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Le rouge : c'est le feu et le sang, l'amour et l'enfer

Interview de Michel Pastoureau par Dominique Simonnet* (1/2)

 

Avec lui, on ne fait pas vraiment dans la nuance. Contrairement à ce timoré de bleu, le rouge est une couleur orgueilleuse, pétrie d'ambitions et assoiffée de pouvoir, une couleur qui veut se faire voir et qui est bien décidée à en imposer à toutes les autres. En dépit de cette insolence, son passé, pourtant, n'a pas toujours été glorieux. Il y a une face cachée du rouge, un mauvais rouge (comme on dit d'un mauvais sang) qui a fait des ravages au fil du temps, un méchant héritage plein de violences et de fureurs, de crimes et de péchés. C'est cette double personnalité du rouge que décrit ici l'historien du symbolisme Michel Pastoureau : une identité fascinante, mais brûlante comme les flammes de Satan.

S'il est une couleur qui vaut d'être nommée comme telle, c'est bien elle ! On dirait que le rouge représente à lui seul toutes les autres couleurs, qu'il est la couleur.
Parler de "couleur rouge", c'est presque un pléonasme en effet ! D'ailleurs, certains mots, tels coloratus en latin ou colorado en espagnol, signifient à la fois "rouge" et "coloré". En russe, krasnoï veut dire "rouge" mais aussi "beau" (étymologiquement, la place Rouge est la "belle place"). Dans le système symbolique de l'Antiquité, qui tournait autour de trois pôles, le blanc représentait l'incolore, le noir était grosso modo le sale, et le rouge était la couleur, la seule digne de ce nom. La suprématie du rouge s'est imposée à tout l'Occident.

 

Est-ce tout simplement parce qu'il attire l'œil, d'autant qu'il est peu présent dans la nature ?

On a évidemment mis en valeur ce qui tranchait le plus avec l'environnement. Mais il y a une autre raison : très tôt, on a maîtrisé les pigments rouges et on a pu les utiliser en peinture et en teinture. Dès - 30 000 ans, l'art paléolithique utilise le rouge, obtenu notamment à partir de la terre ocre-rouge : voyez le bestiaire de la grotte Chauvet. Au néolithique, on a exploité la garance, cette herbe aux racines tinctoriales présente sous les climats les plus variés, puis on s'est servi de certains métaux, comme l'oxyde de fer ou le sulfure de mercure… La chimie du rouge a donc été très précoce, et très efficace. D'où le succès de cette couleur.
 

J'imagine alors que, contrairement au bleu dont vous nous avez raconté l'infortune la semaine dernière, le rouge, lui, a un passé plus glorieux.

Oui. Dans l'Antiquité déjà, on l'admire et on lui confie les attributs du pouvoir, c'est-à-dire ceux de la religion et de la guerre. Le dieu Mars, les centurions romains, certains prêtres… tous sont vêtus de rouge. Cette couleur va s'imposer parce qu'elle renvoie à deux éléments, omniprésents dans toute son histoire : le feu et le sang. On peut les considérer soit positivement soit négativement, ce qui nous donne quatre pôles autour desquels le christianisme primitif a formalisé une symbolique si forte qu'elle perdure aujourd'hui. Le rouge feu, c'est la vie, l'Esprit saint de la Pentecôte, les langues de feu régénératrices qui descendent sur les apôtres ; mais c'est aussi la mort, l'enfer, les flammes de Satan qui consument et anéantissent. Le rouge sang, c'est celui versé par le Christ, la force du sauveur qui purifie et sanctifie ; mais c'est aussi la chair souillée, les crimes (de sang), le péché et les impuretés des tabous bibliques.
 
 

Un système plutôt ambivalent…

Tout est ambivalent dans le monde des symboles, et particulièrement des couleurs ! Chacune d'elles se dédouble en deux identités opposées. Ce qui est étonnant, c'est que, sur la longue durée, les deux faces tendent à se confondre. Les tableaux qui représentent la scène du baiser, par exemple, montrent souvent Judas et Jésus comme deux personnages presque identiques, avec les mêmes vêtements, les mêmes couleurs, comme s'ils étaient les deux pôles d'un aimant. Lisez de même l'Ancien Testament : le rouge y est associé tantôt à la faute et à l'interdit, tantôt à la puissance et à l'amour. La dualité symbolique est déjà en place.

C'est surtout aux signes du pouvoir que le rouge va s'identifier.

Certains rouges ! Dans la Rome impériale, celui que l'on fabrique avec la substance colorante du murex, un coquillage rare récolté en Méditerranée, est réservé à l'empereur et aux chefs de guerre. Au Moyen Âge, cette recette de la pourpre romaine s'étant perdue (les gisements de murex sur les côtes de Palestine et d'Égypte sont de plus épuisés), on se rabat sur le kermès, ces œufs de cochenilles qui parasitent les feuilles de chênes.

Il fallait le trouver !

En effet. La récolte est laborieuse et la fabrication très coûteuse. Mais le rouge obtenu est splendide, lumineux, solide. Les seigneurs bénéficient donc toujours d'une couleur de luxe. Les paysans, eux, peuvent recourir à la vulgaire garance, qui donne une teinte moins éclatante. Peu importe si on ne fait pas bien la différence à l'œil nu : l'essentiel est dans la matière et dans le prix. Socialement, il y a rouge et rouge ! D'ailleurs, pour l'œil médiéval, l'éclat d'un objet (son aspect mat ou brillant) prime sur sa coloration : un rouge franc sera perçu comme plus proche d'un bleu lumineux que d'un rouge délavé. Un rouge bien vif est toujours une marque de puissance, chez les laïcs comme chez les ecclésiastiques. A partir des XIIIe et XIVe siècles, le pape, jusque-là voué au blanc, se met au rouge. Les cardinaux, également. Cela signifie que ces considérables personnages sont prêts à verser leur sang pour le Christ… Au même moment, on peint des diables rouges sur les tableaux et, dans les romans, il y a souvent un chevalier démoniaque et rouge, des armoiries à la housse de son cheval, qui défie le héros. On s'accommode très bien de cette ambivalence.
 

Et le Petit Chaperon… rouge qui s'aventure lui aussi dans la forêt du Moyen Âge ? Il entre dans ce jeu de symboles ?

Bien sûr. Dans toutes les versions du conte (la plus ancienne date de l'an mille), la fillette est en rouge. Est-ce parce qu'on habillait ainsi les enfants pour mieux les repérer de loin, comme des historiens l'ont affirmé ? Ou parce que, comme le disent certains textes anciens, l'histoire est située le jour de la Pentecôte et de la fête de l'Esprit saint, dont la couleur liturgique est le rouge ? Ou encore parce que la jeune fille allait se retrouver au lit avec le loup et que le sang allait couler, thèse fournie par des psychanalystes ? Je préfère pour ma part l'explication sémiologique : un enfant rouge porte un petit pot de beurre blanc à une grand-mère habillée de noir... Nous avons là les trois couleurs de base du système ancien. On les retrouve dans d'autres contes : Blanche-Neige reçoit une pomme rouge d'une sorcière noire. Le corbeau noir lâche son fromage - blanc - dont se saisit un renard rouge… C'est toujours le même code symbolique. (suite)
 
* Entretien réalisé pour L'Express et publié dans le numéro du 12 juillet 2004
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