Les contes de fées adaptés à l'écran

Le conte de fées filmé pose la question du "réalisme" cinématographique. Dans le conte de fées, le merveilleux tire sa force d’un monde mal défini — lieux et corps archétypaux, hors du temps, visages sans traits. L’économie du récit, dans lequel aucune description ne fixe l’imagination, génère d’elle-même mystère et charme. L’écran, lui, est voué à attribuer un certain visage à Barbe-Bleue et aux fées, un style daté aux demeures princières et aux costumes, plus généralement un caractère déterminé aux lieux et aux objets. D’où, par principe, une inévitable "trahison" de l’écran qui donne une forme au merveilleux et à l'imagination.
   

   

Premières fictions "théâtrales"
Dès les débuts du cinéma, Méliès produit plusieurs films adaptés des contes de fées. La féerie y est comme chez elle, avec costumes chatoyants, trucs de machinerie et apothéose finale, les tours de passe-passe du montage en plus.
En 1907-1908, les studios Pathé s’essaient à des fictions plus longues, plus cohérentes qu’auparavant, sans s’émanciper encore des genres anciens. Le succès de La Belle au Bois dormant, "la féerie la plus belle qui ait été faite jusqu’ici", incite Pathé à éditer en quelques mois six belles adaptations de contes français, toutes d’un métrage assez important pour l’époque (un quart d’heure environ).
Dans les années qui suivent, la prédominance du mélodrame réaliste et du film d’aventures modernes entraîne la quasi-éviction du conte de fées des écrans européens après 1914. Hollywood fait exception : Blanche-Neige de J. Searle Dawley inaugure en 1916 une lignée de féeries kitsch destinées à sortir au moment de Noël. Mais la taille du marché américain permet d’amortir de grands films pour enfants dès cette époque. Partout, et notamment en France, l’exigence de vraisemblance a gagné le public populaire. En 1925, la présentation française du Cendrillon de Ludwig Berger est empreinte d’une gêne révélatrice : "Ce n’est pas un conte de fées, mais une merveilleuse histoire d’amour", relève la critique.
   

Le formatage "normatif" de Walt Disney
Le reformatage des contes aux normes du spectacle familial et des valeurs dominantes est de règle chez Walt Disney qui réalise en 1937 le premier long-métrage d’animation de l’histoire : Blanche-Neige et les Sept Nains. Disney y fait de l’éloge des vertus domestiques, repris en 1950 dans Cendrillon : la qualité des héroïnes semble se mesurer à la bonne grâce qu’elles mettent dans les tâches ménagères. Ses dessins animés déploient cependant un riche imaginaire de l’effroi, quand les délires intérieurs ne se contiennent plus et envahissent le monde visible. Blanche-Neige, dans sa fuite éperdue au fond de la forêt, se voit arrêtée, écorchée, épouvantée par une nature étrangère qui la rejette. Dans La Belle au Bois dormant, des décors gothiques ténébreux, très stylisés et sans profondeur ont chassé les habituelles rondeurs de l’univers disneyien : buissons d’épines impénétrables et pignons aigus du château proclament le règne de la fée Maléfique, qu’elle prenne l’aspect d’une femme hiératique ou d’un dragon hérissé.
   

La Belle et la Bête de Jean Cocteau (1945)
A la Libération, Jean Cocteau réalise une splendide adaptation de La Belle et la Bête dans des conditions matérielles extraordinairement précaires malgré les apparences. Le caractère unique de l’œuvre vient de l’union improbable du réalisme, vocation du cinéma, et du merveilleux : château de la Bête, bras candélabres du grand corridor ou cariatides vivantes encadrant la cheminée… La magie propre du film tient à l’union, comme s’ils appartenaient au même univers, du pays ouvert et lumineux de la Belle avec le domaine secret et sombre de la Bête : miracle de la lumière trouvée par Henri Alekan, identique à elle-même en ses variations, miracle aussi des costumes de Christian Bérard qui, se loue Cocteau, "est arrivé à nouer ensemble le style de Ver Meer et celui des illustrations de Gustave Doré dans le grand livre à couverture rouge et or des contes de Perrault".
A contrario, le Barbe-Bleue de Christian-Jaque (1950) apparaît comme une version bon enfant et insipide du conte avec décors proprets et clichés sur le Moyen Âge, malgré l’interprétation haute en couleur de Pierre Brasseur.

  

Peau-d’Âne de Jacques Demy (1970)
Jacques Demy marque sa dette envers Cocteau quand il tourne Peau-d’Âne en 1970. Plusieurs éléments l’évoquent : les statues vivantes, le miroir magique, et bien sûr Jean Marais, en roi veuf tombé amoureux de sa propre fille. Demy rend également hommage au Disney de son enfance. Pour la chanson de la confection du gâteau, il dira s’être souvenu de la scène où Blanche-Neige confectionne une tarte aidée par des oiseaux. Mais, comme dans ses comédies musicales, la forme supposée innocente cache toujours chez lui la lucidité et l’âpreté. Non seulement Demy ne camoufle pas le désir incestueux du roi, transparent chez Perrault, mais sa fille accepterait bien de l’épouser si la fée des Lilas, sa marraine, ne jouait pour elle le rôle d’une censure morale. Quand le roi et la fée refont leur apparition au dénouement, mariés, celle-ci paraît bien s’être souciée comme d’une guigne de Peau-d’Âne pour arriver à ses fins…
Œuvre de télévision, La Barbe-Bleue d’Alain Ferrari est à bien des égards antithétique de Peau-d’Âne. Alors que Demy adopte le premier degré du récit pour enfants, Alain Ferrari renverse complètement le conte de Perrault. Sami Frey incarne un Barbe-Bleue vieillissant, las du sang, qui se marie seulement sur les instances d’une jeune fille désireuse de quitter le foyer parental. Elle (Sabine Haudepin), d’un caractère dominateur plein de sève, semble toute prête à lui succéder dans son œuvre sanguinaire !

  

   

La Belle et la Bête, Peau-d’Âne et La Barbe-Bleue ont pour point commun la maîtrise totale de leur matière première, la réalité, et le refus d’une stratégie illusionniste ou d’effets spéciaux. L’artisanat sublimé du premier, la grammaire naïve du second et la théâtralité autarcique du troisième constituent un lieu hors du monde courant. Ces mises en scène très contrôlées ne cherchent pas à manipuler le public par des effets dramatiques forts comme le suspense ou la surprise — auxquels Disney en revanche recourt volontiers. Dans une position analogue à celle du lecteur des contes de Perrault ou de Grimm, le spectateur est libre de laisser se creuser en lui le pouvoir poétique des images.
  
Parodies cinématographiques
Réconcilier le mode d’expression moderne par excellence avec les contes prend définitivement figure de gageure. Quantité de parodies et de transpositions de notre époque jouent efficacement de cet écart, de Cendrillon de Paris d’Alberto Cavalcanti à Cinderfella de Jerry Lewis en passant par Tex Avery et sa vamp à chaperon rouge, mangeuse de loups comme il y a des mangeuses d’hommes.