Minot Gormezano

Comme une aube…

par Jean-Claude Lemagny

On regarde toujours l’esthétique comme une étude spéciale, alors qu’elle est la clé
des vérités surnaturelles. 
Simone Weil

Le chemin du serpent

L’art est ce qui fait venir la terre et installe un monde.
Heidegger
L’œuvre de Gormezano et Minot est là comme un grand animal vivant. Il a fallu vingt ans pour qu’il se forme. Le grand serpent ondule. Ici rien n’est déduit, rien n’est raisonné. Tout a germé, bourgeonné, cellule après cellule. Être biologique, comme chacun d’entre nous, comme une plante fidèle à sa graine. L’art comme « vie des formes » (Focillon) s’enroule sur soi et avance. Il n’a nul besoin de prétextes car avant l’art il n’y a rien.
La terre est tout ce qui est fermé, opaque, noir et impénétrable. La pensée n’y a pas accès. Le monde au contraire est le transparent, qui se donne clairement et s’institue ordre des choses. Nul ne pourrait vivre dans le sein de la terre sans y périr étouffé. La vie n’est possible que dans un monde respirable, construit. Or l’art participe des deux. Seul il a le pouvoir d’arracher à la terre des germes de naissance et des mottes de présence, et de faire éclore depuis sa profondeur de glaise des fleurs noires qui émergent de la nuit informe. Ainsi, la terre est ce qui se ferme sur soi-même et absorbe toute lumière, mais aussi bien est-elle puissance de fécondité et lieu propice à toutes les éclosions. Si l’art peut « faire venir la terre », c’est aussi qu’il est complicité avec la folie, le monstrueux, la négation.
Mais, son autre face, l’art la tourne en même temps vers le monde. Plutôt, il fait être le monde pour nous, un monde qui n’est pas encore préparé, arrangé, habitué. Un monde au début de lui-même, naissant, s’ouvrant et prenant forme. L’art adossé aux ténèbres de la terre alors donne forme au monde. Il est de la nature de l’aube.
Je ne connais aucune œuvre qui, dans son étendue et sa continuité, s’égale et corresponde si parfaitement à cette définition de l’art par Martin Heidegger. Adéquate non par démonstration et symbolisme, mais par incarnation.
Seul l’art parvient à la hauteur de la philosophie. Ils sont deux sommets égaux et leurs chemins se valent sans pour autant qu’il faille les confondre. Gormezano et Minot ont pris le chemin de l’art et, puisque ce ne peut être un chemin d’idées, ce sera cette fois le chemin du serpent.
 
Gormezano et Minot ont inventé une manière de travailler profondément originale. On pourrait parler d’entraide, de collaboration entre deux individus. Mais il ne s’agit pas de cela, car ici la notion même d’individu est volatilisée. Dans le travail de la création, ils sont un. Minot n’est que corps. Sa vie est celle d’un corps parmi les éléments : boue, rochers, lumière. Gormezano n’a pas de corps. Il est invisible. Il n’est qu’un regard, donc esprit, volonté qui décide de l’instant de l’image. L’un est tout entier où l’autre est aussi. Télescopage de l’âme et du corps, qui fait un vivant. Mais un vivant pour une création. L’artiste, ici, est cette consubstantialité même d’une âme et d’un corps. Sans la pensée regardante de Gormezano, Minot n’est plus rien ; sans la matérialité terreuse de Minot, le regard-pensée de Gormezano n’est que vide. Car il ne s’agit pas de ce qu’ils pensent. Ce que peut penser Minot en évoluant entre les rochers, peu leur importe à l’un et à l’autre. Ce que pense Gormezano en regardant Minot se ramène à la présence de la forme de Minot, incrustée dans la terre ou se découpant sur le ciel : une forme, non une pensée. Démonstration de ce que nous a appris Emmanuel Kant : il n’y a ni concepts ni idées en art. Au même moment, Goya disait : « Je démontrerai qu’il n’y a pas de règle en peinture. »
Démonstration aussi de ce qu’est la photographie. La matière n’y est que trace de la matière, et l’esprit ne se manifeste qu’à travers l’image du concret. La photographie est un art médiatisé. Et Gormezano et Minot se médiatisent l’un l’autre. L’erreur serait de les rattacher à la « photographie mise en scène », qui eut naguère son heure de gloire. Inspirée des arts du spectacle, elle est représentative de cette « société du spectacle », au sens de Guy Debord, où nous vivons. Aucune complaisance envers elle chez Gormezano et Minot. Pas le spectacle, mais la réalité, et même si bien imaginée. Tout ici pulvérise l’enceinte de la comédie sociale, du décor planté par une époque. La nature dans sa pureté s’engouffre ici, ni imitée, ni retaillée. Il y a, comme dans toute œuvre d’art, des cadrages, des perspectives, des choix de lumière et de composition, mais ils manifestent la présence sauvage, l’illimité coulant éternellement afin de nous emporter et non de nous ressembler. Le « ruissellement du dehors éternel » (Blanchot).
La photographie, art en dépassement, donne toujours plus que ce que l’on en attend. C’est elle « qui a vu quelquefois ce que l’homme a cru voir » (Rimbaud). Gormezano et Minot, explorateurs d’étranges pays, ne sont pas de ceux qui viennent raconter leurs aventures. Charnellement, nous vivons avec eux ce qu’ils ont vu, et ainsi qu’ils l’ont vu. Cette expérience participe plus de celle de l’accouchement que de celle du voyage.
Arrimée à l’existence des choses particulières, radicalement « nominaliste », au sens que la philosophie du Moyen Âge donnait à ce mot, la photographie est pourtant beaucoup plus œuvre de l’esprit qu’un autre art. Bien mieux que la peinture elle se construit d’abord dans la tête. Et cet indécidable entre la matérialité de Minot et le pur regard de Gormezano en est une claire manifestation.

Comme un grand serpent, l’œuvre repose en sa tranquillité, parcouru pourtant du frémissement de la vie. Cette vie est celle de la beauté des formes.

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