimanche
16 juin 1912, p. 1, col. a-b (absence des deux pages dactylographiées
résumant
les 2 cérémonies
annoncées dans la liste précédente).